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seul assassiner un grand et vigoureux jeune homme de vingt-huit ans. On avait toujours supposé que Pierre Calas avait été le principal bourreau de son frère et l'on avait compté sur les aveux de son père pour le convaincre. A défaut de cette preuve décisive, il ne put être condamné à mort. Mais on invoquait contre lui un témoignage contradictoire et absurde comme nous en avons tant vu dans la procédure.

Au rez-de-chaussée de la maison des Calas se trouvaient deux boutiques, la leur et celle d'un tailleur nommé Bou. Pendant l'instruction du procès, on fit venir de Montpellier un nommé Cazères, ancien garçon de magasin chez ce tailleur. Il prétendait qu'un jour du mois d'août précédent, la demoiselle Bou, femme du tailleur, entendant sonner la bénédiction, avait donné ordre aux trois garçons de boutique d'aller y assister. Sur quoi Pierre Calas, qui venait d'entrer, lui aurait dit :

« Vous ne pensez qu'à vos bénédictions: on peut se sauver dans les deux religions; deux de mes frères pensent comme moi; si je savois qu'ils voulussent changer, je serois en état de les poignarder, et si j'avois été à la place de mon père, quand Louis se fit catholique, je ne l'aurois pas épargné. »

On vit dans ce témoignage une très-forte présomption contre Pierre Calas, quoiqu'il niât ces propos, et que la femme Bou, ainsi que les deux autres garçons de boutique, Capdeville et Guillaumet, déclarassent tout le récit de Cazères absolument controuvé. Tous les trois offrirent d'en témoigner; l'avocat Sudre, dans son premier Mémoire, publia leurs offres de venir déposer; elles ne furent point acceptées. Les paroles prêtées à Pierre Calas étaient d'ailleurs contradictoires; s'il pensait que l'on peut se sauver dans les deux religions, il n'était pas de ces fanatiques qui punissent une abjuration à coups de couteau. Pourquoi donc eût-il été tenté de poignarder son frère? Pourquoi

avait-il lui-même épargné Louis, s'il blâmait son père de ne pas l'avoir frappé? Et pourquoi vouloir assassiner Marc-Antoine en épargnant Louis?

Cet amas de contradictions, affirmées par un seul témoin et démenties par trois autres, n'en parut pas moins un grave indice. Il est vrai que M. de CassanClairac, qui demanda pour Pierre les galères à perpétuité, fut seul de son avis. Plusieurs opinèrent à l'acquittement; d'autres votèrent le bannissement à vie, et le rapporteur s'étant rendu à cette proposition, ce fut celle qui prévalut. Il fut condamné au bannissement perpétuel hors du royaume, à peine de la vie, condamné, non pour tel ou tel crime déterminé, mais pour les cas résultant du procès, formule trop commode qui motivait une sentence sans dire comment.

Le même rapporteur conclut au bannissement de la veuve Calas et de Lavaysse; les autres juges les mirent hors de cour et de procès. Viguière seule avait trouvé grâce devant le rapporteur, parce qu'elle était bonne catholique; son acquittement fut unanime. Tous trois furent déclarés hors de cour, dépens compensés.

Rien de plus informe et de plus déraisonnable que ce jugement prononcé le 18 mars. On ne se serait pas contenté de bannir Pierre Calas, si l'on avait pu le considérer comme un des assassins de son frère. L'innocence de tous les autres était reconnue. Il restait donc désormais acquis que le père, âgé de soixante-quatre ans, avait seul étranglé son fils, sans que la mère, le frère, ni Lavaysse, ni la servante, qui se trouvaient dans la maison, en eussent connaissance. Évidemment la plupart des juges avaient reconnu leur erreur1.

1. Aussi fit-on circuler l'épigramme suivante :

Nos seigneurs de la cour, par leur second arrêt,

Ceci soit dit sans ironie,

Ont confondu la calomnie

Bien mieux que Paul Rabaut n'a fait.

ECA

OTHE

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ILLUMEA

AN

Ce fut le sentiment général. Le désappointement de ceux des Tou

Le public le comprit et l'on dit très-généralement que si la Cour avait jugé Calas le dernier au lieu de le juger avant tous les autres, il n'aurait pas été condamné.

Les magistrats sentirent eux-mêmes que cet arrêt du 18 mars était la censure de celui du 9. Aussi les plus obstinés s'y opposèrent de toutes leurs forces. Nous lisons dans une lettre de Toulouse fort hostile aux Calas1 que l'arrêt avait été rendu par une majorité de 10 contre 3; que ces 3 étaient le président, le rapporteur et M. de Lasbordes. « Le rapporteur et le président ont été plusieurs jours sans vouloir signer cet arrêt et ils ont même montré assez publiquement leur indignation.

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La sentence prononcée contre Pierre ne fut exécutée que pour la forme, et d'une manière dérisoire; mais il en subit une autre plus dure à laquelle aucun tribunal ne l'avait condamné. Son arrêt d'exil reçut un simulacre d'exécution. Le bourreau conduisit le banni hors de la porte Saint-Michel; mais un prêtre l'accompagnait et le ramena immédiatement en ville par une autre porte, jusqu'au couvent des Jacobins. Le père Bourges, celui même qui avait reçu les dernières paroles du martyr, attendait le fils sur le seuil du couvent et l'y fit entrer en lui disant que s'il pratiquait le culte catholique, sa sentence d'exil resterait comme non avenue. Le faible jeune homme donna dans le piége, se trouva prisonnier, gardé à vue, et ne réussit à s'échapper que le 4 juillet, après quatre mois de captivité.

lousains qui espéraient quatre autres supplices après ceux de Rochette, des trois frères Grenier et de Calas, qu'ils avaient vus en un mois, fut très-vif. Amblard en rendit compte en ces termes à l'intendant de Languedoc : «< Toute la ville crie contre les six juges qui ont formé cet arrêt. Ils prétendent qu'ils se sont déterminés à modifier la peine, parce que le sieur Lavaysse et Calas fils se sont convertis et ont fait leur abjuration (20 mars). » Amblard ajoute que sept juges contre six, majorité insuffisante, avaient voté la mort de Mme Calas, de Pierre et de Lavaysse. (Salvan, p. 115.)

