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une qui est un modèle du genre, et qui est plus étrange que d'autres, uniquement en ce qu'elle a été déposée, par un homme sérieux, un prêtre, membre de la savante société de l'Oratoire, entre les mains d'un de ses propres collègues. On ne s'étonnera plus en lisant les vagues déclarations de personnages si graves, des inepties que venaient raconter au tribunal les commères du quartier.

Quelqu'un que je ne puis me rappeler m'a assuré tenir du perruquier (Durand), qui demeure dans la grande rue près de la maison du sieur Calas, que son garçon (Jean Pérès) étant sorti sur la rue avait entendu, ou à peu près, les cris et les plaintes rapportés dans le Monitoire, et je crois qu'il avait vu paraître à la porte dudit sieur Calas un jeune homme ayant l'épée à la main et regardant à droite et à gauche.

Signé: MICAULT DE SOULEVILLE, prêtre de l'Oratoire.

Je soussigné déclare avoir reçu la susdite déposition à Toulouze ce 3 novembre 1761.

Signé EYSSAUTIER, prêtre de l'Oratoire.
Collationné, BARRAU, gret.

On aura remarqué le trait nouveau de l'épée à la main qui ne se trouve qu'ici. Nous avions entendu les voisins de Calas raconter qu'ils avaient vu sortir de la maison un porte-épée, c'est-à-dire, dans le langage populaire de la contrée, un gentilhomme ayant l'épée au côté; et, en effet, Lavaysse, comme tous les hommes. d'une condition un peu relevée, la portait constamment. Il en avait le droit, étant d'une famille légalement anoblie. Mais voici que, de bouche en bouche, cette épée de toilette devient une épée nue; et elle figure, apparemment comme l'insigne de sa profession de bourreau, dans la main de ce jeune homme, qui cependant n'avait pu s'en servir pour étrangler le martyr.

Voilà la déposition du père de Souleville, d'un collègue des Massillon et des Malebranche.

Cette prétendue preuve, tirée des cris entendus dans la rue des Filatiers, ne serait pas encore réduite à toute sa

nullité, si nous ne disions que la servante d'un voisin qui habitait de l'autre côté de la rue, affirmait qu'elle avait entendu crier: On m'assassine! Me Sudre répondit qu'il était impossible à cette distance d'entendre des paroles prononcées, même en criant, dans l'intérieur de la maison Calas, fermée comme elle l'était. Il supplia vainement qu'on en fit l'essai; on ne daigna tenir aucun compte de sa demande.

Un autre fait qu'on allégua contre les accusés, c'est la prétendue impossibilité qu'il y avait à ce que MarcAntoine se fût pendu à la bille de bois, ou billot, posė en travers de la porte. Il fallut bien reconnaître pourtant que ce billot avait été l'instrument de sa mort, car on le retrouva avec la corde à double nœud coulant, et même quelques cheveux du mort y étaient encore attachés. On prétendit alors que ce billot avait dû servir à lui tordre la corde autour du cou pour l'étrangler. Dans un des briefs intendits du procureur du roi, on prétendit établir que la victime avait été couchée ou assise sur deux chaises. Encore une de ces suppositions gratuites que Lagane donnait hardiment pour des réalités. Le contraire fut prouvé par la marque livide que la corde avait laissée sur le cou. Elle eût été à peu près horizontale, s'il y avait eu étranglement, comme on le disait. Au lieu de cela, en arrière des oreilles, elle remontait et se perdait dans les cheveux, comme il devait arriver chez un homme suspendu.

On soutint que la porte était trop basse. Il se trouva, vérification faite, qu'elle était bien plus haute qu'il n'était nécessaire. On prétendit alors qu'elle l'était trop, et que Marc-Antoine n'avait pu se pendre qu'en montant sur une chaise ou sur un escabeau; et l'on opposa aux accusés qu'ils n'avaient point dit qu'il y eût près de là ni escabeau ni chaise. Calas répondit << que dans son trouble, il s'occupa peu d'examiner s'il y en avait

près de la porte; que d'ailleurs il y en avait nombre, de l'un et de l'autre, dans la boutique et dans le magasin, et que Marc-Antoine avait dû le repousser du pied s'il s'en était servi. »

On imagina alors de dire que le billot étant placé sur les deux battants ouverts de la porte, le poids d'un homme les aurait ébranlés, ils se seraient rapprochés et la porte se serait refermée, de sorte que le billot serait tombé à terre; on objecta aussi que, les deux battants étant un peu inclinés, le billot aurait roulé. On l'y replaça, il ne roula nullement, et ne le pouvait, parce qu'il était aplati par un bout. Bien plus, le 14 octobre, devant les soldats de garde, la maison étant ouverte, et quelques curieux y allant et venant, des jeunes gens replacèrent le billot sur les battants et se pendirent à la corde avec les mains; les battants restèrent fermes, et treize longs bouts de ficelle jetés sur l'une des portes, d'où on les prenait quand on en avait besoin, ne furent pas dérangés, tant la porte demeurait immobile. Les soldats racontèrent que déjà ils avaient fait la même expérience, qui d'ailleurs se présentait d'elle-même à l'esprit 1.

