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notre propre corps, je demanderai en premier lieu par où notre corps nous est rendu présent? si ce n'est pas aussi par des sensations rapportées à différents points de l'espace? et pourquoi ces sensations supposeraient plutôt l'existence d'un corps distingué d'elles que les sensations qui nous représentent des arbres, des maisons, etc., que nous rapportons de même à différents points de l'espace? Pour moi, je n'y vois d'autre différence, sinon que les sensations rapportées à notre corps sont acompagnées de sentiments plus vifs ou de plaisir ou de douleur; mais je n'imagine pas pourquoi une sensation de douleur supposerait plus nécessairement un corps malade, qu'une sensation de bleu ne suppose un corps réfléchissant certains rayons de lumière. Je demanderai, en second lieu, si les hommes à qui on a coupé des membres, et qui sentent des douleurs très-vives qu'ils rapportent à ces membres retranchés, ont par ces douleurs un sentiment immédiat de la présence du bras ou de la jambe qu'ils n'ont plus? Je ne m'arrêterai pas à réfuter les conséquences qu'on voudrait tirer de l'inclination que nous avons à croire à l'existence des corps malgré tous les raisonnements métaphysiques nous avons la même inclination à répandre nos sensations sur la surface des objets extérieurs, et tout le monde sait que l'habitude suffit pour nous rendre les jugements les plus faux presque naturels. (Voyez COULEUR.) Concluons qu'aucune sensation ne peut immédiatement, et par elle-même, nous assurer de l'existence d'aucun corps.

Ne pourrons-nous donc sortir de nous-mêmes et de cette espèce de prison où la nature nous retient enfermés et isolés au milieu de tous les êtres? Faudra-t-il nous réduire, avec les idéalistes, à n'admettre d'autre réalité que notre propre sensation ? Nous connaissons un genre de preuves auquel nous sommes accoutumés à nous fier; nous n'en avons même pas d'autres pour nous assurer de l'existence des objets, qui ne sont pas actuellement présents à nos sens, et sur lesquels cependant nous n'avons aucune espèce de doute: c'est l'induction qui se tire des effets pour remonter à la cause. Le témoignage, source de toute certitude historique, et les monuments qui confirment le témoignage, ne sont que des phénomènes qu'on explique par la supposition du fait historique. Dans la physique, l'ascension du vif-argent dans les tubes par la pression de l'air, le cours des astres, le mouvement diurne de la terre, et son mouvement annuel autour du soleil, la gravitation des corps, sont autant de faits qui ne sont prouvés que par l'accord exact de la supposition qu'on en a faite avec les phénomènes observés. Or, quoique nos sensations ne soient ni ne puissent être des substances existantes hors de nous, quoique les sensations actuelles ne soient ni ne puissent être les sensations passées, elles sont des faits; et si, en remontant de ces faits à leurs causes, on se trouve obligé d'admettre un système d'êtres intelligents ou corporels existants hors de nous, et une suite de sensations, antérieures à la sensation actuelle, enchaînée à l'état antérieur du système des êtres existants, ces deux choses, l'existence des êtres extérieurs et notre existence passée, seront appuyées sur le seul genre de preuves dont elles puissent être susceptibles; car, puisque la sensation actuelle est la seule chose immédiatement certaine, tout ce qui n'est pas elle ne peut acquérir d'autre certitude que celle qui remonte de l'effet à sa cause.

Or, on peut remonter d'un effet à sa cause de deux manières : ou le fait dont il s'agit n'a pu être produit que par une seule cause qu'il indique né

sent par la liaison des signes des idées; et il est vrai que plus les langues ont fait de progrès, plus elles donnent d'exercice à cette dernière faculté. Celui qui se sert des signes a ses expressions tout arrangées, par une habitude en quelque sorte mécanique; mais l'homme qui pense par images a, outre le travail de concevoir les idées, celui d'en arranger les expressions selon la grammaire. Si on conçoit ainsi : les cieux, vous avez mis le témoi– gnage de vos promesses en eux, il faut se traduire ensuite soi-même en français vous avez mis le témoignage de vos promesses dans les cieux.

