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affaires d'intérêt particulier; le second, au contraire, dit que son arrivée à la Basse-Terre était concertée avec le gouverneur, dont le dessein était de revenir bientôt en cette ville.

Quoi qu'il en soit, M. de Clugny. ne tarda pas en effet à y reparaître. Sa présence fut précédée de quelques troubles, excités, selon la municipalité de la Basse-Terre, par les officiers et sousofficiers du régiment de la Guadeloupe, qui répandus tumultueusement dans la ville, armés de sabres et de bâtons, provoquaient les citoyens et les insultaient de la manière la plus outrageante.

Si l'on en croit encore les députés extraordinaires de la Basse-Terre, ce fut au milieu de cette fermentation que M. de Clugny rentra en triomphe dans la ville, environné d'un cortège d'hommes portant les sabres nus et précédé de ces cris: Vive Clugny! vive l'aristocratie! La frégate la Calipso, accompagnée de la Didon, vint alors mouiller de nouveau sur la rade. Elles débarquèrent une partie de leurs équipages, et les rues furent couvertes de soldats de terre et de mer qui se livrèrent à toutes sortes de désordres.

La municipalité, voyant la consternation dont étaient frappés tous les esprits, chercha les moyens d'y remédier. Elle crut devoir s'aboucher avec le gouverneur; en conséquence, le maire fut député vers lui. Là, il apprend de M. de Clugny que la garde nationale de la ville est regardée d'un mauvais œil, que si l'on veut obtenir le retour de la paix, il faut la licencier. La municipalité est instruite de ce vœu du gouverneur, ainsi que la garde nationale, et ces deux corps se rendent, pour la tranquillité publique, à ce qu'on exige d'eux.

M. de Clugny instruit alors les commissaires civils de ce licenciement. « Je ne puis trop donner d'éloges, dit-il, à la conduite que la municipalité a tenue dans cette circonstance, en adoptant sans discussion les principes de l'invitation que je lui ai faite; la tranquillité et la paix règnent aujourd'hui dans la ville. » Il est à remarquer qu'au même instant qu'il écrivait ces lignes, il faisait passer aux mêmes commissaires civils un mémoire dans lequel quelques citoyens demandaient avec chaleur l'anéantissement de la municipalité, afin de pouvoir en acculer les membres devant les tribunaux.

C'est encore dans ce même moment que le gouverneur leur annonçait que l'assemblée coloniale venait de suspendre ses séances jusqu'à l'arrivée des instructions de l'Assemblée nationale, et leur demandait instamment la suspension des municipalités.

Surpris de recevoir une semblable proposition de la part de M. de Clugny, qui peu de temps auparavant s'était opposé avec tant de force à la suspension de l'assemblée coloniale et des municipalités, ils crurent voir dans cette demande quelques pièges, quelques desseins secrets de compromettre la commission ou de la rende odieuse aux municipalités; ils s'y refu sèrent, et il paraît que ce refus déconcerta les plans formes; car on vit bientôt, sous le plus frivole prétexte, l'assemblée coloniale se réformer et reprendre ses séances.

On conçoit sans peine que tout cet appareil de guerre et ce triomphe réel ou imaginaire sur les citoyens de la Basse-Terre durent considérablement rehausser le courage et la fierté de la soldatesque soi-disant triomphante; voici quels

furent bientôt après les effets de cet esprit militaire.

Il n'existait alors du régiment de la Guadeloupe que les officiers et sous-officiers, et ce corps était vulgairement appelé par les citoyens le noyau du régiment. Un jour M. Dubarrail, officier de ce régiment, comme il passait dans la rue, voit tomber à ses pieds, d'une fenêtre, un noyau de mangol, fruit du pays, et entend en même temps prononcer ces mots : «< Ah! le f... tu noyau. » Il prend ce propos pour une injure, pour une allusion insultante.

Il entre dans la maison d'où partait le noyau; il trouve à table quelques particuliers, auxquels il demande l'explication du noyau jeté et du propos tenu. Le sieur Parent, un des convives, lui répond que c'est lui qui a jeté le noyau, et qu'il avait eu d'autant moins l'intention de l'insulter, qu'il était à table et qu'il ne le voyait pas. Cette réponse, loin de calmer le sieur Dubarrail, semble l'irriter davantage; il sort fort en colère, porte ses plaintes au commandant de la place qui les transmet à la municipalité; celle-ci prend des informations, d'après lesquelles elle renvoie les accusés.

