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les circonstances vulgaires et journalières, au milieu desquelles elles ont été frappées. On a quelque peine à se persuader que des instants si calmes, si doux, aient précédé immédiatement des temps si cruels; il est triste, il est presque effrayant de songer qu'au moment même où l'on y touchait, rien encore ne les faisait pressentir.

C'est sous cette involontaire impression que se trouvent ceux qui connaissent l'histoire de Calas et de sa famille, lorsqu'ils remontent à la date funeste du 13 octobre 1761.

Cette journée, qui commença tous leurs malheurs, allait s'achever au milieu des occupations habituelles du négoce. La boutique d'indiennes de Jean Calas fut fermée à l'heure accoutumée, celle du souper de la famille. La Grand' Rue des Filettiers 1, alors la plus commerçante de Toulouse, ne cessa d'ètre animée par le mouvement et les causeries des marchands et de leurs commis occupés à tout mettre en ordre pour la nuit, ou assis en plein air, devant leur porte, par groupes inėgaux. Ce soir-là, il y avait nombreuse compagnie devant la boutique de la demoiselle Brandelac', à quelques pas de celle des Calas. Plusieurs témoins passèrent devant la maison sans y rien apercevoir d'extraordinaire, sans entendre aucun bruit suspect. L'un d'eux se promenant à la fraîcheur du soir, se trouvait là à huit heures et demie, puis à neuf heures et quart, et il atteste que tout était encore silencieux. Ce fut seulement à neuf heures et demie, ou peu après, qu'il entendit chez les Calas des cris de désespoir. Ces mêmes cris furent entendus par quatorze personnes occupées dans les maisons voisines ou qui se reposaient au dehors; et toutes s'accordent sur le moment fatal, sinon sur les paroles qu'elles

1. Note 1, à la fin du volume.

2. Témoins Gourdin et demoiselle Marseillan.

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3. Le François. Sa déposition est confirmée par celle d'Arnaud Sortal.

avaient cru distinguer. La plupart déclarent que l'on criait: Ah! mon Dieu! et diffèrent seulement sur ce qu'elles ouïrent de plus. Au bruit, la servante de Mme Calas, Jeanne Viguier, ouvrit la fenêtre du premier étage, échangea quelques questions avec d'autres femmes, rentra, et bientôt reparut à la porte en criant: « C'en est fait! il est mort! » ou, selon d'autres et en patois : Ah! moun Diou! l'an tuat! Peu d'instants après, on vit sortir en courant, de la maison, un jeune homme étranger, vêtu d'un habit gris, portant veste et culottes rouges, un tricorne bordé d'or et l'épée au côté. Un autre jeune homme, mais celui-là bien connu du voisinage, Pierre, le troisième fils de M. Calas, sortit aussi à deux reprises et revint d'abord avec Gorsse, le garçon ou élève du chirurgien Camoire, ensuite avec M. Cazeing, négociant comme Calas et son intime ami3, puis enfin avec un homme de loi, le sieur Clausade'.

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Les voisins accoururent de tous côtés. Avant l'arrivée de Gorsse, un ami des jeunes Calas, Antoine Delpech, fils d'un négociant catholique, entra dans la boutique : Marc-Antoine, l'aîné des enfants de Calas, y était étendu sans vie, la tête supportée par des ballots; son père, appuyé sur le comptoir ", se désespérait. Par moments, dit la servante dans sa déposition, «< il se jetait partout, »> et la mère «< moins éplorée, » penchée sur le cadavre, s'efforçait en vain de lui faire avaler un cordial et en mouillait ses tempes. Delpech a déclaré qu'il crut d'abord à un duel. Il pensa que Marc-Antoine, « qui faisait bien des armes,» avait eu affaire avec quelqu'un.

1. Témoin Marie Rey, servante de Ducassou.

2. Témoin Demoiselle Campagnac.

3. Jean-Pierre Cazeing était né en 1696. Son fils Jacques, longtemps connu sous le nom de Cazeing aîné, était très-lié avec les jeunes Calas. 4. Voir sur toutes ces allées et venues les Mémoires de Lavaysse et la Déclaration de Pierre.

5. Lettre de Mme Calas.

6. Témoin Brun.

« Je le tâtonnai, dit-il, sur l'estomac et autres parties de son corps que je trouvai froides, mais sans blessures .» Gorsse, l'élève chirurgien, survint en ce moment et examina le corps; « ayant porté la main sur le cœur, il le trouva, dit-il, froid sur toutes ses parties et sans palpitation. >>

Ces témoignages, qui confirment ce que déclarérent les membres de la famille, sont importants; puisque tout le cadavre et le cœur même étaient froids à neuf heures et demie ou quelques minutes après, les cris que l'on venait d'entendre à l'instant ne pouvaient être ceux du défunt; personne n'ignore qu'il faut quelque temps pour qu'un corps humain perde sa chaleur.

Du reste, Gorsse déclara que le défunt avait péri, pendu ou étranglé.

