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torité arbitraire et dont ils ne rendent pas compte même à Dieu, on ne peut jamais dire qu'ils aient droit en général d'ordonner et de juger sans aucune exception. Et du moment que l'on suppose l'ordre injuste, c'est le cas de l'exception.

Or, quand dans le système de l'équité on demande si les princes ont le droit de juger des choses de la religion, on demande s'ils le peuvent sans crime et sans empiéter sur les droits légitimes de leurs sujets, sans courir le risque de s'opposer à l'ordre de Dieu. On demande si, parce qu'ils sont princes, leurs sujets sont obligés de leur obéir en cette matière. Je ne sais pas ce que c'est qu'une loi légitime à laquelle ce soit un crime de se soumettre. J'ai prouvé que ni le prince ne peut ordonner, ni les sujets obéir sans crime sur les choses de la religion. Le droit n'existe donc pas, et la religion est dans le cas de l'exception au droit général qu'a le prince d'ordonner.

Dans les choses civiles, quoique le roi puisse se tromper, on dit qu'il a eu droit d'ordonner; mais lorsqu'il se trompe dans une chose civile, après avoir pris tous les moyens possibles de ne pas se tromper, qu'arrive-t-il? D'un côté, la nécessité où il est de prendre un parti, et la possibilité morale de l'erreur, l'exemptent du crime; de l'autre, la nécessité de présumer la justice dans des ordres revêtus de certaines formes, et l'impuissance où sont les sujets de discerner certaines injustices particulières, ou de s'y opposer sans causer de plus grands maux, les obligent de s'y soumettre. C'est là le seul moyen d'expliquer raisonnablement votre maxime générale, que le roi a toujours le droit d'ordonner, quoiqu'il puisse souvent ordonner des choses injustes.

Maintenant, supposé que l'erreur soit bien connue de lui, que le prince ait fait de propos délibéré une injustice, il est un tyran, et dans ce cas particulier il n'a point de droit; en un mot, on ne peut dire qu'il a droit en général d'ordonner, que parce que l'on ne présume pas l'injustice ou l'abus du droit. Dès qu'on suppose cette injustice, on ne peut plus présumer le contraire. L'intolérance est une tyrannie et passe les droits du prince comme toute loi injuste; elle forme nécessairement une exception au droit général qu'il a d'ordonner, parce qu'elle est évidemment injuste.

Vous me direz que le prince juge le contraire, et que la présomption est pour ses jugements ou du moins la provision, parce qu'il n'y a point d'autorité sur la terre qui puisse l'empêcher de les exécuter. — Qui doute que celui qui a la force en main ne se fasse toujours obéir? Un sultan fait couper la tête du premier venu. On a pu ordonner une Saint-Barthélemi, établir une inquisition mais n'y a-t-il point de tyrans? Eh bien ! un prince intolérant en est un, par cela même ; et je n'ai pas prétendu autre chose. Si ses sujets sont en état de lui résister, leur révolte sera juste. Les Anglais ont chassé Jacques II, comme les Portugais ont déposé Alphonse, qui s'amusait à tuer les passants à coups de carabine par sa fenêtre. Si les sujets sont plus faibles, ils souffriront, mais Dieu les vengera. Tel est le sort des hommes dès qu'ils ne regardent pas religieusement la justice éternelle comme leur loi fondamentale; marchant entre l'oppression et la révolte, ils usurpent mutuellement les uns sur les autres des droits qu'ils n'ont pas. On souffre de part et d'autre jusqu'à un certain point, et c'est ordinairement l'excès du mal qui force à chercher le remède; mais il n'y a que la raison qui, en éclairant tous les hommes sur leurs droits respectifs, puisse établir la paix parmi eux sur des fondements solides. Voilà pourquoi il est si fort à désirer qu'on prêche la tolérance.-Je ne vous en parlerai cependant pas davantage.

Je crois à présent la question à peu près épuisée.-Je vous ai fait assez attendre cette lettre; vous verrez, à sa date et aux répétitions qui s'y trouvent, qu'elle a été faite à plusieurs reprises. Telle qu'elle est, je vous prie de me la renvoyer, ainsi que la précédente, où je vous demande le oui ou le non sur chacune de mes propositions.

