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aucun rapport au sens primitif. On dirait : « Tel mot, dans un temps, a reçu cette signification; la génération suivante y a ajouté cet autre sens; les hommes l'ont ensuite employé à désigner telle idée; ils y ont été conduits par analogie; cette signification est le sens propre; cette autre est un sens détourné, mais néanmoins en usage. »> On distinguerait dans cette généalogie d'idées un certain nombre d'époques : spiritus, souffle; esprit, principe de la vie; esprit, substance; esprit, talent de penser, etc. Chacune de ces époques donnerait lieu à une définition particulière: on aurait du moins toujours une idée précise de ce qu'on doit définir; on n'embrasserait point à la fois tous les sens d'un mot, et en même temps on n'en exclurait arbitrairement aucun; on exposerait tous ceux qui sont reçus; et, sans se faire le législateur du langage, on lui donnerait toute la netteté dont il est susceptible, et dont nous avons besoin pour raisonner juste.

Sans doute, la méthode que je viens de tracer est souvent mise en usage, surtout lorsque l'incompatibilité des sens d'un même mot est trop frappante; mais, pour l'appliquer dans tous les cas, et avec toute la finesse dont elle est susceptible, on ne pourra guère se dispenser de consulter les mêmes analogies qui servent de guide dans les recherches étymologiques. Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle doit être générale, et que le secours des étymologies y est utile dans tous les cas.

Au reste, ce secours devient d'une nécessité absolue, lorsqu'il faut connaître exactement, non pas le sens qu'un mot a dû ou doit avoir, mais celui qu'il a eu dans l'esprit de tel auteur, dans tel temps, dans tel siècle. Ceux qui observent la marche de l'esprit humain dans l'histoire des anciennes opinions, et plus encore ceux qui, comme les théologiens, sont obligés d'appuyer des dogmes respectables sur les expressions des livres révélés, ou sur les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur siècle, doivent marcher sans cesse le flambeau de l'étymologie à la main, s'ils ne veulent tomber dans mille erreurs. Si l'on part de nos idées actuelles sur la matière et ses trois dimensions ; si l'on oublie que le mot qui répond à celui de matière, materia, ün signifiait proprement du bois, et par métaphore, dans le sens philosophique, les matériaux dont une chose est faite, ce fonds d'être qui subsiste parmi les changements continuels des formes, en un mot ce que nous appelons aujourd'hui substance, on sera souvent porté mal à propos à charger les anciens philosophes d'avoir nié la spiritualité de l'âme, c'est-à-dire d'avoir mal répondu à une question que beaucoup d'entre eux ne se sont jamais faite. Presque toutes les expressions philosophiques ont changé de signification; et, toutes les fois qu'il faut établir une vérité sur le témoignage d'un auteur, il est indispensable de commencer par examiner la force de ses expressions, non dans l'esprit de nos contemporains et dans le nôtre, mais dans le sien et dans celui des hommes de son siècle. Cet examen, fondé si souvent sur la connaissance des étymologies, fait une partie des plus essentielles de la critique nous exhortons à lire, à ce sujet, l'Art critique du célèbre Le CLERC ; ce savant homme a recueilli dans cet ouvrage plusieurs exemples d'erreurs très-importantes, et donne en même temps des règles pour les éviter.

Je n'ai point encore parlé de l'usage le plus ordinaire que les savants aient fait jusqu'ici de l'art étymologique, et des grandes lumières qu'ils ont cru en tirer, pour l'éclaircissement de l'histoire ancienne. Je ne me laisserai point emporter à leur enthousiasme : j'inviterai même ceux qui pourraient y être