Alors grands murmures dans le régiment, on accuse la municipalité d'un déni de justice, et l'on se prépare à la vengeance; plusieurs sousofficiers courent les rues en pelotons, armés de sabres et de bâtons; ils aperçoivent le sieur Parent dans une maison, ils l'appellent; à son refus de sortir, ils entrent, le poursuivent, le frappent à coups de plat de sabre; il saute par la fenêtre, se casse la jambe et, baigné dans son sang, il est assailli par d'autres sous-officiers qui l'assomment à coups de plat de sabre. Il meurt enfin quelques jours après de ses bles

sures.

Le lendemain, autre événement produit par les mêmes causes. Un sieur Negré, marchand, est attaqué, maltraité dans sa maison à coups de sabre par des sous-officiers du régiment de la Guadeloupe; il tire pour sa défense deux coups de pistolet, qui cependant ne blessent personne. Sur le bruit qui se répand de cette scène, la municipalité met le sieur Negré en état d'arrestation, et renvoie encore cette affaire au pouvoir judiciaire. Mais tous ces renvois étaient inutiles, aucune de ces affaires n'y a été poursuivie, excepté cependant la dernière; vous en sentirez facilement la raison. Ce citoyen était coupable d'avoir tiré deux coups de pistolet, et il paraissait avantageux que cette instruction précédât toutes les autres. Cependant, les informations sur cette même affaire n'ayant pas répondu, sans doute, aux espérances qu'on avait conçues. le procureur du roi se hâta d'appeler les premiers décrets du conseil, qui déclara la procédure nulle, sous le vain prétexte que la municipalité avait fait des informations. Telles furent, Messieurs, quelques-uns des résultats du système adopté par M. de Clugny.

Tandis que tous ces événements se passaient à la Guadeloupe; tandis que par une suite du même système M. de Clugny autorisait, pour consolider, disait-il, la paix, certaines fédérations, dont vous verrez bientôt quel était le véritable but; tandis que l'assemblée coloniale, présidée pour la plupart du temps par un neveu de M. le gouverneur, s'arrogeait le droit de demander à la barre, d'inquiéter et finalement de casser proprio jure et sans autre forme de procès la municipalité de la Basse-Terre; tandis enfin qu'un des partis exaltait jusqu'aux cieux

les talents et les vertus de M. de Clugny, et que l'autre maudissait secrètement son despotisme et frémissait de voir incessamment s'effectuer les proscriptions qui leur étaient trop clairement annoncées par les statuts mêmes de la fédération formée à Sainte-Anne, et dont il circulait déjà des listes, les commissaires civils, occupés alors à la Martinique à concilier d'autres différents, croyaient, sur la foi des relations de M. de Clugny, que tout était à la Guadeloupe dans le meilleur ordre possible. Quelle fut leur surprise lorsque, par l'envoi que leur fit la municipalité de la Basse-Terre d'une copie de ses procès-verbaux, ils apprirent quel était le véritable état de choses! Ils prirent aussitôt le parti de se transporter eux-mêmes à la Guadeloupe; et c'est ici, Messieurs, que commence à s'établir, comme je l'ai dit ci-dessus, la lutte entre l'autorité des commissaires civils, et celle du gouverneur et de l'assemblée coloniale de la Guadeloupe. Cette lutte a roulé, en ce qui concerne M. de Clugny et ses adhérents, sur trois principaux points, auxquels nous en ajouterons un quatrième relatif au seul M. de Béhague. J'appelle donc votre attention, Messieurs, sur les quatre faits suivants : 1° la formation des fédérations partielles dans la colonie; 2o la cassation illégale de la municipalité de la Basse-Terre; 3o la désobéissance formelle de MM. de Clugny et Darrot à la réquisition des commissaires civils, désobéissance secondée et soutenue par M. de Béhague, ce qui ne laisse aucun lieu de douter qu'il n'existât une coalition formée entre ces officiers militaires; 4° enfin la déportation sans jugement d'un grand nombre de citoyens, ordonnée et exécutée par M. de Béhague. Ces quatre articles, qui forment la suite de ce rapport, sont les bases principales du projet de décret que votre comité compte vous proposer; il est nécessaire de reprendre pour quelques instants le fil historique.