6o EMOUNATHEKA SEBIBOUTHEKA. Ps. 89. v. 9. On dirait fort bien en français : la vérité vous environne, mais ce ne serait pas le sens de l'hébreu; emounatheka signifie en cet endroit la fidélité à remplir vos promesses; quelquefois il veut dire le gage, l'assurance de cette fidélité. On sent que cette interprétation rend la phrase intraduisible dans notre langue. Mais pourquoi ? C'est parce que le mot environne est une métaphore physique qu'on ne peut appliquer à une vertu, à une qualité morale, qu'en personnifiant celle-ci, ou du moins en la regardant comme une espèce de substance. Or, cette personnification n'a pas également lieu dans toutes les langues, ni pour toutes les qualités. Cette variété ne vient pas, comme on pourrait le croire, de la vivacité d'imagination différente chez les peuples différents. Chez toutes les nations on personnifie et on substantifie, si j'ose ainsi parler, tous sortes de qualités morales; mais il faut pour cela qu'elles puissent s'exprimer par un seul mot l'assemblage d'idées qui forme une périphrase avertit trop sensiblement que l'idée est une simple combinaison faite par l'esprit, et l'on ne peut alors supporter de lui voir attribuer, même métaphoriquement, des propriétés qui supposeraient une existence réelle. Pour la métaphore, il faut quelque analogie entre les idées, et il faut du moins que la justesse n'en soit pas détruite dans la phrase même.

EXISTENCE.

(Article extrait de l'Encyclopédie.)

EXISTENCE (s. f. Métaphysique). Ce mot est opposé à celui de néant; et plus étendu que ceux de réalité et d'actualité, qui sont opposés, le premier à l'apparence, le second à la possibilité simple; il est synonyme de l'un et de l'autre comme un terme général l'est des termes particuliers qui lui sont subordonnés, et signifie, dans la force grammaticale, l'état d'une chose en tant qu'elle existe.

Mais qu'est-ce qu'exister? Quelle notion les hommes ont-ils dans l'esprit, lorsqu'ils prononcent ce mot? et comment l'ont-ils acquise ou formée ? La réponse à ces questions sera le premier objet que nous discuterons dans cet article ensuite, après avoir analysé la notion de l'existence, nous examinerons la manière dont nous passons, de la simple impression passive et interne de nos sensations, aux jugements que nous portons sur l'existence même des objets, et nous essayerons d'établir les vrais fondements de toute certitude à cet égard.

De la notion de l'existence.

Je pense, donc je suis : disait Descartes. Ce grand homme, voulant élever sur des fondements solides le nouvel édifice de sa philosophie, avait bien

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Sans entreprendre de le réfuter en détail, il suffit peut-être d'exposer quelques principes. Je porte la main sur un objet, je sens une résistance et j'en ai l'idée par le tact. En même temps je vois ma main s'avancer vers cet objet que mes yeux me montraient déjà. — C'est par le secours de mes yeux que je guide ma main, je la vois s'appliquer à l'objet que je reconnais ainsi pour la cause commune de mes deux sensations, qui se contrôlent l'une l'autre. — Mais il est clair que ces deux sensations ne pourraient avoir aucun rapport, si ma main n'existait que dans mon idée.

Voici quelque chose de plus : en philosophant sur les rapports de mes sens aux objets, en multipliant les raisonnements et les expériences, je découvre, comme en effet le raisonnement et l'expérience l'ont découvert, que tout cela se fait suivant certaines lois. L'anatomie m'apprend que des rayons de lumière, réfléchis de l'objet à mon œil, sont réfractés dans le cristallin; et toujours supposant que l'objet, que mon œil, que les rayons existent, et que les opérations de l'anatomie et de la physique portent sur des faits réels, j'en conclus que des verres convexes interposés m'agrandiront l'apparence des objets, m'en feront découvrir qui m'échappaient par leur petitesse. Je taille un verre, ou, si vous voulez, l'idée d'un verre; je le mets entre l'idée de mon œil et l'idée de l'objet, et cet objet s'agrandit, et j'en vois toujours de nouveaux, suivant le plus ou moins de divergence qui devrait se trouver entre les rayons, si eux et les verres convexes étaient réels. L'expérience confirme ce qu'avait annoncé la théorie fondée sur l'observation des objets et des effets.

Mais je vous le demande, et à Berkeley, quelle absurdité d'imaginer que des suppositions et des observations, portant toutes sur des objets chimériques, et par conséquent chimériques elles-mêmes, pourront mener à des conclusions toutes vérifiées par l'expérience!

On pourrait appliquer ce même raisonnement aux autres sens aussi bien qu'à la vue.

