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J'allais finir, monsieur; mais, comme il m'est venu quelques réflexions capables de rendre toutes ces vérités plus sensibles, je crois ne devoir pas les omettre.

Première réflexion.-Nous avons toujours proscrit en France l'inquisition, ce tribunal odieux, qui a porté le fer et la flamme dans l'empire du Dieu de paix et de charité : or, tout odieux qu'est ce tribunal, celui qu'établit l'intolérance ne le serait pas moins. Si les prisons de l'inquisition sont terribles, la France n'en a que trop qui ont souvent retenti des cris de la conscience opprimée; et, si les unes sont injustes, les autres peuvent-elles être autorisées ? Nous, qui condamnons avec horreur le ministre de l'Église qui veut forcer les esprits, donnerons-nous au prince le droit de les subjuguer? Nous regardons avec indignation les vexations qui gênent en Italie et en Espagne les droits de la conscience; un peu de réflexion nous empêcherait de regarder nos concitoyens avec moins de charité que les étrangers.

Deuxième réflexion.-Vous avez déjà vu, monsieur, que, pour vous prouver la nécessité de la tolérance, et pour vous faire sentir le peu d'autorité des princes dans les affaires de la religion, je vous ai rappelé souvent les premiers temps de l'Église où les princes n'étaient pas encore chrétiens. Pour justifier encore ce que j'ai avancé, supposons que des disputes actuelles fussent arrivées dans un pays où le prince ne fût ni janséniste, ni constitutionnaire : à Berlin, par exemple, le roi de Prusse, quoique protestant, a permis aux catholiques de bâtir une église dans sa capitale ; si parmi eux il se trouvait quelques jansénistes auxquels ils prétendissent refuser les sacrements, ne serions-nous pas étonnés de voir entrer le prince dans leurs disputes, et prétendre leur dicter des lois? Sans qu'il s'ingérât dans leurs divisions, ne se termineraient-elles pas? N'arriverait-il pas, ou que, comme en Hollande, les jansénistes feraient une église à part, ou que, comme du temps des premiers hérétiques, leurs opinions viendraient à se confondre et à se réunir? Quelque chose qui arrivât, nous serions révoltés de voir le prince protestant se mêler des affaires catholiques. La foi du prince change-t-elle donc quelque chose aux moyens que Dieu a établis pour maintenir sa religion? Et ce que le roi de Prusse devrait faire, n'est-il pas la règle de ce que doivent faire nos rois?

Troisième réflexion.-Il y a longtemps qu'on a comparé le salut de l'âme à la santé du corps; les évêques se sont qualifiés eux-mêmes de médecins spirituels. Les erreurs sont des maladies qui infectent les esprits; ceux qui gouvernent les consciences sont établis pour y appliquer les remèdes. Jugeons donc de la liberté qui doit régner dans l'ordre du salut, par celle que chacun doit avoir pour gouverner sa santé : quelque excellent que soit un remède, ne trouverions-nous pas de la dureté à un prince qui voudrait obliger ses sujets à s'en servir préférablement à tout autre? Ne lui dirait-on pas que la confiance ne s'ordonne point, que chacun est maître de sa santé, et qu'on ne guérit personne malgré lui? Necrierions-nous pas à l'injustice? Si le roi faisait plus, et, si la confiance qu'il aurait à ce remède l'engageait à ordonner que tous les médecins de son royaume eussent à s'en servir dans toutes les occasions, ne seraient-ils pas en droit de lui représenter que personne ne peut mieux connaître qu'eux l'utilité d'un remède; qu'elle varie suivant les différents tempéraments et suivant les différentes dispositions, dont eux seuls peuvent être juges; qu'ils ne peuvent pas avoir tous une conduite uniforme; qu'ils souffriront plutôt mille tourments que de donner un remède qui peut être dangereux, et que jamais on ne pourra les contraindre à tuer quelqu'un avec

connaissance de cause? Si, malgré ces justes représentations, le roi persistait à vouloir obliger tous ses sujets à prendre de ce remède, et tous les médecins à en donner, même lorsqu'ils en croiraient l'application dangereuse, que penserions-nous d'une telle conduite? Ne nous paraîtrait-elle pas contraire aux premières lumières de la raison? Je laisse faire à chacun l'application.de cette comparaison, pour ne pas paraitre trop mêler les choses profanes avec les choses célestes.

