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Le jour de l'installation il fallut une heure et demie à Leberton pour se rendre de son hôtel au palais. Six arcs de triomphe se trouvèrent disposés sur son passage. A la place du marché, sa voiture fut couverte de bouquets; à la porte Saint-Éloi le peuple voulut dételer les chevaux et traîner luimême le char. L'audience solennelle réunit toutes les notabilités bordelaises. Le jeune avocat général, magistrat philosophe, oubliant peut-être son rôle d'organe du pouvoir, termina son allocution par ces paroles : « Liberté, vérité, justice, sources >> uniques de ce peu de bonheur dont l'humanité » est susceptible, seuls objets vraiment dignes du » dévouement d'un homme libre et de la passion » d'une âme immortelle, je vous consacre à jamais >> dans ce ten.ple, et ce pâle rayon de l'intelligence >> infinie qui luit dans l'homme, et ce peu de jours » qui m'ont été comptés, et cette bouche peu élo>> quente, il est vrai, mais pure et sincère'. » Tous les navires de la rade étaient pavoisés; le soir, plusieurs furent illuminés jusqu'au sommet des mâts.

Rigueurs du pouvoir, ovations populaires, double cause qui devait infailliblement éloigner du gouvernement le parlement de Bordeaux et l'attacher toujours davantage aux intérêts des citoyens. Il eut

D'après M. H. Chauvot, liv. I, § 3, p. 16.

bientôt occasion de manifester ce double penchant. Le gouvernement ayant tenté de s'emparer des alluvions de la Garonne, au détriment des riverains, le parlement maintint avec énergie les droits des particuliers. En 1787, la compagnie se mit encore en opposition avec le gouvernement. Le gouvernement l'exila à Libourne ; et cet exil, qui dura six mois, ne servit qu'à irriter les magistrats. Il fallut enfin les rappeler en 1788. Quand le président rentra à Bordeaux, les jeunes gens dételèrent sa voiture, sur le quai et la traînèrent euxmêmes, aux cris mille fois répétés de vive Leberton! vive le héros de la magistrature! A son hôtel, une députation de citoyens de toutes les classes vint lui offrir une couronne de roses et d'immortelles; sur son balcon, en présence de la foule qui encombrait la rue, l'un des avocats lui adressa des vers qui furent plusieurs fois interrompus par les cris et les applaudissements '.

C'étaient là des avertissements dont le pouvoir aurait dû tenir compte, des avant-coureurs que lui seul ne savait pas voir.

Bernadau. Hist. de Bord., ch. 1v, § 8 et 9. II. Chauvot. Le Barreau de Bord., liv. I, p. 68 et suiv.

8 3. - Barreau de Bordeaux vers 1789. Vergniaud, Guadet, Gensonné.

Le barreau de Bordeaux formait en 1789 une compagnie nombreuse et qui n'avait, je crois, rien d'analogue en France.

Les principaux avocats du barreau de Bordeaux mettaient autant d'importance aux études qui font l'orateur qu'à celles qui préparent le légiste; ils étudiaient les procédés de l'éloquence avec le même soin que les règles du droit, autant l'art que la science. C'était un beau jour au palais quand les Devignes, les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, jeunes hommes presque au début de leur carrière, s'engageaient dans une de ces luttes où vainqueurs et vaincus triomphent également; à les entendre on pouvait se croire, pour un moment, transporté dans ces solennités de la Grèce où de célèbres rivaux venaient disputer le prix de l'éloquence. Mais en même temps ces jeunes hommes se trouvaient, quand il le fallait, aussi versés que tous autres dans la science du jurisconsulte; ils étaient des praticiens habiles en même temps que de grands

orateurs.

Lorsqu'on parle des anciens barreaux de France, on ne tient pas assez compte, il me semble, d'un fait de première importance, de la différence des

législations appliquées dans les différents ressorts de parlements. Dans les pays formant la vaste juridiction de celui de Bordeaux, le droit romain faisait le fond de la jurisprudence; or, le droit romain, cette raison écrite, voulait être étudié sérieusement, médité avec application; et cette étude, ces méditations formaient le jugement de l'avocat, élevaient son esprit bien autrement que ces étroites et bizarres Coutumes du moyen âge, suivies dans nos provinces septentrionales; elles mettaient chaque jour l'avocat du midi en contact avec une œuvre élevée, étendue, complète, bien différente de la législation terre à terre et morcelée, pour ainsi dire, dont se nourrissait l'esprit de nos avocats des provinces de droit coutumier.

Le barreau de Bordeaux était donc mieux préparé que la plupart des autres barreaux de France à écouter les graves leçons des publicistes, à étudier les écrits lumineux des philosophes, à recueillir, à s'approprier toutes les idées de progrès social que l'Angleterre d'abord, et ensuite la France, propagèrent avec ardeur.

Dans ce barreau, trois hommes surtout appellent notre attention, Vergniaud, Guadet, Gensonné; trois noms que l'histoire ne séparera pas.

Selon l'ordre de la nature physique, l'homme naît, vit et meurt hier il n'était pas, demain il ne

sera plus, voilà tout. Dans l'ordre social la plupart des hommes naissent, vivent et meurent de même, sans laisser trace de leur passage; ils furent connus d'un petit nombre d'amis et de proches qui bientôt disparaîtront à leur tour, et un éternel oubli enveloppera leur tombe. Telle est la loi générale.

Mais autant nous trouve indifférents l'homme qui vécut de la vie commune, autant nous intéresse celui qui se distingua par une existence exceptionnelle, par un grand caractère, par un talent élevé. Nous recueillons avec avidité les moindres circonstances de son histoire; nous voulons dans son bégaiement, dans ses jeux d'enfance, deviner le grand homme, et nous nous plaisons à le suivre pas à pas dans la carrière ouverte à son génie. Du reste, il faut le reconnaître, si cette étude n'offre souvent qu'un vain attrait de curiosité, souvent aussi elle nous donne une règle certaine pour bien apprécier les actions des hommes, surtout lorsque ceux qui en sont l'objet furent liés aux grands événements de leur temps, et tels furent Vergniaud, Guadet et Gensonné.

Fils d'un avocat distingué du barreau de Limoges, Vergniaud naquit dans cette ville en 1759. Il commençait à peine ses humanités au collége des Jésuites lorsqu'une pièce de vers de sa composition attira sur lui l'attention et l'intérêt de Turgot, alors

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