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Mais le droit des gens, quoique toujours fondé sur des principes de justice, a varié selon les idées qu'on s'est formées de ce qui constituait le corps social d'une nation.

On respecte le droit : l'embarras est de savoir qui a droit.

Quand l'hérédité du pouvoir fut établie (ce qui n'a jamais été le projet d'aucun peuple, et ce qui pourtant a beaucoup contribué à la tranquillité générale), on a regardé les nations comme le patrimoine des princes, et le souvenir de leur institution comme de celle d'une magistrature suprême s'est affaibli ou perdu. De là les partages entre les diverses branches de leurs maisons. De là une partie du droit des gens, et surtout du droit public de l'Allemagne, où les princes se sont transmis la propriété de provinces entières, comme si elles avaient été à eux et non aux peuples. Les États en Europe ont suivi la même loi que les fiefs; et les femmes mêmes ont été appelées au gouvernement dans la plupart des pays où elles pouvaient succéder aux fiefs. Elles servaient leurs fiefs par des militaires qu'elles choisissaient bien, et qu'elles envoyaient à la guerre à leur place. Elles ont gouverné leurs royaumes par des ministres assez généralement bons, car elles ne sont pas mauvais juges du mérite; la différence a été peu sensible. Quelques-unes ont montré un grand caractère : la volonté n'est pas ce qui leur manque, ni même le courage. Mais aucune reine, aucune impératrice n'a jamais pris une autre femme pour ministre, pour ambassadeur, pour général.

-Au commencement de la civilisation, les progrès peuvent être et surtout paraître rapides. La sphère des sciences est alors si bornée, que les hommes d'esprit qui veulent y apporter quelque application, embrassent aisément toute l'étendue des connaissances humaines. Des progrès plus assurés, mais plus lents, les séparent ensuite; chacun s'attache à une science particulière et la trouve suffisante pour l'occuper tout entier. - De nouveaux progrès, les livres, l'imprimerie, la formation des corps académiques, en découvrant les rapports de toutes les vérités et leur enchaîne ment, ramènent par degrés à l'universalité des connaissances, dont aucune n'est entièrement étrangère aux hommes instruits qui excellent dans quelques-unes.

-C'est surtout relativement à la législation que cette marche des lumières est le plus sensible. A la naissance d'une société politique, elle a encore peu de rapports extérieurs et intérieurs. Un homme de génie peut en concevoir l'ensemble, et y assujettir d'une manière systématique son plan de législation; les autres hommes qui manquent de lumières ou d'autorité ne songent guère alors à lui opposer aucune résistance. Pythagore, Charondas, Lycurgue, furent obéis. Le dernier, qui était le moins juste et le moins raisonnable, le fut même bien longtemps après sa mort. Et dans nos temps modernes les législateurs du Paraguay, très-médiocres, et Guillaume Penn, dont le principal pouvoir était sa vertu, n'éprouvèrent presque aucun embarras. Solon, avec beaucoup plus d'esprit, trouva plus de difficultés, et fit un ouvrage moins durable, parce que sa nation était plus avancée et plus vaniteuse. Il se vit obligé, comme il le disait, de lui donner non pas les meilleures lois, mais les meilleures de celles qu'elle pouvait supporter.

Dans l'état actuel de l'Europe, les devoirs du législateur et le degré d'habileté qu'il lui faut sont d'une étendue qui intimide l'homme capable de la discerner; qui fait trembler l'homme de bien; qui exige les plus grands

efforts, l'attention à la fois la plus disséminée et la plus soutenue, l'application la plus constante de la part de l'homme de courage que son penchant y conduit, que sa position y dévoue. Trop d'objets se présentent à l'esprit ; trop d'établissements positifs se sont succédé par la suite des temps; trop de corps se sont formés dans le corps même de l'État avec des intérêts et des priviléges différents; trop de tribunaux et de juridictions dépendantes et indépendantes se sont établis. La machine du gouvernement s'est compliquée de trop de ressorts pour qu'un homme puisse aisément se flatter de les avoir tous combinés; et il est encore plus impossible de les oublier. Ils font naître chaque jour une foule de questions à décider, qui se présentent aux yeux mêmes qui ne voudraient pas les voir. Il faut une sagacité prodigieuse, et une adresse non moins grande, pour qu'aucune de ces décisions particulières, qui toutes paraissent entraînées et maîtrisées par des circonstances spéciales, ne soit néanmoins en désaccord ni avec les principes fondamentaux, ni avec le plan général.