Il paraît que ces preuves ébranlèrent un instant la conviction de David. Il mena de nuit un homme que sa profession et le mépris public rendaient indigne de confiance, le bourreau, dans la maison de Calas, et lui demanda s'il était possible de se pendre ainsi. Cet odieux expert répondit que non, soit qu'il voulût complaire à ce puissant personnage qui daignait lui parler et le consulter comme une autorité, soit qu'il ne comprît rien à une pendaison qui n'était nullement conforme aux règles de son métier. Malgré cette sentence, David n'osa se prévaloir ouvertement d'un pareil témoignage, et

1. Tous ces détails sont très-bien racontés et discutés par Sudre (1, p. 45).

les avocats des Calas lui reprochèrent d'y avoir re

couru.

Il reste incontestable que Marc-Antoine a pu monter sur un escabeau entre les deux battants ouverts de la porte, se passer autour du cou en la croisant, la corde, longue de deux pans (seize pouces), faire entrer le billot dans les deux noeuds coulants qui la terminaient, poser les deux bouts de ce billot à droite et à gauche sur les deux battants, puis écarter du pied l'escabeau. Sans doute il a fallu pour cela une résolution froide et trèsarrêtée; mais combien de suicides en offrent des exemples beaucoup plus singuliers! Son habit, plié avec soin sur le comptoir, l'ordre parfait de ses vêtements et de sa chevelure mettent d'ailleurs hors de contestation ce calme affreux du parti pris.

On répond que cette corde qui, en effet, correspondait parfaitement à la raie livide du cou, ce billot où adhéraient quelques cheveux, ont pu être employés par ses parents à le tuer. Mais pourquoi auraient-ils pris ce moyen étrange, compliqué, inexplicable si ce sont cinq assassins qui tuent un seul homme 1? Ce moyen est étrange même pour un suicide, mais s'explique, dans cette seule hypothèse, par la difficulté de se pendre soi-même, en un lieu où rien ne favorisait ce dessein, et par la complication des moyens qu'emploient souvent ceux qui se tuent, pour être sûrs de ne pas se manquer et de ne pas souffrir longtemps. Et l'on ne peut répondre que tout cela a été disposé pour faire croire à un suicide en ce cas on eût trouvé l'escabeau renversé aux pieds du cadavre et les coupables n'auraient pas manqué de le faire remarquer. Pas un n'y songea, et quand l'idée en vint aux magistrats, tant de gens étaient allés dans la boutique et dans le magasin, et avec tant

1. Voir, dans la note 17, l'opinion du fameux chirurgien Louis et d'un autre médecin qui avait étudié les rapports de Lamarque et de ses collègues au point de vue de la science.

de trouble, qu'il fut impossible de dire si un meuble aussi insignifiant s'était trouvé là, renversé ou écarté par le pied du suicide.

Si les Calas ont tué Marc-Antoine, il faudra croire qu'il y a consenti, non-seulement parce qu'on n'entendit aucun cri jusqu'au moment où on le trouva déjà refroidi, mais aussi parce que ni ses habits, ni ses cheveux, ni son corps, ni les leurs, ne laissaient apercevoir aucun désordre, rien qui indiquât la moindre lutte, le moindre effort. Ce dernier fait est très-digne de remarque. Pour peu qu'un homme se débatte contre ses meurtriers, il reçoit ou se fait à lui-même des contusions, des ecchymoses. On ne constata rien de pareil. Quand le corps eut été déposé à l'hôtel de ville, il se trouva une légère égratignure au nez, par suite de quelque inadvertance dans le transport; mais un grand nombre de témoins pouvaient attester qu'elle était survenue depuis la découverte du cadavre.

Dès qu'apparurent les premiers indices de corruption, très-prompts sous ce climat, on voulut en faire des preuves contre les accusés. Ici nous laisserons parler le chirurgien Lamarque, celui même qui concluait de l'autopsie que Marc-Antoine n'avait pas soupé; on retrouvera, dans le fait qu'il raconte, toute l'obstination des Capitouls:

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Le même jour je fus appelé vers les onze heures à la maison de Ville, où MM. Faget, chef du Consistoire, et David, Capitoul, me dirent en propres termes : Comment! Monsieur, vous ne vous êtes pas aperçu que le cadavre avait des meurtrissures sur le corps? On nous a dit qu'il en était tout plein et cependant vous n'en faites pas mention dans votre Relation. Je répondis que nous n'en avions point trouvé. Je me transportai de suite à la chambre de torture où on avait transporté Calas; je l'examine, je reviens au Consistoire et je rapporte à ces messieurs que ce qu'on voyait actuellement sur le corps de Calas n'étaient pas des meurtrissures, qu'à la vérité le cadavre avait actuellement en partie les épaules, les jambes, etc., de couleur violette, mais que cela ne venait que de la situation du cadavre'.

1. Lettre de Lamarque (Bibliographie, no 30).

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