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Partis de la Martinique le 23 août 1791, MM. Lacoste, Magnytot, Linger et Montdenoix, arrivérent le 25 à la Basse-Terre. A peine débarqués, disent-ils dans la lettre que nous avons déjà citée, nous reconnùmes que notre présence faisait une impression bien différente sur les individus. D'un côté, la joie était peinte sur les visages, et nous ne tardâmes pas à apprendre que les citoyens de la ville s'attendaient ce jour-là même à voir exercer contre eux des proscriptions, dont notre arrivée les préservait; de l'autre on nous regardait avec une sorte de dépit et d'inquiétude, soit que les projets se trouvassent en effet déconcertés par notre arrivée, soit que cette situation d'esprit fùt l'effet des préventions qu'on avait eu soin de semer contre nous. Ces préventions étaient, du moins en partie, l'ouvrage de M. de Béhague. Il circulait déjà dans la colonie une copie, signée de lui, des procès-verbaux de la municipalité de la Basse-Terre, que nous lui avions communiqués et des observations que nous lui avions faites relativement au régiment de la Guadeloupe. L'on avait répandu que nous avions requis le renvoi de ce régiment en France, lorsque nous avions seulement mis en question s'il ne conviendrait pas de l'envoyer en garnison dans quelque autre point de la colonie. M. de Behague a prétendu couvrir l'envoi de ces pièces et de nos observations, en disant que nous ne lui en avions pas demandé le secret, comme si nos communications avec lui pour affaires communes n'étaient toutes pas confidentielles. C'est à cette

indiscrétion, pour ne rien dire de plus, que l'on doit attribuer les tracasseries sans fin que nous avons essuyées de la part de l'assemblée coloniale, que nous trouvâmes à notre arrivée réunie, quoique M. de Clugny nous eût marqué quelque temps auparavant qu'elle s'était suspendue jusqu'à l'arrivée des instructions promises de l'Assemblée nationale. Le prétexte de cette réunion était la nouvelle du départ du roi, bien que celle de son retour à Paris fût parvenue dans le même temps.

Vous remarquerez, Messieurs, ce trait de M. de Béhague; sachant bien que MM. les commissaires partaient exprès pour rectifier ce qu'ils apercevaient de vicieux et d'illégal dans l'administration de M. de Clugny; ayant reçu d'eux la communication officielle des réclamations de ceux qui avaient véritablement à s'en plaindre, M. de Béhague, au mépris de la bonne foi, au mépris de son devoir, communique ces pièces à M. Clugny lui-même, à l'assemblée coloniale, au régiment de la Guadeloupe, n'était-ce pas contribuer merveilleusement au succès des opérations projetées par les commissaires civils? n'était-ce pas, surtout préparer à leur mission un accueil bien favorable? et la partialité de M. de Béhague, et la coalition dont nous avons parlé, ne sont-elles pas déjà suffisamment visibles?

Le premier objet dont s'occupèrent les commissaires civils en arrivant à la Guadeloupe fut la formation des fédérations partielles. Il s'en était formé une à la paroisse de Sainte-Anne, ensuite une autre à la Basse-Terre. La première avait été suivie le jour même d'une proscription lancée contre un grand nombre de citoyens, ce qui est constaté par les plaintes des victimes.

Nous allons rapporter ici quelques articles fondamentaux des statuts de ces fédérations.

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« Il y aura (y était-il dit) une fédération générale de tous les bons citoyens des deux paroisses de la Basse-Terre. Les citoyens à qui l'on peut avoir quelques torts graves à reprocher n'y seront point admis. Personne ne pourra être forcé à prêter et signer le serment, mais ceux qui le refuseront seront considérés comme gens suspects sur la conduite desquels, les fédérés devront sans cesse avoir les yeux ouverts. Après la fédération effective, il sera avisé au moyen d'expulser, tant de la Basse-Terre que de la colonie, les gens qui seront reconnus dangereux et perIl sera nommé quatre commissaires qui, (entre autres fonctions) seront chargés de prendre connaissance de toutes les infractions au serment qui pourront être commises par les fédérés, etc. ».

turbateurs.