J'ajoute que, si les corps n'existent point, la physique est anéantie; et combien de choses démontrées en physique! La pression de l'air qui fait monter le mercure dans les tubes, le mouvement du ciel et de la terre, par lequel celle-ci présente successivement ses différents points au soleil. - D'où vient la nuit, si ce n'est de l'interposition de la terre entre le soleil et nous?

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eu aucune de ces pensées, et croire qu'elles n'ont été qu'un jeu de son esprit, qu'un essai de l'influence que cet esprit serait capable d'exercer sur l'esprit de ses semblables. Mais il parle si sérieusement, il présente ses raisonnements avec un tel art, que l'on peut croire aussi qu'il s'est ébloui lui-même, et que ce savant argumentateur, qui craignait d'affirmer l'existence de son corps, était très-persuadé de la bonté de sa philosophie.

M. Turgot, magistrat, ne crut pas devoir fournir à l'Encyclopédie, officiellement proscrite, secrètement tolérée par le gouvernement, les articles qu'il n'avait promis qu'à l'Encyclopédie permise et protégée comme un des ouvrages les plus utiles, et dont le projet, à quelque point que son exécution fût difficile, et même à cause de cette difficulté, était un des plus honorables que pût concevoir l'esprit humain.

Les articles qui devaient repousser les sophismes de Berkeley, et compléter l'exposition de ce que nous pouvons savoir sur l'existence, n'ont pas été rédigés. Mais, dès sa première jeunesse (en 1750), M. Turgot, dans la correspondance qu'il tenait avec ses condisciples, et dont nous avons extrait quelques morceaux, avait déjà combattu l'évêque de Cloyne. Nous avons retrouvé deux de ses lettres à ce sujet, et nous croyons que c'est ici leur place naturelle. (Note de Dupont de Nemours.)

Qu'est-ce qui nous nourrit? Nous mangeons, et sans cela nous cesserions d'être; mais n'est-ce qu'une aperception? N'est-ce que le goût des viandes, ou que leur être aperçu qui nous soutient? Non, c'est au contraire une digestion inaperçue qui se fait dans des viscères qui, selon Berkeley, n'existeront que pour le chirurgien qui viendra nous ouvrir après notre mort. Le sang sort d'une piqûre, parce qu'il circule dans des vaisseaux qui, suivant Berkeley, n'existent point, puisqu'ils ne sont point actuellement aperçus; et dans ses principes ce sang même n'existait point.

On peut tirer encore un autre raisonnement des rapports que nos idées ont avec celles des autres hommes. Par quelle bizarrerie l'auteur admet-il ceuxci? Il devrait nier qu'il y eût d'autres hommes. Il devrait se croire le seul au monde. Apercevons-nous les autres hommes plus immédiatement que les autres objets? Ne peut-on pas leur appliquer tous les raisonnements de notre auteur? Et d'où viendrait que je vois un objet assez grand, et qu'un homme qui sera plus éloigné le verra plus petit, si la distance, l'objet, les rayons de lumière, et mon œil et celui de l'autre homme, n'existaient pas ?

L'ordre de nos idées, dit Berkeley, la réalité des choses n'est que dans l'ordre des idées de DIEU.· Pourquoi différents hommes voient-ils le même objet différemment? ou si ce n'est point le même objet qu'ils voient, quel est le lien commun de leurs différentes sensations? Si j'en croyais Berkeley, je ne verrais dans tout cela que la volonté arbitraire de DIEU. Mais DIEU est le moins arbitraire des êtres, car il est le seul parfaitement sage, et ses idées sont la RAISON par excellence.

Quel serait tout ce jeu des causes physiques? Et comment croire que DIEU s'en ferait un de nous tromper?

La question des causes occasionnelles ne fait rien ici; si on en avait démontré l'impossibilité, Berkeley serait réfuté par là même. Mais leur réalité ne décide aucunement en sa faveur.

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Mon principal raisonnement est fondé sur ce que Berkeley démontre fort bien, dans sa théorie de la vision, que le rapport des angles des rayons ne suffit pas pour nous faire connaître les distances; et sur ce que je crois en même temps qu'on ne démontre pas moins bien contre Berkeley que l'expérience seule ne peut apprendre à les connaître.

En voilà assez sur ce sujet; vous suppléerez par vos réflexions à ce qui manque aux miennes.

SECONDE LETTRE à M. l'abbé de....., contre les opinions de Berkeley.