Quoique le Conciliateur soit dans mes principes et dans ceux de notre ami, je suis étonné des conjectures que vous avez formées. Ce n'est ni son style, ni le mien 1.

Le père peut enseigner ce qu'il croit la vérité, mais ne peut avoir d'autorité et faire sortir de sa famille ce que vous appelez un enfant discole. L'enfant, comme enfant, a des droits qu'il ne peut perdre par la seule volonté de son père; il faut que cette volonté soit fondée sur un droit antérieur, et le droit d'un père sur la concience de son fils est contradictoire dès qu'on suppose qu'il y a une religion vraie, et que chacun a une âme à sauver.

Au reste, 1o le trouble dans la petite société ne viendra pas de ce que l'enfant pensera autrement que le père, mais de ce que le père veut forcer son fils à penser comme lui. Ce n'est pas la différence des opinions, c'est l'intolérance qui s'oppose à la paix, et la crainte chimérique du trouble est précisément ce qui a troublé l'univers.

2o La comparaison entre le magistrat et le père de famille, juste à certains égards, ne doit pas être trop poussée. Le père est tuteur nécessaire de ses enfants; il doit non-seulement les conduire dans les choses qui regardent les devoirs de la société, mais dans celles qui regardent leurs avantages particuliers. Le magistrat laisse, et doit laisser aux particuliers, le choix des biens qui leur sont personnels. Ils n'y ont pas besoin de lui, et il y serait dans l'impossibilité de les bien diriger; l'exercice de son autorité est bornée à ce que les hommes se doivent les uns aux autres; et dire que chacun se sauve pour soi, ce n'est pas là une métaphysique contraire à la morale naturelle. D'ailleurs, dans les choses où il s'agit du bonheur particulier des enfants sans aucun rapport à la société générale, je soutiendrai toujours que le devoir des pères se borne au simple conseil. C'est la façon de penser contraire qui a fait tant de malheureux pour leur bien, qui a produit tant de mariages forcés, sans compter les vocations. Toute autorité qui s'étend au delà du nécessaire est une tyrannie.

3o Ce n'est point parce que j'ai été frappé des inconvénients d'une liberté illimitée, que j'ai dit que la société doit au peuple une éducation religieuse, puisque je veux qu'avec cette éducation la liberté reste illimitée, du moins quand les opinions n'attaquent point les principes de la société civile. C'est des inconvénients de l'ignorance et de l'irréligion absolue que j'ai été frappé, et il n'y a aucune contradiction dans mes principes. L'établissement des fonds pour la subsistance des ministres d'une religion ne touche en rien aux droits de la conscience, et la distinction des fins de la religion et de la société ne prouve point que l'État ne puisse établir ainsi des ministres d'une religion,

M. Turgot ne voulait pas alors avouer le Conciliateur; et l'ayant publié sous le nom de Lettre d'un ecclésiastique à un magistrat, quoiqu'il fût devenu magistrat et eût cessé d'être ecclésiastique, il n'aurait pu l'avouer sans lui ôter de la force qu'il avait cru devoir lui donner par la qualité supposée de l'auteur.

Quant au style, il avait affecté avec raison celui du personnage dont il jugeait que les fonctions pourraient donner plus de poids aux arguments qu'il désirait que le gouvernement, les tribunaux et le public adoptassent. (Note de Dupont de Nemours.)

parce que le but de l'État n'est pas de montrer aux citoyens le chemin du salut dont il doit leur laisser le choix, mais de leur offrir une voie d'instruction utile. L'État n'est pas juge des moyens de se sauver, donc il ne doit pas forcer à prendre celui-ci ou celui-là. L'État juge de l'utilité d'une éducation religieuse pour les peuples, donc il peut en établir une, pourvu qu'il ne force pas il est ici, pour suivre votre comparaison, à la place du père de famille; il a la voie du conseil.