1. Lettre de Couder, Bibliogr., no 21.

Il laissa, pour le père Bourges, cette lettre remarquable:

« Je vous remercie de toutes vos bontés. Je vous ai souvent dit mes doutes et mes peines. Mais je ne vous en ai communiqué qu'une partie. Vous en jugerez par mon évasion. J'ai vécu chez vous dans de si grandes perplexités, que si la grâce de Dieu ne m'eût soutenu, je me serais pendu tout comme mon malheureux frère. »

Il alla rejoindre son frère Donat à Genève. On affirme qu'il avait presque perdu la vue en neuf mois de prison'; le fait n'est pas inexact, mais exagéré. Quant à sa conversion au catholicisme, elle ne dura pas plus que son séjour forcé au couvent.

Nous regrettons de n'avoir aucun détail sur le moment où la malheureuse veuve de Calas sortit seule, avec sa vieille domestique, de cette prison où elle était entrée avec son mari et son fils. Nous trouvons dans des papiers de famille le récit de l'élargissement de Lavaysse, écrit par une de ses nièces.

« Le 20 mars 1762, le dixième jour après l'exécution de l'infortuné Calas, et le surlendemain de celui où, contre toute logique, le Parlement avait ordonné la mise en liberté de ceux qu'il avait déclarés être les complices nécessaires de sa victime, un ami de la famille Lavaysse vint l'engager à couvrir du plus grand mystère l'élargissement du jeune Alexandre Gaubert, de crainte que la populace déjà prévenue ne se p târoic ontre lui aux plus violents excès. Me Jouve, avocat plein d'énergie et de dévoûment répondit, dans le patois alors fort usité : « Non, il faut qu'il sorte au grand jour, sans crainte comme sans jactance, et ce sera moi qui l'accompagnerai avec Senovert (beau-frère de Lavaysse). » Lorsque tous deux entrèrent dans la fatale geôle où le prisonnier était retenu dans le plus rigide secret, il s'évanouit en embrassant son beau-frère. Ce ne fut qu'avec les plus grands ménagements que celui-ci, après lui avoir fait enlever ses fers, le prépara au bonheur de revoir sa famille. L'opération avait été cruelle: mon oncle avait les jambes entièrement gorgées. Il entra dans une chaise à porteurs, y resta, les mains sur ses genoux, une glace étant ouverte; c'était celle que gardait M. Jouve; M. de Sénovert était à l'autre portière. De l'Hôtel-de-Ville jusqu'à la

1. Salvan, p. 116, etc.

rue St-Remesy, une foule immense encombrait le passage; mais les dispositions étaient changées, soit que l'effusion du sang eût assouvi la soif du fanatisme, soit que, repentant, le fanatisme lui-même se fût converti en pitié; chacun félicitait M. de Sénovert, et disait en répandant des larmes : Oh! non, ce jeune homme si beau, si doux, fils d'un homme de bien, n'a pu assassiner son ami. »

Le supplice de Jean Calas, trois semaines après celui de Rochette et des frères De Grenier, le jugement inique des quatre autres accusés, et bientôt après, l'enlèvement des demoiselles Calas, qui furent enfermées dans des couvents par lettres de cachet, jetèrent coup sur coup l'effroi parmi les coreligionnaires de cette famille si cruellement persécutée.

« Il y a un feu terrible à la Tournelle et plusieurs personnes ont été décrétées, disait-on à Toulouse le 13 mars1. »

‹ La terreur des protestants de Toulouse, écrit un de leurs descendants, était telle que le jour de l'exécution de Calas pas une famille protestante n'osa sortir de sa demeure, ni ouvrir les volets de son appartement. On cita à la fois comme un exemple unique de fermeté et d'influence, la conduite que tint le docteur Sol, qui sortit et visita ses malades comme il le faisait tous les jours 2. »>

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Ces craintes trop justifiées produisirent leurs inévitables effets. Non-seulement maintes familles quittèrent Toulouse dès qu'elles purent disposer de leurs biens; non-seulement les Clausade3, les Cazeing' s'établirent à Nîmes; mais Voltaire parle de deux négociants fort riches dont le départ fut pour l'intolérante cité une perte et un châtiment considérable. (Voir Lettres; notre recueil, p. LVI). L'émigration des protestants recommença dans le Languedoc"; des familles entières quittèrent la France pour aller chercher dans les pays protestants

1. Lettre de M. Poirson, citée plus haut.

2. Voy., sur le docteur Sol, les Lettres de la Soeur Fraisse, et la note 20 à la fin du volume.

3. Lettre du 19 mars 1763 à Mme Calas.
4. Lettre à la même du 4 février 1764. (lb.)
5. Voy. Court de Gébelin, Toulousaines.

Coll. de M. Fournier.

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