Je crois, monsieur, avoir assez justifié la tolérance. Il y a un siècle que ces principes auraient pu choquer bien des personnes; mais nous devenons tous les jours plus éclairés, et nous apprenons à distinguer dans la religion ce qui lui est essentiel, de ce que les hommes y ont ajouté. Nous détestons plus que jamais l'inquisition; nous admirons l'édit de tolérance de l'impératrice-reine: le roi de Prusse nous paraît sage pour avoir, quoique protestant, accordé aux catholiques le libre exercice de leur religion. La révocation de l'édit de Nantes nous révolte; nos troupes gémissent lorsqu'elles sont employées contre les protestants: enfin, on a soutenu dans quelques thèses de la Faculté de théologie la tolérance civile; plusieurs écrits paraissent l'inspirer, tous les discours y tendent. Espérons donc, monsieur, que dans peu les esprits, rendus à eux-mêmes, rougiront d'un aveuglement qui n'a que trop influé sur la conduite des princes, et dont tant d'hommes ont été les victimes. Que nous serions heureux l'un et l'autre, monsieur, si nous pouvions y contribuer !

FRAGMENT

DE L'HISTOIRE DU JANSÉNISME ET DU MOLINISME'.

Il est utile de connaître l'origine et les détails de ces querelles tristement fameuses qui, sous les noms de jansénisme et molinisme, ont déchiré si longtemps l'Église de France, ont agité même l'État, ont fait le malheur d'une foule d'hommes respectables dans les deux partis, et dont l'incendie,

1 On a vu dans tout le cours de ce recueil combien M. Turgot mettait d'importance à ce que les gouvernements n'intervinssent jamais dans les querelles religieuses, qu'ils respectassent toutes les opinions que les hommes croient de nature à intéresser la conscience, et qu'ils se bornassent à punir les actions nuisibles à la société.

« On ne peut disputer, disait-il, que sur ce qui n'est pas clair. C'est pourquoi l'on ne dispute point sur la géométrie, ni même sur les vérités morales, qui ont aussi leur évidence.

« Quant aux matières obscures, tant qu'elles continuent à l'être, on conteste à forces à peu près égales; et la discussion peut durer sans inconvénient jusqu'à la conviction, ou jusqu'à l'ennui, sans que l'autorité publique ait autre chose à y faire que d'interdire l'injure et de réprimer les voies de fait.

« Mais, si elle a le malheur de prendre parti, elle s'expose à commettre, même avec bonne intention, des persécutions injustes, à exciter des murmures, à provoquer des résistances qui troublent l'État, et dont les conséquences ne peuvent être pré

vues. >>

Pour confirmer cette doctrine par des faits très-récents, et dont le public s'occupait encore, il avait songé à écrire l'Histoire du jansénisme et du molinisme.

Le morceau qu'on va lire en est un fragment qu'il a donné, avec le droit d'en faire

si on peut le croire à peu près éteint, fume du moins encore de toutes parts autour de nous.

Le fond de la dispute avait pour objet ce qu'on doit penser sur la grâce, la prédestination et le libre arbitre.

L'homme est libre. Entraîné par le sentiment qu'il a de sa propre détermination lorsqu'il agit, il ne résiste point à cette conviction intérieure : c'est d'après elle qu'il ose apprécier ses actions et celles des autres, qu'il approuve ou qu'il blâme, qu'il jouit du témoignage d'une conscience pure, ou qu'il est déchiré par ses remords; c'est d'après elle qu'il n'est pas en lui de voir du même œil le traître qui l'assassine, et la pierre qui le blesse par sa chute. Mais comment l'homme est-il libre? Comment cette liberté se conciliet-elle avec l'influence des motifs sur la volonté, avec l'action universelle et continue de la cause première et toute-puissante par laquelle tout existe et chaque chose est ce qu'elle est, avec la connaissance certaine qu'a la Divinité non-seulement du présent et du passé, mais encore de l'avenir? Ces questions difficiles ont été, dès les premiers pas de la philosophie, le tourment et l'écueil de la curiosité humaine.

Les différentes sectes de philosophes grecs se partagèrent entre les deux opinions opposées du libre arbitre et de la fatalité; et dès lors on put observer que les partisans du système de la nécessité faisaient profession de la morale la plus rigide dans la spéculation et dans la pratique, comme si, à force de vertus et en portant l'austérité jusqu'à l'excès, ils avaient voulu expier envers la société les conséquences destructives de toute morale qu'on imputait à leur doctrine métaphysique.