Un règlement aussi monstrueux, aussi inquisitorial, formé d'énonciations aussi vagues, qui ouvrait un champ, si vaste à l'arbitraire, aux vengeances particulières et conséquemment aux désordres; cet acte, par lequel une association d'hommes armés s'arrogeait le droit de prononcer sans appel: tels sont bons, tels sont mauvais citoyens, et de les expulser sans autres formes de procès; cet acte avait été, Messieurs, aussi bien que celui de la fédération de SainteAnne, revêtu de l'autorisation de l'assemblée coloniale et de la signature de M. le gouverneur. A la nouvelle de la première fédération, les commissaires civils s'étaient hâtés de representer à M. de Clugny, l'irrégularité et les dangers de telles corporations, le pressant, sous sa responsabilité, de les faire disparaitre : Sa réponse fut tranquillisante; il leur marqua qu'il ne don

nerait certainement son adhésion à rien qui pût être inconstitutionnel, ajoutant que l'assemblée coloniale, également persuadée que les fédérations particulières seraient dangereuses, avait arrêté qu'il serait fait le 15 septembre une fédération générale avec des statuts absolument différents. En effet, cet arrêt parut dans le même instant. Les commissaires du roi étaient donc restés convaincus que les fédérations particulières allaient se trouver fondues dans la fédération générale qui, dans le mode adopté, ne leur avait paru susceptible d'aucun inconvénient; mais ils furent trompés dans leur attente. Peu de jours après, un nouvel arrêté de l'assemblée coloniale fut signifié à la municipalité de la Basse-Terre, par lequel l'assemblée, dérogeant à divers articles de celui qu'elle venait de prendre relativement à la fédération générale, maintenait du moins implicitement, les fédérations particulières et cet arrêté nouveau, M. le gouverneur l'avait également approuvé, au mépris des assurances contraires et récentes qu'ils avait données à MM. les commissaires civils.

Cependant une fédération générale eut lieu, mais ce fut un nouveau sujet de troubles dans la colonie. La compagnie des grenadiers du 2o bataillon du 14° régiment, députa à cette cérémonie; mais voyant que le serment n'était pas le même que celui prêté en France, ses députés refusèrent de signer le procès-verbal. Il est intéressant de vous rappeler la formule de ce serment, il était conçu en ces termes :

« Nous jurons de nous soumettre à la loi et d'obéir aux organes légitimes de la loi; nous jurons d'accepter et de faire accepter la Constitution décrétée par la nation pour les colonies, sauf le droit de représentation acquis à tous les Français sur la nouvelle Constitution de la France: nous jurons d'employer tous nos moyens, pour faire cesser les troubles qui ont désolé et qui désolent encore la colonie, et particulièrement la paroisse de Sainte-Anne: nous jurons dès que le calme sera rétabli, de le maintenir de toutes nos forces; nous jurons de repousser de notre sein tout pertubateur du repos public; nous jurons d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur la conduite de tous les citoyens de la paroisse, notamment de ceux qui refuseront de prêter le serment, et de les dénoncer en cas de délit à qui il appartiendra; nous jurons de secourir de toutes nos facultés et au péril de notre vie tous les bons citoyens; nous jurons de sacrifier notre façon de penser particulière à l'opinion générale et de nous dépouiller de tout esprit de parti; nous jurons d'être fidèles à la fédération qui vient d'être arrêtée, et de nous soumettre, en cas d'infraction à notre serment, à toutes les peines ci-dessus exprimées.

Après avoir refusé de prêter un serment pareil, ces soldats retournèrent à leurs casernes, y arborèrent le pavillon tricolore; et cette démarche occasionna dans la ville de la Pointe-àPitre une grande fermentation. Les officiers du corps, les officiers municipaux se portent aux casernes et demandent que le pavillon soit abaissé. Les soldats s'y refusent; alors le gouverneur, le commandant en second, l'aide-major, les officiers du régiment, les membres de l'assemblée coloniale et un grand nombre de citoyens s'y rendent, abaissent eux-mêmes le pavillon, désarment les soldats et les conduisent en prison; cette expédition fut suivie de l'arrestation de 4 citoyens, les sieurs Morel, Cons

tadet, Serres et Garcis; revenons aux opérations des commissaires civils.