4° Quand j'ai dit que la religion dominante l'est de fait, et non de droit, j'ai ajouté le mot à la rigueur. On peut bien, si l'on veut, dire que la religion protégée par l'État est dominante de droit, pourvu qu'on ne prétende pas qu'elle soit adoptée par l'État comme vraie, ni que l'État puisse juger de sa vérité. Elle sera protégée, c'est-à-dire que ses ministres auront des biensfonds; mais cette protection ne doit jamais tourner contre les autres religions auxquelles l'État doit la liberté.

5o La société peut choisir une religion pour la protéger, mais elle la choisit comme utile, et non comme vraie; et voilà pourquoi elle n'a pas droit de défendre les enseignements contraires : elle n'est pas compétente pour juger de leur fausseté; ils ne peuvent donc être l'objet de ses lois prohibitives, et si elle en fait, elle n'aura pas droit de punir les contrevenants, je n'ai pas dit les rebelles, il n'y en a point où l'autorité n'est pas légitime.

6o Dès que la société n'a pas droit sur les consciences, elle n'a pas droit de bannir de son sein ceux qui refusent de se soumettre à ses lois sur la religion pour suivre leur conscience, attendu que les membres de la société ont des droits qu'elle ne peut leur faire perdre par des lois injustes. La patrie et le citoyen sont enchaînés par des nœuds réciproques. Or, que la société n'ait aucun droit sur les consciences, c'est ce dont on ne peut douter, s'il est vrai que l'État ne soit pas juge de la religion, et qu'il ne faille pas être mahométan à Constantinople et anglican à Londres. Dire que tous les délits sont des cas de conscience, et ceux même dont la violence blesse la société civile, c'est dire une chose vraie; mais qu'en conclut-on? Dieu a pu punir Cartouche; mais a-t-il été roué parce qu'il avait offensé Dieu ? Tout ce qui blesse la société est soumis au tribunal de la conscience; mais tout ce qui blesse la conscience n'est punissable par la société que parce qu'il viole l'ordre public: or, la société est toujours juge de cette violation, quoiqu'on allègue une conscience erronée. Et vous ne pouvez pas argumenter contre moi de cet aveu, parce que nous convenons tous deux que la religion ne blesse point l'ordre extérieur.

7° Il me semble n'avoir pas supposé ce qui est en question sur les bornes des juridictions temporelles et spirituelles. Je suis parti d'un point convenu, que chacun a une âme à sauver, et qu'on ne se sauve pas pour autrui.

8o Ce principe, que rien ne doit borner les droits de la société sur le particulier, que le plus grand bien de la société, me paraît faux et dangereux. Tout homme est né libre, et il n'est jamais permis de gêner cette liberté, à moins qu'elle ne dégénère en licence, c'est-à-dire qu'elle ne cesse d'être liberté en devenant usurpation. Les libertés comme les propriétés sont limitées les unes par les autres. La liberté de nuire n'a jamais existé devant la conscience. La loi doit l'interdire, parce que la conscience ne la permet pas. La liberté d'agir sans nuire ne peut, an contraire, être restreinte que par des lois tyranniques. On s'est beaucoup trop accoutumé dans les gou

vernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers; qu'elle n'est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l'accomplissement de tous les devoirs mutuels.

9° Je ne dispute pas à l'Église la juridiction sur la foi, les mœurs et la discipline, qu'elle exerçait sous les empereurs païens. Je ne disconviens pas que l'Église et l'Etat, dans le fait, ne se soient enchaînés l'un à l'autre par bien des nœuds; mais je soutiens que ces nœuds sont abusifs et nuisibles à tous les deux dès qu'ils tendent à les faire empiéter l'un sur l'autre ; cela s'appelle s'embrasser pour s'étouffer. La suprématie des Anglais, le pouvoir temporel des papes, voilà les deux extrêmes de l'abus.

10° Le dogme de l'infaillibilité n'est dangereux qu'autant qu'on le suppose faux. Mais il est certainement faux ou inapplicable quand l'exercice de l'infaillibilité est confié à ceux qui ne sont pas infaillibles, c'est-à-dire aux princes ou aux gouvernements; car alors naissent de là deux conséquences nécessaires, l'intolérance et l'oppression du peuple par le clergé, et l'oppression du clergé par la cour.

