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c'est peut-être par cet endroit que l'art étymologique est le plus susceptible d'incertitude. Très-souvent le défaut de justesse et d'analogie ne donne pas droit de rejeter les étymologies fondées sur des métaphores; je crois l'avoir dit plus haut, en traitant de l'invention; il y en a surtout deux raisons : l'une est le versement d'un mot, si j'ose ainsi parler, d'une idée principale sur l'accessoire; la nouvelle extension de ce mot à d'autres idées, uniquement fondée sur le sens accessoire, sans égard au primitif, comme quand on dit un cheval ferré d'argent; et les nouvelles métaphores entées sur ce nouveau sens, puis les unes sur les autres, au point de présenter un sens entièrement contradictoire avec le sens propre. L'autre raison, qui a introduit dans les langues des métaphores peu justes, est l'embarras où les hommes se sont trouvés pour nommer certains objets qui ne frappaient en rien le sens de l'ouïe, et qui n'avaient, avec les autres objets de la nature, que des rapports très-éloignés. La nécessité est leur excuse. Quant à la première de ces deux espèces de métaphores si éloignées du sens primitif, j'ai déjà donné la seule règle de critique sur laquelle on puisse compter; c'est de ne les admettre que dans le seul cas où tous les changements intermédiaires sont connus: elle resserre nos jugements dans des limites bien étroites, mais il faut bien les resserrer dans les limites de la certitude.

Quant aux métaphores produites par la nécessité, cette nécessité même nous procurera un secours pour les vérifier: en effet, plus elle a été réelle et pressante, et plus elle s'est fait sentir à tous les hommes, plus elle a marqué toutes les langues de la même empreinte. Le rapprochement des tours semblables, dans plusieurs langues très différentes, devient alors une preuve que cette façon détournée d'envisager l'objet était aussi nécessaire pour pouvoir lui donner un nom, qu'elle semble bizarre au premier coup d'œil. Voici un exemple assez singulier qui justifiera notre règle. Rien ne parait d'abord plus étonnant que de voir le nom de pupilla, petite fille, diminutif de pupa, donné à la prunelle de l'œil. Cette étymologie devient indubitable par le rapprochement du grec xópa, qui a aussi ces deux sens, et de l'hébreu bathghnaïn, la prunelle, mot pour mot, la fille de l'œil à plus forte raison ce rapprochement est-il utile pour donner un plus grand degré de probabilité aux étymologies fondées sur des métaphores moins éloignées. La tendresse maternelle est peut-être le premier sentiment que les hommes aient eu à exprimer; et l'expression en semble indiquée par le mot de mama ou ama, le plus ancien mot de toutes les langues. Il ne serait pas extraordinaire que le mot latin amare en tirât son origine. Ce sentiment devient plus vraisemblable, quand on voit en hébreu le même mot AMMA, mère, former le verbe AMAM, amavit; et il est presque porté jusqu'à l'évidence, quand on voit dans la même langue REKHEM, uterus, former le verbe RAKHAM, vehementer amavit. 15° L'altération supposée dans les sons forme seule une grande partie de l'art étymologique, et mérite aussi quelques considérations particulières. Nous avons déjà dit (8o) que l'altération du dérivé augmentait à mesure que le temps l'éloignait du primitif, et nous avons ajouté, toutes choses d'ailleurs égales, parce que la quantité de cette altération dépend aussi du cours que ce mot a dans le public. Il s'use, pour ainsi dire, en passant dans un plus grand nombre de bouches, surtout dans la bouche du peuple, et la rapidité de cette circulation équivaut à une plus longue durée; les noms des saints, et les noms de baptême les plus communs, en sont un exemple. Les mots qui reviennent le plus souvent dans les langues, tels que les verbes étre, faire,

vouloir, aller, et tous ceux qui servent à lier les autres mots dans le discours, sont sujets à de plus grandes altérations; ce sont ceux qui ont le plus besoin d'être fixés par la langue écrite. Le mot inclinaison dans notre langue, et le mot inclination, viennent tous deux du latin inclinatio. Mais le premier, qui a gardé le sens physique, est plus ancien dans la langue; il a passé par la bouche des arpenteurs, des marins, etc. Le mot inclination nous est venu par les philosophes scolastiques, et a souffert moins d'altérations. On doit donc se prêter plus ou moins à l'altération supposée d'un mot, suivant qu'il est plus ancien dans la langue, que la langue était plus ou moins formée, était surtout, ou n'était pas, fixée par l'écriture lorsqu'il a été introduit; enfin, suivant qu'il exprime des idées d'un usage plus ou moins familier, plus ou moins populaire.