Les confidences de M. de Béhague, secondées de toute l'influence du gouverneur de la Guadeloupe, ne devaient pas rester sans effet sur l'assemblée coloniale. Il est peu de personnes entre vous, Messieurs, qui n'ait pu remarquer, parmi une certaine classe de nos français américains, cette disposition maligne, qui tend sans cesse à dénigrer l'homme le plus irréprochable, lors même qu'il est revêtu d'un caractère public, s'il n'a pas le bonheur de leur plaire, ou la faiblesse de se ranger dans leur parti. On peut donc croire sur leurs paroles Messieurs les commissaires, lorsqu'ils se plaignent de pièges à eux tendus, de fausses imputations, de calomnies inventées et accréditées pour les perdre dans l'opinion publique. A l'assemblée coloniale, chacune de leurs actions, disent-ils, était dénoncée comme un attentat, une conspiration ouverte, et eux-mêmes, comme des ennemis déclarés de la colonie. Les motions se succédaient tantôt pour les mander à la barre, tantôt pour les renvoyer en France; on discutait leurs pouvoirs, ou plutôt on affirmait qu'ils n'en avaient aucuns; on répandait avec profusion dans la colonie des pamphlets pour accréditer cette opinion; enfin tous les moyens, toutes les manoeuvres étaient employées pour dégrader et avilir la commission.

Comme cet esprit de tracasseries et de provocations s'accorde parfaitement avec les faits, tant antérieurs que subséquents, et avec le style des lettres de l'assemblée coloniale, il n'est aucune raison de révoquer en doute ces assertions de MM. les commissaires civils.

Au surplus, l'examen de tous ces faits, quoique propre à jeter du jour sur les principaux objets en question, nous entraînerait dans de trop longs détails. Je ne ferai même qu'énoncer les interminables débats que MM. les commissaires eurent à soutenir contre l'assemblée coloniale, relativement au sieur Maffe dont nous avons déjà parlé, et qui trouvant, dans M. de Clugny et dans l'assemblée, l'opposition la plus opiniatre à son admission, quoique la moins motivée, prit lui-même le parti, pour mettre fin aux débats, de renoncer volontairement à la place d'ordonnateur qui lui était légitimement dévolue et de quitter la Guadeloupe : J'observerai seulement à cette occasion, qu'au moment du départ du sieur Maffe, l'assemblée coloniale, par une bizarrerie fort étrange, consentit à lui donner, et lui donna un certificat, en forme de lettre à MM. les commissaires, par lequel il a reconnu que M. Maffe était un homme de probité, et qu'elle n'avait aucun grief à alléguer contre lui.

Je ne vous parlerai encore que très succinctement, Messieurs, d'un diner auquel Messieurs les commissaires civils furent invités chez M. le gouverneur avec 30 membres, leur avait-on dit de l'assemblée coloniale, mais ou la compagnie fut beaucoup moins rombreuse, attendu qu'à l'instant de se mettre à table, deux commissaires de l'assemblée apportèrent un décret de circonstance, qui défendait aux 30 convives de diner avec les commissaires du roi; les 30 couverts furent donc enlevés, et cette farce puérile, scandaleuse, fut répétée le lendemain, avec les mêmes particularités chez M. Darrot, commandant en second; ce trait quoique minutieux, peut servir à éclairer l'Assemblée nationale sur le genre d'esprit dont tous ces hommes étaient animés.

Passons maintenant au second fait principal, c'est-à-dire à l'examen de l'acte par lequel l'assemblée coloniale de la Guadeloupe, poussée par des motifs qu'on ne trouve nulle part bien énoncés, et qu'au surplus il serait inutile d'examiner, après avoir mandé à la barre les officiers municipaux de la Basse-Terre, après leur avoir fait entre autres reproches, celui d'avoir correspondu avec les commissaires civils, après avoir envoyé pour compulser les registres de la municipalité, des commissaires qui, au lieu d'un compulsoire, enlevèrent ces pièces; cette assemblée, dis-je, s'était permis de casser la municipalité de la Basse-Terre, avec les qualifications les plus odieuses, ainsi que le conseil de la commune, de déclarer les officiers municipaux incapables de remplir aucune fonction publique, pendant l'espace de 5 ans et d'ordonner la formation d'une municipalité nouvelle. En vain les commissaires civils représentèrent à l'assemblée qu'elle excédait ses pouvoirs, que nul ne peut être destitué que pour forfaiture jugée; que la cassation imprime sur ceux sur qui elle porte une tache, une sorte de flétrissure qui sont hors des pouvoirs de l'assemblée coloniale; que le peuple ne peut être dépouillé de son droit d'élection et de ses effets; que le pouvoir exécutif suprême n'a lui-même, en pareil cas, que le droit de suspendre. Tous ces principes, présentés avec autant de sagesse que de circonspection, furent à l'instant écartés et dissipés par un souffle de l'assemblée coloniale, qui venait de se déclarer, Assemblée législative provisoire: titre nouveau qui avait succédé immédiatement à celui d'assemblée coloniale incompétente.

