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ner, dont ils sont accompagnés ou suivis pour nous.—La facilité que nous avons de changer à volonté la distance de notre corps aux autres objets immobiles, par un mouvement que l'effort qui l'accompagne nous empêche d'attribuer à ceux-ci, nous sert à chercher les objets dont l'approche nous donne du plaisir, à éviter ceux dont l'approche est accompagnée de douleur. La présence de ces objets devient la source de nos désirs et de nos craintes, et le motif des mouvements de notre corps, dont nous dirigeons la marche au milieu de tous les autres corps, précisément comme un pilote conduit une barque sur une mer semée de rochers et couverte de barques ennemies. Cette comparaison, que je n'emploie point à titre d'ornement, sera d'autant plus propre à rendre notre idée sensible, que la circonstance où se trouve le pilote n'est qu'un cas particulier de la situation où se trouve l'homme dans la nature, environné, pressé, traversé, choqué par tous les êtres; suivons-la. Si le pilote ne pensait qu'à éviter les rochers qui paraissent à la surface de la mer, le naufrage de sa barque, entr'ouverte par quelque écueil caché sous les eaux, lui apprendrait sans doute à craindre d'autres dangers que ceux qu'il aperçoit ; il n'irait pas bien loin non plus, s'il fallait qu'en partant il vît le port où il désire arriver. Comme lui, l'homme est bientôt averti, par les effets trop sensibles d'ètres qu'il avait cessé de voir, soit en s'éloignant, soit dans le sommeil, ou seulement en fermant les yeux, que les objets ne sont point anéantis pour avoir disparu, et que les limites de ses sensations ne sont point les limites de l'univers. De là naît un nouvel ordre de choses, un nouveau monde intellectuel, aussi vaste que le monde sensible était borné. Si un objet emporté loin du spectateur par un mouvement rapide se perd enfin dans l'éloignement, l'imagination suit son cours plus loin que la portée des sens, prévoit ses effets, mesure sa vitesse; elle conserve le plan des situations relatives des objets que les sens ne voient plus; elle tire des lignes de communication des objets de la sensation actuelle à ceux de la sensation passée; elle en mesure la distance; elle parvient même à prévoir les changements qui ont dû arriver dans cette situation, par la vitesse plus ou moins grande de leur mouvement. L'expérience vérifie tous ces calculs, et dès lors les objets absents entrent, comme les présents, dans le système général de nos désirs, de nos craintes, des motifs de nos actions; l'homme,· comme le pilote, évite et cherche les objets qui échappent à tous ses sens. Voilà une nouvelle chaîne, et de nouvelles relations par lesquelles les êtres supposés hors de nous se lient à la conscience du moi, non plus par la simple perception simultanée, puisque souvent ils ne sont point aperçus du tout, mais par la connexité qui lie entre eux les changements de tous les êtres et nos propres sensations, comme causes et effets les uns des autres. Cette nouvelle chaîne de rapports s'étendant à une foule d'objets hors de la portée des sens, l'homme est forcé de ne plus confondre les êtres mêmes avec ses sensations. Il apprend à distinguer les uns des autres les objets présents (c'est-à-dire renfermés dans les limites de la situation actuelle, liés avec la conscience du moi par une perception simultanée) et les objets absents, c'est-à-dire les êtres indiqués seulement par leurs effets, ou par la mémoire des sensations passées; les objets que nous ne voyons pas, mais qui, par un enchaînement quelconque des causes et des effets, agissent sur ce que nous voyons; que nous verrions, s'ils étaient placés dans une situation et à une distance convenables, et que d'autres êtres semblables à nous voient peut-être dans le moment même : c'est-à-dire encore que ces étres,

avec

sans nous être présents par la voie des sensations, forment entre eux, ce que nous voyons, et avec nous-mêmes, une chaîne de rapports, soit d'actions réciproques, soit de distance seulement; rapports dans lesquels, le moi étant toujours un des termes, la réalité de tous les autres nous est certifiée par la conscience de ce moi.

Essayons à présent de suivre la notion de l'existence dans les progrès de sa formation. Le premier fondement de cette notion est la conscience de notre propre sensation, et le sentiment du moi qui résulte de cette conscience. La relation nécessaire entre l'être apercevant et l'être aperçu, considéré hors du moi, suppose dans les deux termes la même réalité. Il y a dans l'un et dans l'autre un fondement de cette relation, que l'homme, s'il avait un langage, pourrait désigner par le nom commun d'existence ou de présence; car ces deux notions ne seraient point encore distinguées l'une de l'autre.

