Page images
PDF
EPUB

ciel. Mais le gouvernement n'empêcha nullement, et en cela aussi il eut raison, que la fête ne fût célébrée dans l'intérieur des Églises catholiques de Toulouse. Elle l'a été; on a pu juger par là si le clergé, pour rappeler ici un mot fameux, a oublié et appris ce qu'il aurait pu et dû oublier ou apprendre en trois siècles.

Il y a cent ans, au milieu d'une population si passionnée, dans une ville où les guerres civiles avaient laissé de si vivants souvenirs et dont les magistrats se faisaient une gloire de la persécution, ces manifestations d'une joie cruelle, ces provocations à l'intolérance ne pouvaient s'étaler dans les rues, sans surexciter les esprits. En effet, à Toulouse, l'année 1762 fut occupée tout entière par trois procès pour cause de religion, celui du pasteur Rochette et des frères Grenier, exécutés en février, celui de Calas, roué le 10 mars, et enfin celui de Sirven, qui n'échappa que par la fuite à la mort'.

Jean Calas, sa femme, son fils, Lavaysse, Jeanne Viguier, attendaient leur arrêt, tous cinq sous le poids d'une accusation capitale, au moment où le Parlement fit exécuter François Rochette et trois gentilshommes verriers qui avaient entrepris de l'arracher aux cavaliers de la maréchaussée. Le 19 février, sur la place du Petit-Salin, le dernier des pasteurs martyrs, âgé seulement de vingt-six ans, fut pendu; il portait sur la poitrine un écriteau avec ces mots : Ministre de la R. P. R. (Religion prétendue Réformée). En montant à l'échelle du gibet, il chanta le verset des martyrs huguenots : La voici, l'heureuse journée

Qui répond à notre désir!

Louons Dieu qui nous l'a donnée;
Faisons-en tout notre plaisir.

Grand Dieu, c'est à toi que je crie;
Garde ton Oint et le soutiens!

1. On a prétendu que cette coïncidence n'avait pu avoir aucune influence sur les dispositions du peuple à l'égard de ces cinq victimes, parce que leurs supplices eurent lieu avant la procession. Mais est-il possible de croire que cette attente d'une fête doublement séculaire, ces apprêts

[ocr errors]

Grand Dieu, c'est toi seul que je prie:

Bénis ton peuple et le maintiens!
(Ps. cxvi, 12.)

Les trois gentilshommes furent décapités; le plus jeune se couvrit le visage de ses deux mains pendant le supplice de ses frères; mais quand le bourreau vint à lui, et lui offrit encore une fois la vie s'il voulait se convertir, il lui répondit tranquillement Fais ton devoir, et mit sa tête sur le billot.

Ces exécutions où plusieurs protestants périssaient à la fois n'avaient donc rien d'inouï à Toulouse. Il faudra s'en souvenir quand on verra cinq accusés se défendre contre les soupçons de toute la ville, sous la plus odieuse des imputations, celle d'un parricide inspiré par le fanatisme '.

inusités, commandés un an à l'avance, et enfin les faveurs signalées du Saint-Siége, ne firent aucune impression sur ce peuple ardent qui allait célébrer avec plus d'éclat que jamais sa délivrance de l'hérésie et le triomphe de son Église? Les faits prouvent le contraire.

1. Comme on nous a accusé de rapprocher à tort du supplice de Jean Calas celui des quatre autres victimes immolées à Toulouse quelques jours avant lui, nous citerons la lettre suivante, où l'influence qu'exerça chacun de ces deux procès sur l'autre est attestée par l'autorité elle-même.

Le 28 octobre 1781, le subdélégué Amblard écrivit à son supérieur, M. de St-Priest, intendant du Languedoc :

« Les accusés sont gardés à vue, et personne absolument ne peut leur parler ni les voir. On tient en même temps dans les prisons du Palais le ministre (Rochette) avec plusieurs protestants (les trois frères de Grenier), qui se sont révoltés et qui ont fait sédition dans la généralité de Montauban. Ils sont tous gardés à vue, chargés de fers, et il y a quatre sentinelles depuis la porte de la prison, de cent en cent pas, jusqu'au corps de garde de la place du Salin qui, en cas de besoin, serait assemblé d'un coup de sifflet. Cette garde a été doublée. Ces deux événements, presque à la même époque, ne peuvent que nuire aux accusés respectifs.

« J'ai l'honneur, etc.

« AMBLARD. »

(Cette pièce, qui existe aux Archives départementales de l'Hérault, a été publiée par M. l'abbé Salvan dans son ouvrage destiné à réfuter le nôtre, p. 96.)

Est-il nécessaire de remarquer à quel point ces précautions inusitées et parfaitement inutiles, quoi qu'en ait dit M. de St-Florentin, qui les

Toute cette longue guerre contre l'hérésie a laissé chez ce peuple, essentiellement partisan de la tradition et fier de son passé, des impressions hostiles que rien n'a pu changer; il est arrivé, là comme ailleurs, une chose qui explique bien des craintes et des haines. Toulouse, longtemps foyer brillant de la libre pensée, était devenue depuis 1562 toute catholique ; dès lors, on y avait joui d'un calme relativement trèsgrand. Il était facile aux persécuteurs triomphants de rejeter la faute de ces luttes sanglantes, sur les victimes qu'ils avaient exterminées. Le peuple les crut; et ce fut ainsi que le nom seul d'hérétique souleva, pendant des siècles, en cette ville qui avait tant souffert, les préventions les plus amères et de folles terreurs; or, si quelque chose rend impitoyable et atroce, c'est la peur. J'ai constaté la parfaite exactitude de ce mot d'un biographe de Calas : « La majeure partie de ses concitoyens conservèrent toujours contre sa mémoire des préventions que le temps n'a pas effa

cées'. >>

Il faut bien le reconnaître, depuis les cruautés atroces de la croisade contre les Albigeois jusqu'au hideux massacre du général Ramel en 1815 par les Verdets, l'histoire de Toulouse offre maint exemple du degré d'emportement et de frénésie que peuvent atteindre les passions religieuses ou politiques chez un peuple mobile, plein d'imagination et d'ardeur. Voltaire n'a eu que trop raison de dire : « Cette affaire, ou je suis fort trompé, est un reste de l'esprit des croisades contre les Albigeois. » Et l'on est tenté par moments de s'écrier avec lui: «< Il semble qu'il y ait dans le Languedoc une furie infernale, amenée autrefois par les inquisiteurs

approuve, garde doublée, sentinelles placées de cent pas en cent pas, durent émouvoir une population si facile à agiter?

1. Biographie Toulousaine.

2. Au président de la Marche, 25 avril 1762.

18 COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE, ETC.

à la suite de Simon de Montfort; et depuis ce temps, elle secoue quelquefois son flambeau. >>

Hâtons-nous de le dire, malgré la persistance des préjugés populaires, ce flambeau est éteint. Nous sommes convaincu qu'il ne se rallumera jamais; et c'est à regret que nous avons dû rappeler des souvenirs nėfastes. Mais il nous a paru indispensable de montrer ce qu'était, en 1762, l'esprit du peuple toulousain, avant de raconter le drame sanglant où ce peuple a joué un grand rôle.

[graphic][subsumed][subsumed][merged small][merged small][merged small][merged small]

Il arrive quelquefois qu'un malheur imprévu change en un seul instant, pour ses victimes, la plus paisible sécurité en un long enchaînement de douleurs et de périls. Plus tard il leur paraît étrange de se rappeler, après tant de maux, l'heureuse tranquillité de vie.

« PreviousContinue »