Tant d'inconséquences ne lassaient pas la patience des commissaires du roi; ils n'avaient cessé d'opposer, ce qui se voit dans leur correspondance la modération à l'aigreur, le sangfroid à l'impétuosité, le langage de la raison à la turbulence des passions (1) cependant ils n'étaient pas insensibles, ils ne devaient pas l'être, aux efforts qu'on avait fait pour leur ôter la confiance et le respect, aux atteintes nombreuses portées aux pouvoirs qui leur étaient confiés, aux insultes faites au caractère dont ils étaient revêtus, et surtout aux infractions multipliées de la loi, dont ils avaient été les témoins. Jusques alors ils avaient toujours été retenus par le fantôme qu'on leur plaçait sans cesse devant les yeux gardez-vous, leur disait-on, de prendre telle ou telle mesure, ou tout est perdu: indiquer à des hommes qui paraissaient disposés à la paix la loi qu'ils devaient suivre, c'était vouloir le désordre universel; oser rappeler l'assemblée coloniale aux principes constitutionnels, c'était vouloir l'anarchie; oser contrarier les vues de M. le gouverneur, c'était vouloir l'incendie.

Cependant MM. les commissaires du roi prirent la résolution d'essayer, à la fin, si, après avoir été si longtemps maitrisés, il était impossible d'espérer que la loi dont ils étaient les organes, fut maîtresse à son tour. Ils préparèrent à cet effet une proclamation que l'on pourrait citer comme un modèle de modération et d'aménité, mais aussi de solidité dans les principes et de fermeté dans les déterminations. Il est nécessaire de vous lire ici, Messieurs, cette proclamation tout en

(1) Pour en convaincre l'Assemblée nationale, il suffira de lui mettre sous les yeux les lettres des 7 et 9 octobre 1791, imprimées à la fin du rapport.

tière (1)... Qui pourrait s'imaginer, Messieurs, qu'une pièce si pleine de raison écrite en termes si mesurés, dut produire, ainsi que quelques personnes l'ont alors prétendu, un bouleversement général dans la colonie? Quels motifs ont pu porter M. de Clugny à opposer la résistance la plus opiniâtre à la publication de cet écrit? Cet énigme va vous être expliqué par un seul mot: cette proclamation, par cela même qu'elle était douce, sage et raisonnée, devait nécessairement porter une atteinte mortifiante à la vanité

du gouverneur. Elle pouvait en un instant rallier autour des commissaires, tous les esprits qu'il avait su pendant si longtemps en éloigner par ses intrigues. C'était, pour ainsi dire, un combat à mort entre les données vagues de la présomption et de l'habitude du pouvoir arbitraire, et la tenue invariable et sûre des principes et de la raison. Aussi la sensibilité du gouverneur, qui, par une suite de ses correspondances secrètes, connut la proclamation même avant l'impression, en fut-elle vivement affectée, ainsi que celle de ses amis de l'assemblée coloniale. Aussitôt vives alarmes de la part des fédérés, représentations plus vives encore de la part du gouverneur; à l'entendre, tous les maux à la fois devaient fondre sur la colonie, si la publication avait lieu. Suffisamment aguerris contre ces terreurs, MM. les commissaires persistèrent dans leur résolution et le requirent, dès le même soir, de faire afficher et d'envoyer à toutes les municipalités de l'île, leur proclamation. Cette réquisition lui fut remise par MM. Linger et Montdenoix.

Ici, Messieurs, la scène change pour quelques instants; on remarquera que jusqu'à cette époque les 4 commissaires avaient agi en commun : mais des troubles survenus à Sainte-Lucie, leur ayant été dénoncés par M. de Béhague et par un député de l'assemblée coloniale de la Guadeloupe, il fut décidé que MM. Linger et Montdenoix s'y transporteraient, et arrêté, conformément à leurs instructions, qu'ils réuniraient à Sainte-Lucie la plénitude des pouvoirs de la commission, tandis que MM. Lacoste et Magnytot resteraient à la Guadeloupe pour y exercer les mêmes pouvoirs; on verra dans la suite quel a été l'effet ultérieur de cette séparation.

