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chaînes de toute espèce que les tyrans et les charlatans de toute robe ont prétendu leur imposer sous le prétexte du bien public. Il doit donner l'exemple de la liberté politique, de la liberté religieuse, de la liberté du commerce et de l'industrie. L'asile qu'il ouvre à tous les opprimés de toutes les nations, doit consoler la terre. La facilité d'en profiter pour se dérober aux suites d'un mauvais gouvernement, forcera les gouvernements européens d'être justes et de s'éclairer; le reste du monde ouvrira peu à peu les yeux sur le néant des illusions dont les politiques se sont bercés. Mais il faut pour cela que l'Amérique s'en garantisse, et qu'elle ne redevienne pas, comme l'ont tant répété vos écrivains ministériels, une image de notre Europe, un amas de puissances divisées, se disputant des territoires ou des profits de commerce, et cimentant continuellement l'esclavage des peuples par leur propre

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sang.

Tous les hommes éclairés, tous les amis de l'humanité devraient en ce moment réunir leurs lumières, et joindre leurs réflexions à celles des sages Américains, pour concourir au grand ouvrage de leur législation. Cela serait digne de vous, monsieur; je voudrais pouvoir échauffer votre zèle; et si, dans cette lettre, je me suis livré plus que je ne l'aurais dû, peut-être, à l'effusion de mes propres idées, ce désir a été mon unique motif, et m'excusera, j'espère, de l'ennui que je vous ai causé. Je voudrais que le sang qui a coulé, et qui coulera encore dans cette querelle, ne fût pas inutile au bonheur du genre humain.

Nos deux nations vont se faire réciproquement bien du mal, probablement sans qu'aucune d'elles en retire un profit réel. L'accroissement des dettes et des charges, et la ruine d'un grand nombre de citoyens, en seront peut-être l'unique résultat. L'Angleterre m'en paraît plus près encore que la France. Si au lieu de cette guerre vous aviez pu vous exécuter de bonne grâce dès le premier moment; s'il était donné à la politique de faire d'avance ce qu'elle sera infailliblement forcée de faire plus tard; si l'opinion nationale avait pu permettre à votre gouvernement de prévenir les événements; et en supposant qu'il les eût prévus, s'il eût pu consentir d'abord à l'indépendance de l'Amérique sans faire la guerre à personne, je crois fermement que votre nation n'aurait rien perdu à ce changement. Elle y perdra aujourd'hui ce qu'elle a dépensé, ce qu'elle dépensera encore; elle éprouvera, pour quelque temps, une grande diminution dans son commerce, de grands bouleversements intérieurs, si elle est forcée à la banqueroute; et, quoi qu'il arrive, une grande diminution dans son influence, au dehors. Mais ce dernier article est d'une bien petite importance pour le bonheur réel d'un peuple, et je ne suis point du tout de l'avis de l'abbé Raynal dans votre épigraphe. Je ne crois pas que ceci vous mène à devenir une nation méprisable et vous jette dans l'esclavage.

au contraire Vos malheurs présents, votre bonheur futur, seront peut-être l'effet d'une amputation nécessaire; elle était peut-être le seul moyen de vous sauver de la gangrène du luxe et de la corruption. Si dans vos agitations vous pouviez corriger votre constitution en rendant les élections annuelles, en répartissant le droit de représentation d'une manière plus égale et plus proportionnée aux intérêts des représentés, vous gagneriez peut-être autant que l'Amérique à cette révolution; car votre liberté vous resterait, et vos autres pertes se répareraient bien vite avec elle et par elle.

Vous devez juger, monsieur, par la franchise avec laquelle je m'ouvre à

vous sur ces points délicats, de l'estime que vous m'avez inspirée, et de la satisfaction que j'éprouve à penser qu'il y a quelque ressemblance entre nos manières de voir. Je compte bien que cette confidence n'est que pour vous; je vous prie même de ne point me répondre en détail par la poste, car votre réponse serait infailliblement ouverte dans nos bureaux, et l'on me trouverait beaucoup trop ami de la liberté pour un ministre, même pour un ministre disgracié!

J'ai l'honneur, etc.

LETTRES INÉDITES'.

LETTRE I. A M. Caillard. (A Limoges, le 16 mars 1770.)

Vous devez à présent avoir reçu, mon cher Caillard, la lettre que je remettais de courrier en courrier, et que j'aurais peut-être remise encore plus loin si j'avais été instruit de la prolongation de votre séjour à Paris. Je suis bien aise de l'avoir ignoré. Peut-être verrez-vous avant votre départ la

Il n'est pas de grands hommes qui n'aient eu leurs faiblesses; mais elles n'ont pas toujours été aussi excusables que celle dont on trouvera la preuve dans ces lettres inédites de Turgot, qui exciteront l'intérêt, il nous semble, précisément à cause de l'abandon avec lequel elles sont écrites.