Clausade 2, l'homme de loi, voyant l'inutilité des secours, conseilla à la famille d'avertir la police «< pour constater la mort de ce jeune homme et obtenir la permission de le faire enterrer. » Lavaysse, l'étranger en habit gris, qui venait de rentrer, s'offrit encore pour cette mission, et courut avec Clausade chercher Me Monyer, assesseur des Capitouls, et leur greffier, Savanier. Quand ils revinrent, une foule agitée se pressait autour de la maison; quarante soldats du guet en gardaient la porte, et l'un des Capitouls, David de Beaudrigue, y était déjà. L'assesseur et le greffier furent reconnus, et on les laissa entrer; mais Lavaysse, qui les suivait, fut repoussé par les soldats; en vain il insista, disant qu'il était l'ami de la maison et qu'il en venait. Il s'écria alors qu'il y avait soupé le soir même. A ce mot, on comprit qu'il pouvait être nécessaire de l'entendre ou même de s'assurer de lui. Il entra, et, dès ce moment,

1. La déposition de Brun (12° témoin), qui était aussi entré dans la maison, atteste le même fait.

2. Lav., 1 et 3.

son sort fut lié à celui des Calas; il partagea pendant quatre années leurs angoisses, leurs humiliations et leurs dangers.

David de Beaudrigue avait été éveillé dans son premier sommeil. Au premier mot que lui dirent deux commerçants du quartier, Borrel et Trubelle, qui l'avertirent chez lui à onze heures et demie, il accourut avec le guet, fit appeler un médecin et deux chirurgiens. Il commença par faire arrêter Pierre Calas qui était resté auprès du corps, attendant la police, tandis que ses parents s'étaient retirés dans leur chambre, à l'étage supérieur.

Pendant ce temps la foule, qui se pressait aux portes, se livrait à d'ardents commentaires sur cette sinistre énigme des cris confus entendus de tout le quartier et le corps inanimé d'un jeune homme de vingt-huit ans trouvé au milieu des siens. Ces commentaires, loin d'être charitables, s'enflammaient de toute la chaleur des haines de religion, encore si vivaces à cette époque dans tout le Midi, et à Toulouse plus que partout ailleurs. Les Calas étaient protestants, et bien connus pour tels; une mort si imprévue et si étrange, arrivée au milieu d'eux, devait paraître un crime à ceux qui regardaient un protestant comme capable de tout; on n'hésita pas à croire, à dire qu'ils avaient assassiné leur fils. Mais pourquoi? quel motif donner à ce meurtre épouvantable, commis par un frère, un père et une mère? Le fanatisme n'alla pas chercher bien loin ses motifs; il les trouva en lui-même : ces Huguenots, s'écria-t-on, ont tué leur fils pour l'empêcher de se faire catholique. Cette hideuse accusation fut lancée du sein de la foule. On n'a jamais pu savoir par quelle voix; mais elle fut avidement reçue et répétée, de bouche en bouche, devenant de plus en plus affirmative. Personne ne l'adopta plus vite ni plus complétement que le Capitoul David. Ce cri anonyme lui parut la voix

de la vérité. Ce soupçon fut pour lui un trait de lumière 1.

Il est peut-être utile de consigner ici une circonstance bien connue des habitants de Toulouse. Les protestants peu nombreux qui habitaient cette ville s'étaient groupés pour la plupart dans les quartiers de la Dalbade et de la Daurade et trouvaient dans leur rapprochement un motif de sécurité relative. Calas, au contraire, était contraint, par la nature de son commerce, à demeurer dans une partie de la ville qui était et qui est encore essentiellement catholique. Il s'y trouvait isolé et entouré de voisins hostiles, sinon à sa personne, au moins à son Église 2.

David omit de décrire l'état des lieux et ne prit pas même la peine de l'examiner; il ne fit pas visiter les endroits de la maison où des assassins auraient pu se cacher, comme le long corridor qui conduit de la rue à la cour; il oublia de constater si ceux qu'il accusait d'avoir étranglé un jeune homme dans la force de l'âge avaient les habits en désordre et portaient les marques d'une lutte sur leur personne; il omit de s'assurer si l'on trouverait dans la chambre du prétendu martyr des livres catholiques ou des objets de piété; il ne conserva pas même les papiers trouvés dans les poches des vêtements et qu'on déclara plus tard être des vers et chansons obscènes. En un mot, sans accomplir une seule des formalités que la loi exigeait, David monta à

1. Si David avait mieux connu les lois qu'il était chargé d'appliquer, il aurait pu se souvenir de ce texte très-précis et plein de sagesse, qui lui prescrivait une conduite tout opposée à celle qu'il a tenue: Vanæ voces populi non sunt audiendæ; nec enim vocibus eorum credi oportet, quando aut noxium crimine absolvi aut innocentem condemnari desiderant. (L. 12. C. de pœnis, lib. 9. tit. XXVII.) Les vains bruits de la foule ne doivent point être écoutés; il ne faut en croire les voix populaires, ni quand elles veulent absoudre un criminel, ni quand elles demandent la condamnation d'un innocent. >>

2. On nous affirme que, de nos jours, à Toulouse, au moment d'acheter un hôtel, une famille protestante dont nous pourrions citer le nom en a été détournée par le caractère ultra-catholique du voisinage.

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