plus portés que moi, à lire la Démonstration évangélique, de M. Huet; l'Explication de la Mythologie, par Lavaur; les longs Commentaires que l'évêque Cumberland et le célèbre Fourmont ont donnés sur le fragment de Sanchoniaton; l'Histoire du Ciel, de M. Pluche; les ouvrages du P. Pezron sur les Celtes; l'Atlantique, de Rudbeck, etc. Il sera très-curieux de comparer les différentes explications que tous ces auteurs ont données de la mythologie et de l'histoire des anciens héros. L'un voit tous les patriarches de l'ancien Testament, et leur histoire suivie, où l'autre ne voit que des héros suédois ou celtes; un troisième, des leçons d'astronomie et de labourage, etc. Tous présentent des systèmes assez bien liés, à peu près également vraisemblables, et tous ont la même chose à expliquer. On sentira probablement, avant d'avoir fini cette lecture, combien il est frivole de prétendre établir des faits sur des étymologies purement arbitraires, et dont la certitude serait évaluée très-favorablement en la réduisant à de simples possibilités. Ajoutons qu'on y verra en même temps que, si ces auteurs s'étaient astreints à la sévérité des règles que nous avons données, ils se seraient épargné bien des volumes.

Après cet acte d'impartialité, j'ai droit d'appuyer sur l'utilité dont peuvent être les étymologies, pour l'éclaircissement de l'ancienne histoire et de la fable. Avant l'invention de l'écriture, et depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les traces des révolutions s'effacent en peu de temps, et il n'en reste d'autres vestiges que les noms imposés aux montagnes, aux rivières, etc., par les anciens habitants du pays, et qui se sont conservés dans les langues des conquérants. Les mélanges des langues servent à indiquer les mélanges des peuples, leurs courses, leurs transplantations, leurs navigations, les colonies qu'ils ont portées dans les climats éloignés. En matière de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités consiste dans leur concert; toutes donnent et reçoivent mutuellement : ainsi les étymolo gies confirment les conjectures historiques, comme nous avons vu que les conjectures historiques confirment les étymologies; par la même raison, celles-ci empruntent et répandent une lumière réciproque sur l'origine et la migration des arts, dont les nations ont souvent adopté les termes avec les manœuvres qu'ils expriment. La décomposition des langues modernes peut encore nous faire retrouver, jusqu'à un certain point, des langues perdues, et nous guider dans l'interprétation d'anciens monuments que leur obscurité, sans cela, nous rendrait entièrement inutiles. Ces faibles lueurs sont précieuses, surtout lorsqu'elles sont seules; mais, il faut l'avouer, si elles peuvent servir à indiquer certains événements à grande masse, comme les migrations et les mélanges de quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir à établir aucun fait circonstancié. En général, des conjectures sur des noms me paraissent un fondement bien faible pour asseoir quelque assertion positive; et, si je voulais faire usage de l'étymologie pour éclaircir les anciennes fables et le commencement de l'histoire des nations, ce serait bien moins pour élever que pour détruire. Loin de chercher à identifier, à force de suppositions, les dieux des différents peuples, pour les ramener à l'histoire corrompue, ou à des systèmes raisonnables d'idolâtrie, soit astronomique, soit allégorique, la diversité des noms des dieux de Virgile et d'Homère, quoique les personnages soient calqués les uns sur les autres, me ferait penser que la plus grande partie de ces dieux latins n'avaient dans l'origine rien de commun avec les dieux grecs; que tous les peuples assignaient, aux diffé

rents effets qui frappaient le plus leurs sens, des êtres pour les produire et y présider; qu'on partageait entre ces êtres fantastiques l'empire de la nature arbitrairement, comme on partageait l'année entre plusieurs mois ; qu'on leur donnait des noms relatifs à leurs fonctions, et tirés de la langue du pays, parce qu'on n'en savait pas d'autre ; que par cette raison le dieu qui présidait à la navigation s'appelait Neptunus, comme la déesse qui présidait aux fruits s'appelait Pomona; que chaque peuple faisait ses dieux à part et pour son usage, comme son calendrier; que, si dans la suite on a cru pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres, comme ceux des mois, et identifier le Neptune des Latins avec le Poseidon des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun était de la réalité des siens et de la facilité avec laquelle on se prêtait à cette croyance réciproque, par l'espèce de courtoisie que la superstition d'un peuple avait, en ce temps-là, pour celle d'un autre : enfin j'attribuerais en partie, à ces traductions et à ces confusions de dieux, l'accumulation d'une foule d'aventures contradictoires sur la tête d'une seule divinité, ce qui a dû compliquer de plus en plus la mythologie, jusqu'à ce que les poëtes l'aient fixée dans des temps postérieurs.