M. Caillard, à qui ces lettres sont adressées, paraît avoir servi de secrétaire à Turgot, qui l'attacha, en la même qualité, au comte de Boisgelin, ministre de France à Parme. Homme de mérite, M. Caillard devint successivement secrétaire d'ambassade en Russie, en Suède, en Hollande, et ministre plénipotentiaire à Ratisbonne et à Berlin. En 1803, il était garde des archives des relations extérieures, et possédait une des plus riches collections de livres qu'un particulier puisse rassembler. Son frère aîné, mort chez l'abbé Morellet, avait concouru, avec MM. Boutibonne, Desmeuniers, Bertrand et Peuchet, à réunir les matériaux du Dictionnaire du commerce dont l'abbé avait tracé le plan et projeté la publication. (Voyez Mémoires de l'abbé Morellet, tome I, page 190.)

Dans ces lettres, M. Caillard est l'intermédiaire et le confident d'une correspondance par laquelle Turgot, qui s'occupait depuis longtemps à traduire le quatrième livre de l'Enéide en vers métriques, cherchait, sous le pseudonyme de l'abbé de L'Aage des Bournais, à obtenir l'opinion de Voltaire sur la valeur poétique d'une pareille innovation.

Partant du faux principe, que notre langue ne possède pas une prosodie moins déterminée que celle des Grecs et des Romains, Turgot en avait conclu que la poésie française pourrait se passer de la rime, et remplacer l'harmonie de cette cadence par un rhythme analogue à celui des anciens. Cette erreur, de sa part, est d'autant plus singulière, qu'elle ne provenait pas de l'impuissance de manier avec succès les formes reçues de notre versification. Il a prouvé le contraire par la traduction de la plus grande partie du premier livre des Géorgiques, et surtout de quelques odes d'Horace. Il jouissait parmi ses contemporains de la réputation d'un homme de goût; et, sans parler du mérite de son style comme prosateur, ses judicieuses observations littéraires, consignées dans plusieurs de ses écrits, témoiguent qu'il la méritait. On sait, enfin, que tous ses amis, Delille et Saint-Lambert entre autres, recherchaient avec empressement la sévère impartialité de sa critique.

Quoi qu'il en soit, il faut convenir que l'innovation des vers métriques n'est pas heureuse, et Turgot lui-même paraît, dans ces lettres, en avoir le sentiment. Il persista néanmoins à traduire de cette manière les églogues de Virgile et tout le quatrième chant de l'Enéide, qu'il intitula: Didon. Cette dernière œuvre, et trois des églogues seulement, furent imprimées à un très-petit nombre d'exemplaires; mais l'auteur n'y mit pas son nom. Il avait, en 1761, donné la poétique de cette littérature dans un

aussi infiniment obligé de chercher encore à me procurer, au défaut de cet Average Price, quelques états des prix des grains, marché par marché, dans trois ou quatre villes, et cela depuis le plus grand nombre d'années qu'il sera possible. On en trouve en France qui remontent jusqu'à plus de deux cents ans, pourquoi n'en trouverait-on pas en Angleterre? Je payerai la dépense nécessaire pour les faire transcrire. J'attends avec impatience la réponse que devait vous faire sur cet article l'ecclésiastique dont vous me parlez dans votre lettre.

A l'égard des dîmes, j'éprouve en France à peu près les mêmes difficultés que vous avez en Angleterre. Cependant j'en trouve assez fréquemment des états qui remontent à trente ou quarante ans, et je m'en contenterai fort, si votre ami l'ecclésiastique ne peut s'en procurer qui remontent plus haut. Je sens qu'il doit encore être plus difficile de rencontrer des cultivateurs qui aient, pendant un très-grand nombre d'années, conservé la note exacte de ce qu'ils ont semé et de ce qu'ils ont recueilli dans le même terrain : je ne demande sur cela que ce qui est possible. Je conviens avec vous que, quand M. Tull voudrait donner l'état exact de ce qu'il a semé et recueilli pendant vingt ans, on n'en pourrait tirer aucune conséquence pour mon objet, puisque ses récoltes ont augmenté toutes les années. Je vous avoue pourtant que je doute un peu de ce dernier fait. Je crains que M. Tull n'ait été entrainé par une sorte d'esprit de prosélytisme en faveur de son système, et qu'il ne se soit permis d'exagérer pour l'intérêt de ce qu'il a cru la vérité. S'il avait vraiment trouvé un moyen de garantir ses récoltes de l'inclémence des saisons, sa méthode aurait certainement eu plus d'imitateurs et serait actuellement pratiquée dans une grande partie de l'Angleterre et peut-être de l'Europe.