11o Les guerres albigeoises et l'inquisition établies en Languedoc, la Saint-Barthélemi, la Ligue, la révocation de l'édit de Nantes, les vexations contre les jansénistes, voilà ce qu'a produit cet axiome : Une loi, une foi, un roi.

Je reconnais le bien que le christianisme a fait au monde; mais le plus grand de ses bienfaits a été d'avoir éclairci et propagé la religion naturelle. D'ailleurs, le plus grand nombre des chrétiens soutiennent que le christianisme n'est pas le catholicisme; et les plus éclairés, les meilleurs catholiques, conviennent qu'il est encore moins l'intolérance. Ils sont en cela d'accord avec toutes les autres sectes vraiment chrétiennes, car les signes caractéristiques du christianisme sont et doivent être la douceur et la charité.

LE CONCILIATEUR,

OU

LETTRES D'UN ECCLÉSIASTIQUE A UN MAGISTRAT,

SUR LE DROIT DES CITOYENS A JOUIR DE LA TOLERANCE CIVILE POUR LEURS OPINIONS RELIGIEUSES; sur celui du clergé de repoUSSER, PAR TOUTE LA PUISSANCE ECCLÉSIASTIQUE, LES erreurs qu'il DÉSAPPROUVE; et sur les deVOIRS DU PRINCE A L'UN ET A L'AUTRE ÉGARD1.

Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté du cœur. La force ne peut jamais persuader les hommes; elle ne fait que des hypocrites. Quand les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettent en servitude. Accordez donc à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience tout ce que Dieu souffre, et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion. (M. de Fénelon, archevêque de Cambrai.)

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Serait-il vrai, monsieur, comme je l'ai entendu dire en quittant Paris, que le roi songeât à renouveler les anciens règlements contre les protestants, et en même temps à donner gain de cause au parlement contre le clergé? Il ne m'a pas paru possible que, par l'inconséquence la plus frappante, le Conseil proposât à la fois deux excès aussi opposés, et prît dans l'une et l'autre affaire le parti le moins juste et le moins raisonnable.

Quoi done! tandis qu'il serait permis aux évêques d'exclure les protestants du nombre des citoyens, il leur serait ordonné de distribuer les grâces du Ciel à ceux qu'ils en jugent indignes! N'est-ce pas la même autorité qui doit dé

1 En 1754, après de longues querelles entre les parlements et les évêques au sujet des billets de confession et des refus de sacrements, il fut proposé au roi, comme un moyen de contenter les deux partis, d'accorder aux parlements le droit de forcer les évêques à faire communier les jansénistes, et de consoler le clergé en lui rendant celui de persécuter les protestants, en retirant à ces derniers la demi-tolérance de fait dont l'administration, devenue plus douce que la loi, commençait à les laisser jouir sur quelques points.

Cette double injustice fut combattue par M. Turgot dans le petit ouvrage intitulé : le Conciliateur.

Il n'en fit imprimer que fort peu d'exemplaires, pour les ministres, les conseillers d'État et quelques amis. Le roi lut cet écrit et fut persuadé; il ordonna le silence, ne persécuta et ne laissa persécuter personne. Tout s'apaisa comme de soi-même.

M. de Condorcet fit réimprimer cet ouvrage en 1788, et on en a fait une troisième édition en 1791, dont l'objet principal était de contribuer à calmer l'esprit d'intolérance entre le clergé qu'on nommait constitutionnel et celui qu'on appelait insoumis. M. de Condorcet avait dans son édition laissé subsister le titre trop vague sur les affaires présentes, qui pouvait convenir à la première édition et n'était pas entièrement déplacé lors de la troisième; mais qui dans aucune des trois ne donnait une idée nette de ce dont il était question. On a cru aujourd'hui devoir énoncer dans le titre les trois objets que l'auteur traite en théologien et en homme d'État.

M. Turgot, alors âgé de vingt-sept ans, était déjà maître des requêtes. (Note de Dupont de Nemours.)

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