Cependant il est si vrai que les intérêts des nations et les succès d'un bon gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous, d'où résulteront nécessairement la multiplication des subsistances, l'accroissement des richesses, l'augmentation des jouissances, des lumières et de tous les moyens de bonheur, que l'on peut espérer qu'un jour tout ce chaos prendra une forme distincte, que ses parties se coordonneront, que la science du gouvernement deviendra facile et cessera d'être au-dessus des forces des hommes doués d'un bons sens ordinaire. C'est à ce terme qu'il faut arriver.

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-Je n'admire pas Colomb pour avoir dit : « la terre est ronde, donc en << avançant à l'Occident, je rencontrerai la terre», quoique les choses les plus simples soient souvent les plus difficiles à trouver. Mais ce qui caractérise une âme forte, est la confiance avec laquelle il s'abandonne à une mer inconnue sur la foi d'un raisonnement. Quel devait être le génie et l'enthousiasme de la vérité chez un homme à qui une vérité connue donnait tant de courage! Dans beaucoup d'autres carrières le tour du monde est à faire encore. La vérité est de même sur la route; la gloire et le bonheur d'être utile sont au bout.

LETTRES SUR LA TOLÉRANCE 1.

PREMIÈRE LETTRE, à M. l'abbé

grand-vicaire du diocèse de

Vous me demandez à quoi je réduis la protection que l'État doit accorder à la religion dominante?

Je vous réponds, qu'à parler exactement, aucune religion n'a droit d'exiger d'autre protection que la liberté ; encore perd-elle ses droits à cette liberté quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l'intérêt de l'État.

Je sens bien que ce dernier principe peut quelquefois donner prétexte à

1 La première de ces lettres a été adressée, en 1753, à un ecclésiastique dont on ignore le nom, mais qui avait été condisciple de M. Turgot en Sorbonne.

L'auteur avait alors vingt-six ans. Il venait d'être nommé maître des requêtes. (Note de Dupont de Nemours.)

l'intolérance, parce que c'est à la puissance politique à juger si telle ou telle chose nuit à l'intérêt de l'État; et parce que cette puissance, exercée par des hommes, est souvent dirigée par leurs erreurs. Mais ce danger n'est qu'apparent ce sont les hommes déjà intolérants qui font servir ce principe de voile à leurs préjugés. Ceux au contraire qui sont convaincus des avantages de la tolérance, n'en abuseront pas. Ils sentiront toujours que, s'il y a dans une religion un dogme qui choque un peu le bien de l'État, il est fort rare que l'État en ait rien à craindre, pourvu que ce dogme ne renverse pas les fondements de la société; que les règles du droit public bien établies, bien éclaircies, et le pouvoir de la raison, ramèneront plutôt les hommes au vrai, que ne le feraient des lois par lesquelles on attaquerait des opinions que les hommes regarderaient comme sacrées; que, si la persécution ne presse pas le ressort du fanatisme, la fausseté du dogme deviendra dans l'esprit des gens sages, contre cette religion, une démonstration qui la minera à la longue, et fera écrouler de lui-même un édifice contre lequel toutes les forces de l'autorité se seraient brisées ; qu'alors, pour l'intérêt même de cette religion et pour se justifier à eux-mêmes leur croyance, ses ministres seront forcés de devenir inconséquents, et de donner à leurs dogmes des adoucissements qui les rendront sans danger. Enfin les véritables tolérants sentiront qu'il n'y a rien à craindre d'une religion vraie ; ils compteront sur l'empire de la vérité. Ils sauront qu'une religion fausse tombera plus sûrement en l'abandonnant à elle-même et à l'examen des esprits tranquilles, qu'en réunissant ses sectateurs par la persécution; et qu'il est très-dangereux de rallier les hommes à la défense des droits de leur conscience, et de tourner vers cette défense l'activité de leur âme, qui ne manquerait pas de les diviser sur l'usage qu'ils ont à faire de ces droits, si on les en laissait jouir pleinement. Me voilà un peu écarté de la question que vous m'avez faite : j'y reviens.