A l'égard de l'histoire ancienne, j'examinerais les connaissances que les différentes nations prétendent avoir sur l'origine du monde; j'étudierais le sens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, et à ceux dont elles remplissent les premières générations. Je verrais, dans la tradition des Germains, que Theut fut père de Mannus, ce qui ne veut dire autre chose, sinon que Dieu créa l'homme. Dans le fragment de Sanchoniaton, je verrais, après l'air ténébreux et le chaos, l'Esprit produire l'Amour; puis naître successivement les êtres intelligents, les astres, les hommes immortels, et enfin, d'un certain vent Colpias et de la Nuit, Aeon et Protogunos, c'està-dire, mot pour mot, le Temps (représenté pourtant comme un homme) et le premier homme; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d'époques des inventions successives des premiers arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces arts, le Chasseur, le Pêcheur, le Bâtisseur, et tous ont inventé les arts dont ils portent le nom. A travers toute la confusion de ce fragment, j'entrevois bien que le prétendu Sanchoniaton n'a fait que compiler d'anciennes traditions qu'il n'a pas toujours entendues; mais à quelque source qu'il ait puisé, peut-on jamais reconnaître dans son fragment un récit historique? Ces noms dont le sens est toujours assujetti à l'ordre systématique de l'invention des arts, ou identique avec la chose même qu'on raconte, comme celui de Protogonos, présentent sensiblement le caractère d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres ont imaginé et cru vraisemblable, et répugnent à celui d'un témoin qui rend compte de ce qu'il a vu ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres témoins. Les noms répondent aux caractères dans les comédies, et non dans les sociétés ; la tradition des Germains est dans le même sens : on peut juger par là de ce qu'on doit penser des auteurs qui ont osé préférer ces traditions informes à la narration simple et circonstanciée de la Genèse.

Les anciens expliquaient presque toujours les noms des villes par le nom de leurs fondateurs; mais cette façon de nommer les villes est-elle réellement bien commune? Et beaucoup de villes ont-elles eu un fondateur? N'est-il pas arrivé quelquefois qu'on ait imaginé le fondateur et son nom d'après le nom de la ville, pour remplir le vide que l'histoire laisse toujours dans les premiers temps d'un peuple? L'étymologie peut, dans certaines oc

casions, éclaircir ce doute. Les historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus; et l'histoire de ce prince, ainsi que celle de sa femme Semiramis, est assez bien circonstanciée, quoiqu'un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, HABITER; suivant cette étymologie, ce nom signifierait habitation, et il aurait été assez naturel pour une ville, surtout dans les premiers temps où les peuples, bornés à leur territoire, ne donnaient guère un nom à la ville que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c'est-à-dire jusqu'au temps de la domination persane, on n'a pas dû lui chercher d'autre origine, et l'histoire de Ninus n'aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les historiens grecs qui nous l'ont racontée n'ont écrit, effectivement, que longtemps, après; et le soupçon que nous avons formé s'accorde d'ailleurs très-bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu'il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toujours vrai qu'en général, lorsque le nom d'une ville a, dans la langue qu'on y parle, un sens naturel et vraisemblable, on est en droit de suspecter l'existence du prince qu'on prétend lui avoir donné son nom, surtout si cette existence n'est connue que par des auteurs qui n'ont jamais su la langue du pays.

On voit assez jusqu'où et comment on peut faire usage des étymologies pour éclaircir les obscurités de l'histoire.

Si, d'après ce que nous avons dit pour montrer l'utilité de cette étude, quelqu'un la méprisait encore, nous lui citerions l'exemple des Le Clerc, des Leibnitz, et de l'illustre Frérel, un des savants qui ont su le mieux appliquer la philosophie à l'érudition. Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet, sur les étymologies de la langue française (Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, tome XX), et surtout les deux Mémoires que M. le président de Brosses a lus à la même Académie, sur les Etymologies ; titre trop modeste, puisqu'il s'y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, et des raisons suffisantes de l'art de la parole. Comme l'auteur a bien voulu nous les communiquer, nous en eussions profité plus souvent, s'il ne fût pas entré dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vues profondes et philosophiques dont ils sont remplis, aux articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore, etc. (Voyez ces mots.)