16° C'est par le même principe, que le temps et la fréquence de l'usage d'un mot se compensent mutuellement pour l'altérer dans le même degré. C'est principalement la pente générale que tous les mots ont à s'adoucir ou à s'abréger, qui les altère; et la cause de cette pente est la commodité de l'organe qui les prononce. Cette cause agit sur tous les hommes: elle agit d'une manière insensible, et d'autant plus que le mot est plus répété. Son action continue, et la marche des altérations qu'elle a produites, a dû être et a été observée. Une fois connue, elle devient une pierre de touche sûre pour juger d'une foule de conjectures étymologiques; les mots, adoucis ou abrégés par l'euphonie, ne retournent pas plus à leur première prononciation que les eaux ne remontent vers leur source. Au lieu d'obtinere, l'euphonie a fait prononcer optinere; mais jamais, à la pronciation du mot optare, on ne substituera celle d'obtare. Ainsi, dans notre langue, ce qui se prononçait comme exploits, tend de jour en jour à se prononcer comme succès; mais une étymologie où l'on ferait passer un mot de cette dernière prononciation à la première, ne serait pas recevable.

17° Si de ce point de vue général on veut descendre dans les détails, et considérer les différentes suites d'altérations, dans tous les langages, que l'euphonie produisait en même temps, et en quelque sorte parallèlement les unes aux autres, dans toutes les contrées de la terre; si l'on veut fixer aussi les yeux sur les différentes époques de ces changements, on sera surpris de leur irrégularité apparente. On verra que chaque langue, et dans chaque langue chaque dialecte, chaque peuple, chaque siècle, changent constamment certaines lettres en d'autres lettres, et se refusent à d'autres changements aussi constamment usités chez leurs voisins. On conclura qu'il n'y a à cet égard aucune règle générale. — Plusieurs savants, et ceux en particulier qui ont fait leur étude des langues orientales, ont, il est vrai, posé pour principe que les lettres distinguées dans la grammaire hébraïque, et rangées par classes sous le titre de lettres des mêmes organes, se changent récipro quement entre elles, et peuvent se substituer indifféremment les unes aux autres dans la même classe; ils ont affirmé la même chose des voyelles, et en ont disposé arbitrairement, sans doute, parce que le changement des voyelles est plus fréquent dans toutes les langues que celui des consonnes, mais peut-être aussi parce qu'en hébreu les voyelles ne sont point écrites. Toutes ces observations ne sont qu'un système, une conclusion générale de quelques faits particuliers, qui peut être démentie par d'autres faits en plus grand nombre. Quelque variable que soit le son des voyelles, leurs changements sont aussi constants, dans le même temps et dans le même

sent par la liaison des signes des idées; et il est vrai que plus les langues ont fait de progrès, plus elles donnent d'exercice à cette dernière faculté. Celui qui se sert des signes a ses expressions tout arrangées, par une habitude en quelque sorte mécanique; mais l'homme qui pense par images a, outre le travail de concevoir les idées, celui d'en arranger les expressions selon la grammaire. Si on conçoit ainsi les cieux, vous avez mis le témoignage de vos promesses en eux, il faut se traduire ensuite soi-même en français vous avez mis le témoignage de vos promesses dans les cieux.

6o EMOUNATHEKA SEBIBOUTHEKA. PS. 89. v. 9. On dirait fort bien en français : la vérité vous environne, mais ce ne serait pas le sens de l'hébreu; emounatheka signifie en cet endroit la fidélité à remplir vos promesses; quelquefois il veut dire le gage, l'assurance de cette fidélité. On sent que cette interprétation rend la phrase intraduisible dans notre langue. Mais pourquoi ? C'est parce que le mot environne est une métaphore physique qu'on ne peut appliquer à une vertu, à une qualité morale, qu'en personnifiant celle-ci, ou du moins en la regardant comme une espèce de substance. Or, cette personnification n'a pas également lieu dans toutes les langues, ni pour toutes les qualités. Cette variété ne vient pas, comme on pourrait le croire, de la vivacité d'imagination différente chez les peuples différents. Chez toutes les nations on personnifie et on substantifie, si j'ose ainsi parler, tous sortes de qualités morales; mais il faut pour cela qu'elles puissent s'exprimer par un seul mot : l'assemblage d'idées qui forme une périphrase avertit trop sensiblement que l'idée est une simple combinaison faite par l'esprit, et l'on ne peut alors supporter de lui voir attribuer, même métaphoriquement, des propriétés qui supposeraient une existence réelle. Pour la métaphore, il faut quelque analogie entre les idées, et il faut du moins que la justesse n'en soit pas détruite dans la phrase même.