L'habitude de voir reparaître les objets sensibles après les avoir perdus quelque temps, et de retrouver en eux les mêmes caractères et la même action sur nous, nous a appris à connaître les êtres par d'autres rapports que par nos sensations, et à les en distinguer. Nous donnons, si j'ose ainsi parler, notre aveu à l'imagination qui nous peint ces objets de la sensation passée avec les mêmes couleurs que ceux de la sensation présente, et qui leur assigne, comme celle-ci, un lieu dans l'espace dont nous nous voyons environnés ; et nous reconnaissons par conséquent, entre ces objets imaginés et nous, les mêmes rapports de distance et d'action mutuelle que nous observons entre les objets actuels de la sensation. Ce rapport nouveau ne se termine pas moins à la conscience du moi, que celui qui est entre l'être aperçu et l'être apercevant : il ne suppose pas moins dans les deux termes la même réalité, et un fondement de leur relation qui a pu être encore désigné par le nom commun d'existence; ou plutôt l'action même de l'imagination, lorsqu'elle représente ces objets avec les mêmes rapports d'action et de distance, soit entre eux, soit avec nous, est telle, que les objets actuellement présents aux sens peuvent tenir lieu de ce nom général, et devenir comme un premier langage qui renferme, sous le même concept, la réalité des objets actuels de la sensation, et celle de tous les êtres que nous supposons répandus dans l'espace. Mais il est très-important d'observer que ni la simple sensation des objets présents, ni la peinture que fait l'imagination des objets absents, ni le simple rapport de distance ou d'activité réciproque, commun aux uns et aux autres, ne sont précisément la chose que l'esprit voudrait désigner par le nom général d'existence: c'est le fondement même de ces rapports, supposé commun au moi, à l'objet vu et à l'objet simplement distant, sur lequel tombent véritablement et le nom d'existence, et notre affirmation, lorsque nous disons qu'une chose existe. Ce fondement n'est ni ne peut être connu immédiatement, et ne nous est indiqué que par les rapports différents qui le supposent nous nous en formons cependant une espèce d'idée que nous tirons par voie d'abstraction du témoignage que la conscience nous rend de nous-mêmes et de notre sensation actuelle, c'est-à-dire que nous transportons en quelque sorte cette conscience du moi sur les objets extérieurs, par une espèce d'assimilation vague, démentie aussitôt par la séparation de tout ce qui concerne le moi, mais qui ne suffit pas moins pour devenir le fondement d'une abstraction ou d'un signe commun, et pour être l'objet de nos jugements. (Voyez ABSTRACTION et JUGEMENT.)

Le concept de l'existence est donc le même dans un sens, soit que l'esprit

ne l'attache qu'aux objets de la sensation, soit qu'il l'étende sur les objets que l'imagination lui présente avec des relations de distance cu d'activité, puisqu'il est toujours primitivement renfermé dans la conscience même du moi généralisé plus ou moins. A la manière dont les enfants prêtent du sentiment à tout ce qu'ils voient, et l'inclination qu'ont eue les premiers hommes à répandre l'intelligence et la vie dans toute la nature, je me persuade que le premier pas de cette généralisation a été de prêter à tous les objets vus hors de nous tout ce que la conscience nous rapporte de nous-mêmes, et qu'un homme, à cette première époque de la raison, aurait autant de peine à reconnaître une substance matérielle, qu'un matérialiste en a aujourd'hui à croire à une substance purement spirituelle, ou un cartésien à recevoir l'attraction. Les différences que nous avons observées entre les animaux et les autres objets, nous ont fait retrancher de ce concept l'intelligence, et successivement la sensibilité. Nous avons vu qu'il n'avait été d'abord étendu qu'aux objets de la sensation actuelle; et c'est à cette sensation, rapportée hors de nous, qu'il était attaché, en sorte qu'elle en était comme le signe inséparable, et que l'esprit ne pensait pas à la distinguer. Les relations de distance et d'activité des objets à nous étaient cependant aperçues; elles indiquaient aussi avec le moi un rapport qui supposait également le fondement commun auquel le concept de l'existence, emprunté de la conscience du moi, n'était pas moins applicable; mais, comme ce rapport n'était présenté que par la sensation elle-même, on ne dut spécialement y attacher le concept de l'existence que lorsqu'on reconnut des objets absents. Au défaut du rapport de sensation, qui cessait d'être général, le rapport de distance et d'activité généralisé par l'imagination, et transporté des objets de la sensation actuelle à d'autres objets supposés, devint le signe de l'existence commune aux deux ordres d'objets, et le rapport de la sensation actuelle ne fut plus que le signe de la présence, c'est-à-dire d'un cas particulier compris sous le concept général d'existence.