M. Bostock, ou peut-être vous, m'avez envoyé dernièrement une table qui contient le prix du froment mois par mois, depuis quarante ans, au marché de Londres. Au défaut des tables rédigées marché par marché, je me servirais de celles-là, mais je voudrais en avoir qui remontassent aux années antérieures, et j'en désirerais aussi de quelques villes de l'intérieur de l'Angleterre.

J'ai l'ouvrage du docteur Price dont vous me parlez; sans cela, je vous prierais de me l'envoyer.

J'ai fait plusieurs recherches relatives à la question que vous me faites sur la facilité que trouverait un cultivateur anglais à s'établir dans quelqu'une de nos provinces. Pour trouver une ferme, il faut avoir un capital qui suffise à la mettre en valeur, et je doute que ce capital rapportât autant, employé dans une ferme française, que dans une ferme anglaise. La raison en est que notre gouvernement est encore très-flottant sur les principes de la liberté du commerce des grains. Il est même encore extrêmement prévenu contre l'exportation, et s'il ne change pas d'opinion de manière à établir solidement la liberté, il y a lieu de craindre que notre agriculture ne devienne très-peu profitable. D'ailleurs, dans la plus grande partie de nos provinces, la taxe des terres est imposée sur le fermier, et non sur le propriétaire, ce qui rend la condition du fermier bien moins avantageuse. J'ajoute qu'un protestant aurait souvent, dans certaines provinces, beaucoup de désagréments à essuyer1. Il serait plus avantageux à la personne dont vous me parlez, et peut

1 Le meurtre juridique commis par le Parlement de Toulouse, le 9 mars 1762, sur

être plus facile, de trouver quelque seigneur qui, ayant de grandes terres, voulut les faire cultiver à la manière anglaise, et avoir à cet effet un régisseur anglais; mais cela même ne serait point encore aisé, la plus grande partie des seigneurs aimant mieux avoir des fermiers que des régisseurs. De plus, ceux à qui l'arrangement dont je vous parle conviendrait, exigeraient certainement que des personnes bien connues leur répondissent des talents, de la probité et de l'habileté dans la culture de la personne qui se proposerait. Si votre ami est toujours dans les mêmes idées, il est nécessaire que vous me mandiez son nom, et que vous entriez dans les détails de ce qu'il a fait jusqu'à présent, des biens qu'il a cultivés ou régis, et des personnes qui le connaissent et qui peuvent répondre de lui.

J'ai l'honneur d'être très-profondément, etc.

LETTRE XII.

- Au docteur Price, sur les Constitutions américaines '.
(A Paris, le 22 mars 1778.)

M. Franklin m'a remis, monsieur, de votre part, la nouvelle édition de vos Observations sur la liberté civile, etc. Je vous dois un double remerciement, 1o de votre ouvrage, dont je connais depuis longtemps le prix, et que j'avais lu avec avidité, malgré les occupations multipliées dont j'étais assailli, lorsqu'il a paru pour la première fois; 2o de l'honnêteté que vous avez eue de retrancher l'imputation de maladresse que vous aviez mêlée au bien que vous disiez d'ailleurs de moi dans vos Observations additionnelles.

J'aurais pu la mériter, si vous n'aviez eu en vue d'autre maladresse que celle de n'avoir pas su démêler les ressorts d'intrigues que faisaient jouer contre moi des gens beaucoup plus adroits en ce genre que je ne le suis, que je ne le serai jamais, et que je ne veux l'être. Mais il m'a paru que vous m'imputiez la maladresse d'avoir choqué grossièrement l'opinion générale de ma nation; et, à cet égard, je crois que vous n'aviez rendu justice ni à moi, ni à ma nation, où il y a beaucoup plus de lumières qu'on ne le croit généralement chez vous, et où peut-être il est plus aisé que chez vous même de ramener le public à des idées raisonnables Ten juge, d'après l'infatuation. de votre nation sur ce projet absurde de subjuguer l'Amérique, qui a duré jusqu'à ce que l'aventure de Burgoyne ait commencé à lui dessiller les yeux. J'en juge, par le système de monopole et d'exclusion qui règne chez tous vos écrivains politiques sur le commerce (j'excepte M. Adam Smith et le doyen Tucker), système qui est le véritable principe de votre séparation d'avec vos colonies. J'en juge, par tous vos écrits polémiques sur les questions qui vous agitent depuis une vingtaine d'années, et dans lesquels, avant que le vôtre eût paru, je ne me rappelle presque pas d'en avoir lu un où le vrai point de la question ait été saisi.