EXISTENCE.

(Article extrait de l'Encyclopédie.)

EXISTENCE (s. f. Métaphysique). Ce mot est opposé à celui de néant; et plus étendu que ceux de réalité et d'actualité, qui sont opposés, le premier à l'apparence, le second à la possibilité simple; il est synonyme de l'un et de l'autre comme un terme général l'est des termes particuliers qui lui sont subordonnés, et signifie, dans la force grammaticale, l'état d'une chose en tant qu'elle existe.

Mais qu'est-ce qu'exister? Quelle notion les hommes ont-ils dans l'esprit, lorsqu'ils prononcent ce mot? et comment l'ont-ils acquise ou formée ? La réponse à ces questions sera le premier objet que nous discuterons dans cet article ensuite, après avoir analysé la notion de l'existence, nous examinerons la manière dont nous passons, de la simple impression passive et interne de nos sensations, aux jugements que nous portons sur l'existence même des objets, et nous essayerons d'établir les vrais fondements de toute certitude à cet égard.

De la notion de l'existence.

Je pense, donc je suis: disait Descartes. Ce grand homme, voulant élever sur des fondements solides le nouvel édifice de sa philosophie, avait bien

senti la nécessité de se dépouiller de toutes les notions acquises, pour appuyer désormais toutes ses propositions sur des principes dont l'évidence ne serait susceptible ni de preuve, ni de doute. Mais il était bien loin de penser que ce premier raisonnement, ce premier anneau par lequel il prétendait saisir la chaîne entière des connaissances humaines, supposât lui-même des notions très-abstraites, et dont le développement était très-difficile, celles de pensée et d'existence. — Locke, en nous apprenant, ou plutôt en nous prouvant le premier que toutes les idées nous viennent des sens, et qu'il n'est aucune notion dans l'esprit humain à laquelle on ne soit arrivé en partant uniquement des sensations, nous a montré le véritable point d'où les hommes sont partis, et où nous devons nous replacer, pour suivre la génération de toutes nos idées. - Mon dessein n'est cependant point ici de prendre l'homme au premier instant de son être, d'examiner comment ses sensations sont devenues des idées, et de discuter si l'expérience seule lui a appris à rapporter ses sensations à des distances déterminées, à les sentir les unes hors des autres, et à se former l'idée d'étendue, comme le croit M. l'abbé de Condillac; ou si, comme je le crois, les sensations propres de la vue, du toucher, et peut-être de tous les autres sens, ne sont pas nécessairement rapportées à une distance quelconque les unes des autres, et ne présentent pas elles-mêmes l'idée de l'étendue. (Voyez les articles IDÉE, Sensation, VUE, TOUCHER, Substance spirituelle.)

Je n'ai pas besoin de ces recherches: si l'homme à cet égard a quelque chemin à faire, il est tout fait longtemps avant qu'il songe à se former la notion abstraite de l'existence; et je puis bien le supposer arrivé à un point que les brutes mêmes ont certainement atteint, si nous avons le droit de juger qu'elles ont une âme. (Voyez AME DES BÊTES). Il est au moins incontestable que l'homme a su voir avant que d'apprendre à raisonner ou à parler; et c'est à cette époque certaine que je commence à le considérer.

En le dépouillant donc de tout ce que le progrès de ses réflexions lui a fait acquérir depuis, je le vois, dans quelque instant que je le prenne, ou plutôt je me sens moi-même assailli par une foule de sensations et d'images que chacun de mes sens m'apporte, et dont l'assemblage me présente un monde d'objets distincts les uns des autres, et d'un autre objet qui seul m'est présent par des sensations d'une certaine espèce, et qui est le même que j'apprendrai dans la suite à nommer moi. Mais ce monde sensible, de quels éléments est-il composé ? Des points noirs, blancs, rouges, verts, bleus, ombrés ou clairs, combinés en mille manières, placés les uns hors des autres, rapportés à des distances plus ou moins grandes, et formant par leur contiguité une surface plus ou moins enfoncée sur laquelle mes regards s'arrêtent : c'est à quoi se réduisent toutes les images que je reçois par le sens de la vue. La nature opère devant moi sur un espace indéterminé, précisément comme le peintre opère sur une toile.