Les hommes, même en soumettant leur raison à des dogmes qu'ils respectent comme enseignés immédiatement par la Divinité, n'ont pu renoncer à cette curiosité ardente et indiscrète qui les pousse à raisonner sur tout, à vouloir expliquer tout. La même diversité d'opinions, qui avait régné entre les philosophes de l'antiquité, a partagé les écoles des théologiens, et a formé dans toutes les religions des sectes rivales. Parmi les mahométans, les questions de la prédestination et du libre arbitre sont un des principaux points qui divisent les sectateurs d'Omar et ceux d'Ali. C'était chez les Juifs un des objets de dispute entre les pharisiens et les sadducéens.

Dans le christianisme, ce dogme de la vocation gratuite à la foi et au salut, si fortement inculqué par saint Paul comme un des principaux fondements sur lesquels s'appuie l'économie de la loi naturelle; cette doctrine consacrée dans l'Église, que la sanctification est un don de Dieu, que les hommes ne peuvent rien sans son secours; enfin tous les mystères de la prédestination et de la grâce, ont encore redoublé l'épaisseur du voile qui couvre ces profondeurs.

Cependant les premiers siècles du christianisme s'écoulèrent avant qu'il s'élevât, sur cette matière, des disputes assez vives pour troubler la paix de l'Église. Les discussions qu'occasionna la doctrine de Pélage furent même renfermées dans les bornes de l'Église d'Occident, et c'est sans doute par usage, à M. l'abbé Bossut, pour lequel il avait une amitié particulière. Ce savant a cru devoir en adopter quelques idées, et même quelques expressions, dans l'excellent Discours préliminaire qu'il a placé à la tête de l'édition des œuvres de Pascal, en 1779. C'est ainsi que les hommes supérieurs s'honorent mutuellement en s'entre-aidant, en se liant par une confraternité qui leur donne toujours quelques raisons de s'estimer l'un l'autre davantage et de se chérir de plus en plus. (Note de Dupont de Nemours.)

cette raison que les théologiens qui donnent le plus à la liberté citent avec tant de complaisance le témoignage des Pères grecs en faveur de leurs opinions. En effet, dans les temps de tranquillité, où toutes les vues se portent presque entièrement sur la morale et sur la pratique des vertus chrétiennes, il est naturel que les personnes chargées d'instruire les peuples insistent principalement sur un dogme aussi étroitement lié à la moralité des actions humaines que l'est celui de la liberté. On connaît ce mot d'un prédicateur janséniste, qui disait qu'il s'était souvent surpris de se trouver moliniste en chaire. Peut-être que, si l'on examinait bien les conséquences rigoureuses des idées métaphysiques de Suarez et de Molina lui-même, on trouverait que dans son cabinet plus d'un docteur moliniste a pu s'étonner à son tour de se rapprocher un peu du jansénisme.

Quoi qu'il en soit, c'est quand l'attention se fixe sur la partie spéculative de la religion que les difficultés se présentent de toutes parts; c'est alors que, dans l'embarras de concilier des opinions qu'on regarde comme des vérités également certaines, mais dont la liaison n'est point accessible à nos recherches, les esprits se partagent et se passionnent par préférence pour celles qui sont les plus analogues à leur caractère, à leur manière de voir et de sentir, pour celles surtout qui paraissent se prêter le plus aux explications systématiques qu'ils se permettent d'imaginer. Cette prédilection est combattue par une prédilection contraire, et l'on dispute comme si le point de dogme auquel chaque parti se rallie était directement attaqué par le parti contraire. Dans la chaleur du zèle qu'on met à le défendre, on en exagère l'expression, l'on affaiblit celle des vérités auxquelles s'attache l'autre parti. De là ces écarts qui, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ont altéré la pureté du dogme et ont été successivement frappés des anathèmes de l'Église. Souvent le parti qui avait fait condamner les excès de l'un, tombant dans l'excès opposé, se voyait condamné à son tour; et, malgré ces condamnations alternatives, les deux partis toujours subsistants ne cessaient de se combattre et de reproduire de nouvelles erreurs, fort peu différentes de celles qui avaient été précédemment condamnées.

Saint Augustin, par le zèle et les lumières qu'il déploya dans ses disputes contre les pélagiens, mérita d'être appelé par excellence le docteur de la grâce, et d'être regardé par les siècles suivants comme le guide le plus sûr dans cette partie de la science de la religion. Avant de défendre la doctrine de la grâce contre Pélage et ses sectateurs, il avait combattu les erreurs des manichéens sur le libre arbitre, qui étaient toutes contraires. Par cette circonstance-là même, les théologiens des écoles opposées ont pu puiser des armes dans ses ouvrages; mais, comme la controverse qu'il soutint contre les pélagiens fut plus longue et plus animée, le parti dont les opinions s'éloignent le plus des erreurs pélagiennes a trouvé plus de facilité à s'appuyer de son autorité, et s'est toujours particulièrement fait gloire de marcher sous la bannière de saint Augustin.