Je me sers de ces deux mots, pour abréger et pour désigner les deux notions qui commencent effectivement à cette époque à être distinguées l'une de l'autre, quoiqu'elles n'aient point encore acquis toutes les limitations qui doivent les caractériser dans la suite. Les sens ont leurs illusions, et l'imagination ne connaît point de bornes : cependant, et les illusions des sens et les plus grands écarts de l'imagination, nous présentent des objets placés dans l'espace avec les mêmes rapports de distance et d'activité, que les impressions les plus régulières des sens et de la mémoire. L'expérience seule a pu apprendre à distinguer la différence de ces deux cas, et à n'attacher qu'à l'un des deux le concept de l'existence. On remarqua bientôt que, parmi ces tableaux, il y en avait qui se représentaient dans un certain ordre, dont les jets produisaient constamment les mêmes effets qu'on pouvait prévoir, hâter ou fuir, et qu'il y en avait d'autres absolument passagers, dont les objets ne produisaient aucun effet permanent, et ne pouvaient nous inspirer ni craintes, ni désirs, ni servir de motifs à nos démarches. Dès lors ils n'entrèrent plus dans le système général des êtres au milieu desquels l'homme doit diriger sa marche, et on ne leur attribua aucun rapport avec la conscience permanente du moi, qui supposât un fondement hors de ce moi. On distingua donc, dans les tableaux des sens et de l'imagination, les objets existants des objets simplement apparents, et la réalité de l'illusion. La liaison et l'accord des objets aperçus, avec le système général des êtres déjà connus,

OBSERVATIONS ET PENSÉES DIVERSES.

L'homme a des sens : par eux, il connaît et il jouit. Voilà l'origine des sciences et des arts, soit d'utilité, soit d'agrément. Les uns et les autres sont l'usage des dons que l'auteur de la nature nous a faits. - Dieu n'a rien fait d'inutile; les facultés de l'homme ont donc pour objet qu'il en fasse usage. Et si quelquefois l'abus a été substitué à l'usage, est-ce une raison pour vouloir arracher un arbre fertile dont quelques fruits, pris au hasard, ont pu porter sur la langue une saveur âcre, qui eût fait place au parfum le plus doux, si l'on eût cueilli ce fruit dans l'instant de sa maturité? Qu'est-ce que l'homme avant le développement de ses idées? Toutes ses connaissances lui viennent du dehors. Accablé, si l'on peut ainsi parler, au commencement de son existence par la multitude de ses sensations, il apprend par degrés à les distinguer; ses besoins l'appellent successivement : le soleil éclaire les nuages avant de les dissiper.

L'imagination ne nous trompe pas; nous sentons ce que nous croyons sentir. Le bonheur qu'on appelle réel consiste uniquement dans nos sensations, aussi bien que celui que nous appelons imaginaire. Mais l'un est lié avec l'existence des objets qui nous environnent, et forme une chaîne de sensations relatives entre elles. L'autre est moins suivi dans la succession des sensations, qui sont plus indépendantes les unes des autres.— Je le crois aussi plus faible; l'imagination est la mémoire des sens, et peut-être ce qui se passe dans le cerveau quand les esprits animaux réveillent des idées que nous avons eues, répond-il à ce qui arrive quand deux cordes sont à l'unisson. La corde qui ne fait que répéter, donne un son bien plus faible que celle qui a été frappée immédiatement.

Qu'une vérité soit démontrée, on sait précisément pourquoi on s'y rend; on sent la force du motif; c'est cela, ni plus ni moins; et bien des gens diraient volontiers : Quoi! n'est-ce que cela? Le préjugé doit son empire à des causes moins connues, à une multitude de petites raisons qu'on n'a jamais pesées, qu'on ne s'est pas même énumérées. Il y gagne en force tout ce que l'imagination, le désir, la crainte et toutes les passions peuvent ajouter aux raisons. La matière devient obscure : et dans l'obscurité, on craint. Cromwell aimait mieux gouverner l'Angleterre comme protecteur que comme roi, parce que les Anglais savaient jusqu'où s'étendaient les droits d'un roi, mais non pas jusqu'où allaient ceux d'un protecteur. C'est sans doute pour cela que la raison fait si peu d'enthousiastes.