Les sensations de froid, de chaleur, de résistance, que je reçois par le sens du toucher, me paraissent aussi comme dispersées çà et là dans un espace à trois dimensions, dont elles déterminent les différents points; et dans lequel, lorsque les points tangibles sont contigus, elles dessinent aussi des espèces d'images, comme la vue, mais à leur manière, et tranchées avec bien moins de netteté.

Le goût me paraît encore une sensation locale, toujours accompagnée de

celles qui sont propres au toucher, dont elle semble une espèce limitée à un organe particulier.

Quoique les sensations propres de l'ouïe et de l'odorat ne nous présentent pas à la fois (du moins d'une façon permanente) un certain nombre de points contigus qui puissent former des figures et nous donner une idée d'étendue, elles ont cependant leur place dans cet espace dont les sensations de la vue et du toucher nous déterminent les dimensions; et nous leur assignons toujours une situation, soit que nous les rapportions à une distance éloignée de nos organes, ou à ces organes mêmes.

Il ne faut pas omettre un autre ordre de sensations plus pénétrantes, pour ainsi dire, qui, rapportées à l'intérieur de notre corps, et en occupant même quelquefois toute l'habitude, semblent remplir les trois dimensions de l'espace, et porter immédiatement avec elles l'idée de l'étendue solide. Je ferai de ces sensations une classe particulière sous le nom de tact intérieur, ou sixième sens. J'y rangerai les douleurs qu'on ressent quelquefois dans l'intérieur des chairs, dans la capacité des intestins et dans les os même ; les nausées, le malaise qui précède l'évanouissement, la faim, la soif, l'émotion qui accompagne toutes les passions; les frissonnements, soit de douleur, soit de volupté; enfin cette multitude de sensations confuses qui ne nous abandonnent jamais, qui circonscrivent en quelque sorte notre corps, qui nous le rendent toujours présent, et que par cette raison quelques métaphysiciens ont appelé sens de la coexistence de notre corps. (Voyez les articles SENS et TOUCHER.)

Dans cette espèce d'analyse de toutes nos idées purement sensibles, je n'ai point rejeté les expressions qui supposent des notions réfléchies, et des connaissances d'un ordre très-postérieur à la simple sensation; il fallait bien m'en servir. L'homme réduit aux sensations n'a presque point de langage, et il n'a pu les désigner que par les premiers noms qu'il aura donnés aux organes qui les reçoivent ou aux objets qui les excitent; ce qui suppose tout le système de nos jugements sur l'existence des objets extérieurs, déjà formé. Mais je suis sûr de n'avoir peint que la situation de l'homme réduit aux simples impressions des sens, et je crois avoir fait l'énumération exacte de celles qu'il éprouve. Il en résulte que toutes les idées des objets que nous apercevons par les sens, se réduisent, en dernière analyse, à une foule de sensations de couleurs, de résistance, de sons, etc., rapportées à différentes distances les unes des autres, et répandues dans un espace indéterminé, comme autant de points dont l'assemblage et les combinaisons forment un tableau solide (si l'on peut employer ici ce mot dans la même acception que les géomètres), auquel tous nos sens à la fois fournissent des images variées et multipliées indéfiniment.

Je suis encore loin de la notion de l'existence, et je ne vois jusqu'ici qu'une impression passive, ou tout au plus le jugement naturel par lequel plusieurs métaphysiciens prétendent que nous transportons nos propres sensations hors de nous-mêmes, pour les répandre sur les différents points de l'espace que nous examinons. (Voyez SENSATIONS, VUE et TOUCHER.) - Ce tableau, composé de toutes nos sensations, cet univers idéal n'est jamais le même deux instants de suite; et la mémoire, qui conserve dans le second instant l'impression du premier, nous met à portée de comparer ces tableaux passagers, et d'en observer les différences. (Le développement de ce phénomène n'ap

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