Restés seuls à la Guadeloupe, MM. Lacoste et Magnytot, ne perdirent pas de vue la réquisition faite à M. de Clugny, et même jugèrent à propos de la renouveler à l'occasion des représentations nouvelles qui leur furent faites par le gouverneur. Mais en ce moment, disent-ils, un grand mouvement s'élève encore parmi les fédérés, des émissaires sont envoyés dans tous les quartiers de l'lle pour y jeter l'alarme. Une descente à la Basse-Terre de 1,500 habitants est annoncée pour réduire cette ville, qui cependant était parfaitement tranquille; des avis leur sont secrètement donnés pendant la nuit, sous le masque de la bienveillance, sur les dangers qui les menacent, s'ils ne se hâtent pas de retirer cette proclamation. Pour accréditer l'idée de ces dangers, les principaux fédérés envoyent à la campagne leurs femmes et leurs enfants; enfin, M. de Clugny, qui plus d'une fois menace les commissaires du roi de donner sa démission, voyant tous ses manèges sans succès, la donne en effet, leur déclarant par une lettre qu'il cesse ses fonctions de

(1) Lire ici la proclamation V à la fin du rapport.

gouverneur, plutôt que d'ordonner la publication de leur proclamation.

Cependant il était instant que cette proclamation tant calomniée devint publique, soit pour en faire connaître les dispositions aux habitants de la campagne qu'on s'efforçait d'égarer, soit pour calmer les inquiétudes des citoyens de la Basse-Terre, sans cesse effrayés par la menace d'une descente de colons. M. de Clugny ayant abdiqué le gouvernement, les commissaires furent contraints de diriger leur réquisition vers M. Darrot, commandant en second, qui, après leur avoir fait aussi ses représentations, leur exprime également la résolution formelle d'imiter M. de Clugny, et d'abdiquer plutôt que d'obéir à la réquisition des commissaires.

Dans cet intervalle on peut croire que les intrigues continuaient, l'assemblée coloniale qui s'était séparée quelques jours auparavant, s'était convoquée de nouveau, et quoique incomplète, elle faisait des arrêtés, écrivait aux commissaires des lettres insultantes, contenant des inculpations graves et des menaces; pour mieux avilir leurs pouvoirs, elle défendait à toutes les municipalités de la colonie, de rien faire publier sans son ordre et de ne connaître d'autre autorité que la sienne. On s'efforçait d'inculquer cette doctrine aux gens de couleur; la même manoeuvre était pratiquée au Fort envers les soldats; un sergent-major ayant osé dire que c'était les commissaires qu'il fallait croire, puisqu'ils étaient envoyés par la nation et par le roi, fut mis à l'instant au cachot et embarqué dans la nuit pour être renvoyé en France.

Cependant voyant que rien ne pouvait réussir, l'assemblée coloniale parut se radoucir et même disposée à adopter des moyens de conciliation. Elle avait nommé des commissaires pour conférer avec les commissaires civils. Elle avait même demandé à ces derniers de suspendre tous actes et toutes réquisitions jusqu'au résultat des conférences; à quoi ils avaient consenti. Mais ils apprirent alors que depuis la démission donnée par M. de Clugny, 3 membres de l'assemblée avaient été députés vers M. de Béhague et qu'à l'aide de petits bâtiments, des communications très actives avaient été respectivement entretenues, ce qui annonçait de nouvelles trames. En effet, ils recurent bientôt après une lettre par laquelle M. de Béhague, sans entrer dans aucuns détails, leur marquait qu'il avait donné ordre à M. de Clugny de reprendre ses fonctions, après avoir gardé, pendant 24 heures, les arrêts, pour avoir quitté le commandement sans sa permission; et une autre lettre de M. de Clugny luimême, leur annonçait qu'il avait, sur cette injonction, repris le commandement.