Je n'ai pas conçu comment une nation qui a cultivé avec tant de succès toutes les branches des sciences naturelles, a pu rester si fort au-dessous

la personne de l'infortuné Calas, rend facile à concevoir la justesse de cette remarque. (E. D.)

1 Cette lettre, remarquable expression des idées politiques de Turgot, se trouve imprimée dans les Mémoires de Barrère. Quoique l'éditeur de ces Mémoires semble la donner comme une pièce inédite, elle figure tout entière dans la collection des œuvres de Turgot, publiées par Dupont de Nemours, qui date de 1810. (E. D.)

d'elle-même dans la science la plus intéressante de toutes, celle du bonheur public; dans une science où la liberté de la presse, dont elle seule jouit, aurait dû lui donner sur toutes les autres nations de l'Europe un avantage prodigieux. Est-ce l'orgueil national qui vous a empêchés de mettre à profit cet avantage? Est-ce parce que vous étiez un peu moins mal que les autres, que vous avez tourné toutes vos spéculations à vous persuader que vous étiez bien? Est-ce l'esprit de parti, et l'envie de se faire un appui des opinions populaires, qui a retardé vos progrès, en portant vos politiques à traiter de vaine métaphysique toutes les spéculations qui tendent à établir des principes fixes sur les droits et les vrais intérêts des individus et des nations? Comment se fait-il que vous soyez à peu près le premier parmi vos gens de lettres qui ayez donné des notions justes de la liberté, et qui ayez fait sentir la fausseté de cette notion, rebattue par presque tous les écrivains républicains, que la liberté consiste à n'être soumis qu'aux lois, comme si un homme opprimé par une loi injuste était libre. Cela ne serait pas même vrai, quand on supposerait que toutes les lois sont l'ouvrage de la nation assemblée; car enfin, l'individu a aussi ses droits, que la nation ne peut lui ôter que par la violence et par un usage illégitime de la force générale 1. Quoique vous ayez eu égard à cette vérité, et que vous vous en soyez expliqué, peut-être méritait-elle que vous la développassiez avec plus d'étendue, vu le peu d'attention qu'y ont donné même les plus zélés partisans de la liberté.

C'est encore une chose étrange que ce ne soit pas en Angleterre une vérité triviale de dire qu'une nation ne peut jamais avoir droit de gouverner une autre nation; et qu'un pareil gouvernement ne peut avoir d'autre fondement que la force, qui est aussi le fondement du brigandage et de la tyrannie; que la tyrannie d'un peuple est de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus intolérable, celle qui laisse le moins de ressource à l'opprimé ; car enfin, un despote est arrêté par son propre intérêt; il a le frein du remords, ou celui de l'opinion publique ; mais une multitude ne calcule rien, n'a jamais de remords, et se décerne à elle-même la gloire lorsqu'elle mérite le plus de honte2.

Les événements sont pour la nation anglaise un terrible commentaire de votre livre. Depuis quelques mois ils se précipitent avec une rapidité trèsaccélérée. Le dénoûment est arrivé par rapport à l'Amérique. La voilà indépendante sans retour. Sera-t-elle libre et heureuse? Ce peuple nouveau, situé si avantageusement pour donner au monde l'exemple d'une constitution où l'homme jouisse de tous ses droits, exerce librement toutes ses facultés, et ne soit gouverné que par la nature, la raison et la justice, saura-t-il former une pareille constitution? Saura-t-il l'affermir sur ses fondements éternels, prévenir toutes les causes de division et de corruption, qui peuvent la miner peu à peu et la détruire?

Je ne suis point content, je l'avoue, des constitutions qui ont été rédigées jusqu'à présent par les différents États américains : vous reprochez avec raison à celle de la Pensylvanie le serment religieux exigé pour avoir entrée dans le corps des représentants. C'est bien pis dans les autres; il y en a plusieurs qui exigent par serment la croyance particulière de certains dogmes.

↑ Voyez la seconde Lettre sur la Tolérance, pages 681 et 686 de ce volume. (E. D.} 2 Turgot ne pensait pas différemment en 1750. Voyez le premier Discours en Sorbonne, pages 593 et 594 de ce volume. (E. D.)

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