J'ai dit qu'aucune religion n'avait droit à être protégée par l'État. Il suit immédiatement, du principe de la tolérance, qu'aucune religion n'a de droit que sur la soumission des consciences. L'intérêt de chaque homme est isolé par rapport au salut; il n'a dans sa conscience que Dieu pour témoin et pour juge. Les liens de la société n'ont rapport qu'aux intérêts dans la poursuite desquels les hommes ont pu s'entr'aider, ou qu'ils ont pu balancer l'un par l'autre. Ici le secours des autres hommes serait impossible, et le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L'État, la société, les hommes en corps, ne sont donc rien par rapport au choix d'une religion ; ils n'ont pas le droit d'en adopter une arbitrairement, car une religion est fondée sur une conviction.

Une religion n'est donc dominante que de fait et non pas dans le droit; c'est-à-dire que la religion dominante, à parler selon la rigueur du droit, ne serait que la religion dont les sectateurs seraient les plus nombreux.

Je ne veux cependant pas interdire au gouvernement toute protection d'une religion. Je crois au contraire qu'il est de la sagesse des législateurs d'en présenter une à l'incertitude de la plupart des hommes. Il faut éloigner des hommes l'irréligion et l'indifférence qu'elle donne pour les principes de la morale. Il faut prévenir les superstitions, les pratiques absurdes, l'idolatrie dans laquelle les hommes pourraient être précipités en vingt ans, s'il n'y avat point de prêtres qui prêchassent des dogmes plus raisonnables. Il faut craindre le fanatisme et le combat perpétuel des superstitions et de la lumière; il faut craindre le renouvellement de ces sacrifices barbares qu'une terreur

absurde et des horreurs superstitieuses ont enfantées chez des peuples ignorants. Il faut une instruction publique répandue partout, une éducation pour le peuple, qui lui apprenne la probité, qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs sous une forme claire, et dont les applications soient faciles dans la pratique. Il faut donc une religion répandue chez tous les citoyens compris dans l'État, et que l'État en quelque sorte présente à ses peuples, parce que la politique qui considère les hommes comme ils sont, sait que pour la plus grande partie ils sont incapables de choisir une religion; et que si l'humanité et la justice s'opposent à ce qu'on force des hommes à adopter une religion qu'ils ne croient pas, cette même humanité doit porter à leur offrir le bienfait d'une instruction utile et dont ils soient libres de faire usage. Je crois donc que l'État doit, parmi les religions qu'il tolère, en choisir une qu'il protége; et voici à quoi je réduis cette protection pour ne blesser ni les droits de la conscience, ni les sages précautions d'une politique équitable, qui doit éviter d'armer les sectes les unes contre les autres par des distinctions capables de piquer leur jalousie.

Je voudrais que l'État ne fit autre chose pour cette religion que d'en assurer la durée, en établissant une instruction permanente, et distribuée dans toutes les parties de l'État, à la portée de tous les sujets; c'est-à-dire que je ne veux autre chose, sinon que chaque village ait son curé ou le nombre de ministres nécessaire pour son instruction, et que la subsistance de ces ministres soit assurée indépendamment de leur troupeau, c'est-à-dire par des biens-fonds. Ce n'est pas là un droit qu'ait la religion; car c'est à celui qui la croit et qui croit avoir besoin d'un ministre, à le payer. Mais on sent bien que, s'il n'y avait pas des ministres dont la subsistance fût indépendante des révolutions qui arrivent dans les esprits, toutes les religions s'élèveraient successivement sur les ruines les unes des autres, et la seule avarice laisserait bien des cantons sans aucune instruction. Je ne laisserais donc aux ministres des religions tolérées que les subsides de leurs disciples, ou, si je leur permettais d'avoir quelques fonds, je permettrais aussi à leurs disciples de les aliéner; et peut-être à la longue ce moyen suffirait-il pour réunir les esprits sans violence dans une même croyance, du moins si la religion protégée était raisonnable. Il est évident qu'il faudrait exiger de ceux qui professeraient la religion protégée des formes pour donner et pour ôter leurs bénéfices; mais l'établissement et l'application de ces formes n'appartiendraient jamais sous aucun rapport à l'autorité civile. Les tribunaux civils seraient toujours obligés, en jugeant le possessoire, de se conformer à la décision des corps ecclésiastiques; et si par hasard ceux-ci commettaient des injustices en destituant quelque ministre, il faudrait dire que ce ministre n'avait pas un véritable droit sur ce bénéfice, et que cette injustice n'est pas plus du ressort des tribunaux que celle d'un maître qui renvoie un domestique.