Après la condamnation de Pélage et des pélagiens mitigés, connus sous le nom de semi-pelagiens, l'ignorance et la barbarie, qui couvrirent l'Europe pendant plusieurs siècles, semblèrent amortir la curiosité humaine sur ces objets. On en disputa cependant encore dans les couvents des moines, et depuis dans les universités, lorsque les études scolastiques se ranimèrent. L'école de saint Thomas d'Aquin, qui adopta ce que la doctrine de saint Augustin avait de plus rigide, parut y ajouter quelque chose de plus encore,

en voulant l'expliquer par le système spéculatif d'une prémotion physique, système suivant lequel Dieu lui-même imprimerait à la volonté le mouvement qui la domine. D'autres écoles s'élevèrent, et se firent un point d'honneur de contredire en tout les thomistes ; le système de la prémotion fut surtout combattu. On reprochait à ses défenseurs d'introduire le fatalisme; de rendre Dieu auteur du péché, de le représenter comme un tyran qui, après avoir défendu le crime à l'homme. le nécessite à devenir coupable et le punit de l'avoir été. Les thomistes, à leur tour, reprochaient à leurs adversaires de transporter à la créature une puissance qui n'appartient qu'à Dieu, et de renouveler les erreurs de Pélage, en anéantissant le pouvoir de la grâce et en faisant l'homme auteur de son salut.

Malgré l'aigreur de ces imputations réciproques et l'animosité qu'elles devaient inspirer, un concours heureux de circonstances en modéra les effets. Les deux opinions opposées avaient partagé les universités, et chaque parti avait à sa tête deux ordres rivaux, tous deux puissants, tous deux recommandables par une égale réputation de science et de piété, tous deux également chers au siége de Rome par le zèle infatigable avec lequel ils s'étaient voués à étendre son autorité. Les papes avaient un trop grand intérêt à conserver ces deux appuis de leur puissance, pour faire pencher la balance en faveur de l'un des deux contre l'autre. Ainsi les franciscains n'eurent jamais assez de crédit pour faire condamner les opinions des dominicains; et, malgré la vénération qu'on avait pour les écrits de saint Thomas d'Aquin, jamais les dominicains ne purent empêcher ses adversaires de soutenir librement la doctrine de Scot. Les deux systèmes furent regardés comme de simples opinions abandonnées à la dispute et dans lesquelles la foi n'était point intéressée. Dès lors, la chaleur qu'elles excitaient ne pouvait sortir de l'enceinte des écoles où elles étaient nées. Comment en effet le peuple pourrait-il s'échauffer pour des questions métaphysiques qui lui sont indifférentes, et sur lesquelles ceux qui s'en occupent ne peuvent tenter de lui faire prendre un avis qu'en discutant le fond même de la question, qu'il n'entend ni ne prétend entendre? Pour parvenir à l'émouvoir, il faut lui faire voir dans la question autre chose que la question même, l'indigner contre la révolte à l'autorité qu'il respecte ou contre la rigueur d'une persécution injuste; il faut pouvoir lui persuader qu'il s'agit de l'essence même de la religion, et que les fondements de la foi sont ébranlés; il faut pouvoir faire retentir à son oreille les noms d'hérétique et d'ennemi de l'Église. Un théologien, obligé d'avouer que l'opinion qu'il combat n'est que fausse, et non pas criminelle, n'a plus aucun moyen pour rendre ses adversaires odieux; aussi, jamais question sur laquelle l'autorité a laissé soutenir librement le pour et le contre n'a-t-elle occasionné et n'occasionnera-t-elle aucun trouble. Les dominicains et les franciscains disputèrent donc, et le peuple ne le sut même pas. Le dogme de la liberté continua d'être la base de l'enseignement populaire, toujours dirigé du côté moral et pratique.

Luther et Calvin parurent: ces nouveaux réformateurs, ardents à chercher des contrariétés entre la croyance de l'Eglise catholique et la doctrine des premiers siècles du christianisme, prétendirent embrasser les principes que saint Augustin avait développés contre les pélagiens, et allèrent beaucoup au delà. Les disciples de Luther revinrent bientôt à des principes plus doux ; et même une partie des calvinistes, quoique un peu plus tard, abandonnèrent, sous le nom d'arminiens, la doctrine de leur maître pour prendre

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