-Depuis qu'il y a des hommes, il y a des erreurs; et cependant, quand on y réfléchit avec attention, on a peut-être plus de peine à concevoir qu'on se trompe, que l'on n'en aurait à concevoir une espèce d'infaillibilité dans les opérations de l'esprit humain. Ce que je dis est un paradoxe, et par conséquent a besoin de développement. — Si l'on considère la faiblesse de notre esprit, la dépendance où il est du corps, et le petit nombre d'idées qu'il peut embrasser, comparé avec l'immensité de la nature, on croira que les hommes seront éternellement le jouet de mille erreurs, et livrés à des disputes interminables; on sera fondé à le penser jusqu'à un certain point; car puisque les hommes se trompent, il faut qu'il y ait quelques raisons pour qu'ils se trompent. A regarder les choses sous un autre point de vue, on pourra

que nos propres pensées nous rendent de nous-mêmes, la mémoire, en nous rappelant leur image, nous rappelle en même temps ce rapport qu'ils avaient avec nous dans un temps où d'autres pensées, qui ne sont plus, nous rendaient témoignage de nous-mêmes, et nous disons que ces objets ont été : la mémoire leur assigne des époques et des distances dans la durée comme dans l'étendue. L'imagination ne peut suivre le cours des mouvements imprimés aux corps, sans comparer la durée avec l'espace parcouru; elle conclura donc, du mouvement passé et du lieu présent, de nouveaux rapports de distance qui ne sont pas encore: elle franchira les bornes du moment où nous sommes, comme elle a franchi les limites de la sensation actuelle. Nous sommes forcés alors de détacher la notion d'existence de tout rapport qui n'existe pas encore, et qui n'existera peut-être jamais avec nous et avec la conscience de nos pensées. Nous sommes forcés de nous perdre nous-mêmes de vue, et de ne plus considérer, pour attribuer l'existence aux objets, que leur enchaînement avec le système total des êtres dont l'existence ne nous est à la vérité connue que par leur rapport avec la nôtre, mais qui n'en sont pas moins indépendants, et qui n'en existeront pas moins lorsque nous ne serons plus. Ce système, par la liaison des causes et des effets, s'étend indéfiniment dans la durée comme dans l'espace. Tant que nous sommes un des termes auxquels se rapportent toutes les autres parties par une chaîne de relations actuelles, dont la conscience de nos pensées présentes est le témoin, les objets existent. Ils ont existé, si, pour en retrouver l'enchaînement avec l'état présent du système, il faut remonter des effets à leurs causes. Ils existeront, s'il faut au contraire descendre des causes aux effets: ainsi l'existence est passée, présente ou future, suivant qu'elle est rapportée par nos jugements à différents points de la durée.

Mais, que l'existence des objets soit passée, présente ou future, nous avons vu qu'elle ne peut nous être certifiée, si elle n'a ou par elle-même, ou par l'enchaînement des causes et des effets, un rapport avec la conscience du moi, ou de notre existence momentanée. Cependant, quoique nous ne puissions sans ce rapport assurer l'existence d'un objet, nous ne sommes pas pour cela autorisés à la nier, puisque ce même enchaînement de causes et d'effets établit des rapports de distance et d'activité entre nous et un grand nombre d'êtres, que nous ne conaissons que dans un très-petit nombre d'instants de leur durée, ou qui même ne parviennent jamais à notre connaissance. Cet état d'incertitude ne nous présente que la simple notion de possibilité, qui ne doit pas exclure l'existence, mais qui ne la renferme pas nécessairement. Une chose possible, qui existe, est une chose actuelle ; ainsi toute chose actuelle est existante, et toute chose existante est actuelle, quoique existence et actualité ne soient pas deux mots parfaitement synonymes, parce que celui d'existence est absolu, et celui d'actualité est corrélatif de possibilité.

Jusqu'ici nous avons développé la notion d'existence, telle qu'elle est dans l'esprit de la plupart des hommes, ses premiers fondements, la manière dont elle a été formée par une suite d'abstractions de plus en plus générales, et très-différentes d'avec les notions qui lui sont relatives ou subordonnées. Mais nous ne l'avons pas encore suivie jusqu'à ce point d'abstraction et de généralité où la philosophie l'a portée. En effet, nous avons vu comment le sentiment du moi, que nous regardons comme la source de la notion d'existence, a été transporté par abstraction aux sensations mêmes regardées

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