Un État choisira ordinairement pour l'adopter la secte la plus nombreuse; il y a toujours à parier qu'elle est celle de ceux qui gouvernent. Il faut pourtant avouer que toute religion n'est pas propre à être ainsi adoptée par la politique. Une religion qui paraîtrait fausse par les lumières de la raison, et qui s'évanouirait devant ses progrès, comme les ténèbres devant la lumière, ne devrait point être adoptée par le législateur. Il ne faut pas élever un de ces palais de glace que les Moscovites se plaisent à décorer, et que le retour de la chaleur détruit nécessairement, souvent avec un fracas dangereux. On

ne devrait pas non plus accorder de protection spéciale à une religion qui imposerait aux hommes une multitude de chaînes qui pussent influer sur l'état des familles et sur la constitution de la société : par exemple, une religion qui mettrait des obstacles au nombre et à la facilité des mariages, une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l'autorité politique, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu'elle aurait consacrées, ou qu'elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d'un État: elle n'aurait droit qu'à la tolérance.

Si l'on pensait ainsi, et si l'infaillibilité de l'Église n'était pas vraie (si elle l'est, l'État n'en est point juge), on pourrait croire que la religion catholique ne devrait être que la tolérée. La religion protestante ou l'arminianisme ne présentent pas les mêmes inconvénients politiques; mais leurs dogmes tiendraient-ils contre les progrès de l'irréligion?

La religion naturelle mise en système, et accompagnée d'un culte, en défendant moins de terrain, ne serait-elle pas plus inattaquable?

Ce ne sont point là des questions qu'il faille proposer à un grand-vicaire.Voilà ce que c'est que de prendre la plume. Je ne voulais vous écrire que quatre mots, et je perce dans la nuit. Adieu, je vous embrasse bien tendrement.

Seconde lettre, sur la tolérance, au même '.

Je suis toujours étonné et affligé de vous voir vous refuser à mes principes sur la tolérance, pour lesquels je vous avoue que j'ai un attachement qui va fort au delà de la simple persuasion.

Comment pouvez-vous dire que vous voulez qu'on ne force pas à suivre la religion dominante, mais qu'on empêche de prêcher contre elle, et que cette distinction fait tomber ce qu'il y a de plus spécieux dans mes objections?

Ne roulent-elles pas toutes sur le principe fondamental que le prince n'est pas juge de la vérité et de la divinité? Qu'a donc en soi de si précieux l'intolérance pour qu'on y soit tant attaché? Attaquant indifféremment le vrai et le faux, n'est-ce pas au vrai qu'elle doit être le plus funeste, en détruisant par la violence la séduction impérieuse par laquelle il commande aux esprits? D'ailleurs, de quel droit le prince m'empêchera-t-il d'obéir à Dieu, qui m'ordonne de prêcher sa doctrine ? Le prince est souvent dans l'erreur; Dieu peut donc ordonner le contraire du prince. S'il y a une religion vraie, auquel des deux faudra-t-il obéir ? N'est-ce pas Dieu seul qui a le droit de commander? Si le prince a la vraie doctrine, ce n'est que par un hasard indépendant de sa place, et par conséquent sa place ne lui donne aucun titre pour en décider. Empêcher de prêcher, c'est toujours s'opposer à la voix de la conscience, c'est toujours être injuste, c'est toujours justifier la révolte, et par conséquent toujours donner lieu aux plus grands troubles. Le zèle, dès qu'il est contredit, s'enflamme et embrase tout. L'intolérance est un lierre

1 Cette seconde lettre est de près d'un an postérieure à la première, et il paraît, par ce qu'elle dit des questions auxquelles l'abbé..... devait répondre par oui ou par non, qu'il y en a eu au moins une entre elles qui ne s'est pas retrouvée.

On verra aussi que le Conciliateur, que nous plaçons immédiatement après, avait été imprimé dans l'intervalle de temps qui s'est écoulé entre les deux lettres. (Note de Dupont de Nemours.)

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