Nous conclurons donc cet article, en disant avec Quintilien: Ne quis igitur tam parva fastidiat elementa... quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas, quæ non modo acuere ingenia, sed exercere altissimam quoque eruditionem possit.

RÉFLEXIONS SUR LES LANGUES'.

On sait aujourd'hui que l'utilité de l'étude des langues ne se borne pas à rendre communes à toutes les nations les richesses de l'esprit. Dans notre

1 L'étude des langues et la recherche des étymologies avaient pour M. Turgot un grand attrait.

Il avait projeté et commencé un ouvrage sur la formation des langues et la Gram

siècle, la philosophie, ou plutôt la raison, en étendant son empire sur toutes les sciences, a fait ce que firent autrefois les conquêtes des Romains parmi les nations; elle a réuni toutes les parties du monde littéraire, elle a renversé les barrières qui faisaient de chaque science comme un État séparé, indépendant, étranger aux autres. On s'est aperçu que la formation et la dérivation des mots, les changements insensibles, les mélanges, les progrès et la corruption des langues étaient des effets déterminés de causes déterminées, et dès lors un objet de recherche pour les philosophes. La vraie métaphysique, dont Locke nous a ouvert le premier le chemin, a encore mieux prouvé combien l'étude des langues pourrait devenir curieuse et importante, en nous apprenant quel usage nous faisons des signes pour nous élever par degrés des idées sensibles aux idées métaphysiques, et pour lier le tissu de nos raisonnements; elle a fait sentir combien cet instrument de l'esprit que l'esprit a formé, et dont il fait tant d'usage dans ses opérations, offrait de considérations importantes sur la mécanique de sa construction et de son action. On a vu que les signes de nos idées, inventés pour les communiquer aux autres, servaient encore à nous en assurer la possession, et à en augmenter le nombre; que les signes et les idées formaient comme deux ordres relatifs de choses, qui se suivaient dans leurs progrès avec une dépendance mutuelle, qui marchaient en quelque sorte sur deux lignes parallèles, ayant les mêmes inflexions, les mêmes détours, et s'appuyant perpétuellement l'un sur l'autre; enfin, qu'il était impossible de connaître bien l'un sans les connaître tous deux. Nos idées abstraites n'ayant point un modèle existant hors de nous, et n'étant que des signes de nos idées collectives, tous les raisonnements des philosophes ne seront que de perpétuelles équivoques, si, par une juste analyse, on ne marque avec précision quelles sont les idées qui entrent dans la composition de ces idées abstraites, et surtout à quel point elles sont déterminées. On ne saurait lire aucun ancien philosophe sans reconnaître combien le défaut de cette précaution a produit d'erreurs.

L'étude des langues, bien faite serait peut-être la meilleure des logiques : en analysant, en comparant les mots dont elles sont composées, en les suivant depuis la formation jusqu'aux différentes significations qu'on leur a depuis attribuées, on reconnaîtrait le fil des idées, on verrait par quels degrés, par quelles nuances les hommes ont passé de l'une à l'autre ; on saisirait la liaison et l'analogie qui sont entre elles; on pourrait parvenir à découvrir quelles ont été celles qui se sont présentées les premières aux hommes, et quel ordre ils ont gardé dans la combinaison de ces premières idées. Cette espèce de métaphysique expérimentale serait en même temps l'histoire de l'esprit du genre humain, et du progrès de ses pensées toujours proportionné au besoin qui les a fait naître. Les langues en sont à la fois l'expression et la mesure.

L'histoire des peuples ne reçoit pas moins de jour de la connaissance des langues. Les temps historiques, qui ne peuvent remonter beaucoup plus haut que l'invention de l'art d'écrire, sont renfermés dans un espace assez maire générale, dont nous n'avons retrouvé que la préface et quelques observations détachées.

Il nous a paru d'autant plus convenable de les placer ici, que plusieurs de ces observations portent sur des étymologies dont quelques-unes ont dejà été indiquées dans l'article de l'Encyclopédie qui précède, et qu'on peut les regarder comme des fragments utiles du même ouvrage. (Note de Dupont de Nemours.)

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