Je ne vois pas qu'on puisse répondre au raisonnement que je vous ai fait contre Berkeley. Il a beau nous dire que nous ne voyons que nos idées et des modifications de notre âme, outre qu'il y a là-dedans quelque chose qu'il n'a pas assez éclairci, Mallebranche l'avait dit équivalemment par rapport à la question présente, en convenant que nous ne voyons pas les corps en euxmêmes, et cela ne prouve rien contre leur existence. « Mais, ajoute Berkeley, il est certain que rien de semblable à nos idées ne peut exister hors de nous, parce qu'un être qui n'a de réalité qu'en tant qu'aperçu, ne peut exister non aperçu. » C'est un pur sophisme.

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Il donne encore d'autres raisons, qui ne valent pas mieux.

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pas ici de s'appesantir sur cette question puérile, si la cause de nos sensations leur ressemble ou non. Il suffit qu'elle en soit la cause.

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Je soutiens que la matière existante hors de nous a les propriétés géométriques qui dépendent de la distance, et par conséquent la figure et le mouvement. Rappelez-vous le raisonnement par lequel je prouve l'existence des corps inférée de la cause commune des sensations, et des sensations pareilles des différents hommes, qui se rapportent toutes à ces objets extérieurs, et suivant les mêmes lois : ce qui ne serait qu'une succession bizarre et incompréhensible, suivant Berkeley, et ce qui suit nécessairement de la supposition de l'existence de la matière.

Je prends un cas particulier de ce raisonnement entre mille qu'il pourrait fournir. - Je vois différents objets, et Berkeley ne me niera pas que je n'aperçoive entre ce que j'appelle l'objet, qu'il prétend n'être que l'idée de l'objet, et une autre idée qui me paraît m'appartenir davantage, et que j'appelle moi, une troisième idée que j'appelle la distance de l'objet à moi. Il ne me niera pas non plus que je ne puisse appeler toute cette façon de voir, voir les objets hors de moi.

Je cherche quelle peut être la cause de ces perceptions des objets. Après bien des raisonnements et des expériences, je parviens à imaginer, non qu'il existe hors de moi des corps qui les excitent (je n'en ai jamais douté), mais que les corps renvoient continuellement des rayons de corpuscules qui, en parvenant à mon œil, s'y réfractent, s'y croisent, et, en frappant la rétine dans différents points, transmettent à l'âme une sensation qu'elle rapporte à l'extrémité de ces rayons. Ce n'est encore là qu'un système, mais bientôt je conclus que, suivant la différente longueur de ces rayons visuels, ce même corps doit paraître plus petit ou plus grand, puisque leur notion m'arrive par un angle plus petit ou plus grand; et comme j'ai le pouvoir, en me donnant l'idée que je marche, de changer à volonté l'idée que j'ai appelée la distance de moi à un objet, je m'approche de l'objet en question, je le vois plus grand; je m'éloigne, je le vois plus petit. Combinant alors ce qui arrivera dans mon hypothèse des rayons visuels, je parviens, comme je vous l'ai dit dans ma première lettre, à la théorie et à l'expérience du verre convexe qui rend les rayons plus convergents, et fait paraître les corps plus grands. J'agis en con séquence, et j'ai un télescope ou un microscope. Il est visible et incontestable qu'une hypothèse dont toutes les conclusions sont ainsi vérifiées par l'expérience est réelle, et par conséquent que mes rayons visuels, mon objet, mon œil, mon microscope, existent véritablement hors de moi: ces rayons que je n'avais fait que supposer, qui, selon Berkeley, n'existent même pas, puisqu'ils ne sont point aperçus, sont donc le principe qui lie tout l'ordre de mes sensations. Ce même raisonnement, je puis l'appliquer, comme nous en sommes aussi convenus, à la pression de l'air sur le mercure contenu dans des tubes, au système de Copernic, à celui de NEWTON.

La force de ce raisonnement, dans notre cas, est en partie fondée sur ce que les principes matériels, existant réellement, agissent, quoique insensibles, au lieu que ce qui n'est pas ne peut pas agir, ni influer sur l'ordre de nos idées; or, ces rayons, etc., n'existent pas, selon Berkeley, puisqu'ils ne sont point aperçus. Le monde de Berkeley serait la chose la plus inexplicable, la plus bizarre, la moins digne de l'Auteur du monde.

Je conçois bien que j'ai besoin, si je mange, d'un estomac et de viscères pour digérer; mais si je ne mange pas, ou si je ne mange qu'en idée, si mon

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