La proclamation fut donc adressée à la municipalité de la Basse-Terre et publiée par elle au refus de MM. les commandants de remplir cette fonction qui leur était conférée par la loi. Mais les commissaires civils furent alors contraints de suspendre totalement leurs travaux. Les obstacles qu'ils avaient rencontrés, les pièges qu'on leur tendait presqu'à chaque pas, l'espèce d'avilissement dans lequel ils voyaient la commission réduite, ne leur laissaient plus aucun espoir; ils formèrent donc le projet de quitter la Guadeloupe, et annoncèrent dans la colonie leur prochain départ pour la Martinique et de là pour la France. Ils écrivirent le 20 octobre à l'assemblée coloniale pour lui faire part de leur dessein.

Ils s'embarquèrent en effet et se rendirent à Saint-Pierre le 20 octobre, où ils apprirent que

leurs collègues, MM. Linger et Montdenoix, de retour de Sainte-Lucie, étaient alors au PortRoyal avec M. de Béhague; ils s'empressèrent de les instruire de leur arrivée; et comme M. Lacoste, l'un d'eux, était incommodé, ils les invitèrent à se rendre à Saint-Pierre pour conférer avec eux sur le parti qui leur restait à prendre. Ceux-ci leur répondirent assez froidement qu'ils étaient retenus par leurs occupations.

En effet, depuis qu'ils avaient quitté Sainte-Lucie et qu'ils avaient abordé au Port-Royal, ils avaient été en conférence continuelle avec le commandant général et les députés de l'assemblée coloniale de la Guadeloupe. Vous devinez facilement, Messieurs, quel était l'objet de ces conférences; bientôt vous verrez quel en fut le résultat.

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Enfin MM. Linger et Montdenoix arrivèrent le troisième jour, et tous les membres de la commission réunis, M. Lacoste leur fit le rapport de ce qui s'était passé dans l'Ile qu'il venait de quitter, tant avant que depuis leur séparation; il indiqua la mesure qu'il croyait propre à faire tout rentrer dans l'ordre; cette mesure était simple c'était de renvoyer en France MM. de Clugny et Darrot, qui avaient ouvertement enfreint la loi du 8 décembre, pour y rendre compte de leur conduite au roi et à l'Assemblée nationale; mais aux termes des instructions de la commission, un tel acte devait être le résultat d'une délibération prise entre M. de Béhague et les commissaires, et c'est à quoi MM. Lacoste et Magnytot conclurent.

M. de Béhague fut donc appelé et la délibération commença. Il ne sera pas difficile de vous persuader que M. Linger et Montdenoix furent d'un avis opposé à leurs deux collègues, et que M. de Béhague se rangea du côté de ces deux derniers. Ainsi l'infraction à la loi du 8 décembre commise par MM. de Clugny et Darrot fut définitivement canonisée. Ainsi l'appui déjà donné à cette infraction par M. de Béhague fut confirmé sans retour. Ainsi l'avilissement de la commission fut consommé, puisque l'acte qui lui ôtait tout crédit, toute considération, toute force, était irrévocablement maintenu. Ainsi réduits à ne pouvoir espérer aucun bien, à ne pouvoir agir que pour se compromettre, MM. Lacoste et Magnytot se virent forcés de déclarer qu'ils cessaient leurs fonctions devenues désormais impossibles; en conséquence, ils arrêtèrent leur retour en France, et en instruisirent leurs collègues. Je ne vous ferai pas part, Messieurs, des longs débats qu'a entraîné entre les membres de la commission la question de savoir si les pièces seraient envoyées au ministre, ou si, au contraire, elles resteraient dans la colonie. Il me suffira de vous dire qu'il en fut dressé un état, qu'elles furent mises dans une boîte, qu'il y fut apposé des cachets, et qu'elles furent embarquées pour la France. J'ajouterai que MM. Linger et Montdenoix, prévenus par leurs collègues la veille de cette opération, arrêtèrent d'enlever de force ces papiers; qu'au moment où ces derniers s'embarquaient ils virent arriver M. Duval, lieutenant de vaisseau, commandant la corvette la Perdrix, stationnée à Saint-Pierre, pour se saisir de la caisse en vertu d'un ordre de M. de Béhague, expédié sur la réquisition de MM. Linger et Mondenoix.

J'ajouterai enfin que tout fait présumer que cette opération était concertée avec le conmandant général; que pour donner de l'éclat à cette scène vraiment scandaleuse, il s'était transporté

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