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Je dois remarquer une chose, c'est que ces inconvénients du despotisme et de la pluralité des femmes n'ont jamais été poussés aussi loin que sous le mahométisme. Cette religion, qui ne permet d'autres lois que celles de la religion même, oppose le mur de la superstition à la marche naturelle du perfectionnement. Elle a consolidé la barbarie en consacrant celle qui existait lorsqu'elle a paru, et qu'elle avait adoptée par préjugé de nation. On ne trouve, ni dans l'histoire des anciennes monarchies, ni dans les mœurs de la Chine et du Japon, ces excès d'abaissement des peuples mahométans.

Le despotisme, l'uniformité, et par conséquent l'imperfection des mœurs, des lois, et du gouvernement, se sont conservés dans l'Asie, et partout où les grands empires ont été formés de bonne heure; et je ne doute pas que les vastes plaines de la Mésopotamie n'y aient contribué. Quand il s'est depuis étendu avec le mahométisme, ce n'a été en quelque sorte que par un transport de mœurs d'un pays à l'autre.

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Les peuples qui en ont été préservés sont ceux qui sont restés pasteurs ou chasseurs, ceux qui ont formé de petites sociétés, et les républiques. C'est parmi ces peuples que les révolutions ont été utiles; que les nations y ont participé, et par conséquent en ont profité; que la tyrannie n'a pu s'affermir assez pour asservir les esprits; que la multitude de législations particulières et celle des révolutions qui indiquaient les fautes des fondateurs des Etats, et enfin que la chute et le renouvellement de l'autorité souveraine, qui ramenaient les lois à l'examen, ont perfectionné à la longue la législation et le gouvernement. C'est là que l'égalité s'est conservée, que l'esprit, le courage ont pris de l'activité, et que l'esprit humain a fait des progrès rapides. C'est là que les mœurs et les lois ont à la longue appris à se diriger vers le plus grand bonheur des peuples.

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Après ce coup d'œil sur le progrès des gouvernements et de leur morale, est bon de suivre les progrès de l'esprit humain dans toutes ses révolutions.

Plan du second discours sur l'histoire universelle, dont l'objet sera les progrès de l'esprit humain.

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Partons de ce chaos où l'àme ne connaît que ses sensations, où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus, où la température et la résistance des objets environnants, où un tableau de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir l'âme de toutes parts, la jettent dans une espèce d'ivresse qui est pourtant le germe de la raison.

La manière dont les idées commencent à y devenir un peu distinctes, et à y influer sur nos volontés, dépend d'une sorte de mécanique spirituelle.commune à tous les hommes : elle peut être l'ouvrage de peu d'instants; du moins l'exemple des animaux qui savent trouver leur nourriture, et, ce qui semble plus difficile, qui savent la chercher peu après leur naissance, paraît le prouver.

Quoique appartenant à l'histoire de la nature, plutôt qu'à celle des faits, cette époque doit être considérée avec attention, puisque les premiers pas en tout genre décident de la direction de la route.

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C'est le mouvement qui débrouilla ce chaos; c'est lui qui donna aux hommes les idées de distinctions et celle d'unité. On n'aurait jamais pensé, sans lui, à réfléchir sur la différence des couleurs; on se serait contenté de la

sentir. Mais l'ordre des parties de ce tableau présenté à l'âme, change souvent le tableau même. L'âme apprit à observer ces variations dans leurs cours. Durant les premières expériences de ces changements, on ne distingua point encore les parties qui conservaient entre elles la même situation relative, soit que le total parût se mouvoir, comme les animaux, soit qu'il parût fixé à la même place, comme un arbre. Ainsi, tant que les images présentes à nos sens ne furent que le résultat de chaque point coloré ou résistant dont elles sont composées, l'esprit ne les conçut, pour ainsi dire, qu'en bloc.

Les premières idées individuelles sont donc nécessairement collectives par rapport aux parties dont elles sont composées; en aucun temps l'analyse des ouvrages des hommes n'a pu ni ne pourra être poussée au dernier degré; il n'y a point, à proprement parler, d'idées simples; elles se résolvent toutes en résultats de sensations dont les éléments et les causes diverses peuvent être analysés jusqu'à un point dont le terme nous est inconnu.

Mais l'analyse des premiers hommes n'était pas poussée fort loin. Les masses d'idées ne furent divisées qu'à mesure que la variété des phénomènes, et surtout des besoins, amenait l'expérience. Les besoins des hommes ne sont relatifs qu'à ces masses; l'anatomie des fruits est inutile pour s'en nourrir, encore moins l'analyse des idées qui nous avertissent de leur présence. Les idées sont un langage et de véritables signes par lesquels nous connaissons l'existence des objets extérieurs. Ce n'est point par raisonnement qu'on s'aperçoit des rapports qu'ils ont avec nous. La Providence, en nous inspirant des désirs, nous a sagement épargné une voie si longue. De là, les hommes ont nécessairement rapporté leurs sensations aux objets extérieurs qu'ils supposent existants. Où en serions-nous, s'il avait fallu qu'avant d'aller chercher leur nourriture, ils eussent, de leurs propres sensations regardées uniquement comme des affections de leur âme, conclu l'existence des objets hors d'eux-mêmes?

On a donc commencé par donner des noms relatifs aux masses existantes. Les idées étant des signes de l'existence des objets extérieurs, ne les représentent point exactement; de loin un chêne ressemble à un orme, et voilà l'idée d'un arbre, non que j'aie l'idée d'un arbre qui ne soit ni chêne ni orme, mais parce que j'ai une idée qui m'avertit de l'existence d'un arbre sans me dire si c'est l'un ou l'autre. C'est là l'origine de l'abstraction. L'idée est simple, sans doute, si on la considère en elle-même indépendamment de ses rapports, c'est-à-dire que c'est toujours une certaine figure, une certaine couleur; mais cette figure, cette couleur, l'expérience nous apprend qu'elle est également le signe de l'existence d'un orme ou d'un chêne.

Il en est de même des signes du langage. La première fois ils ne désignérent qu'un objet déterminé; mais, en s'appliquant à plusieurs objets, ils devinrent généraux. Peu à peu on distingua différentes circonstances, et pour mettre plus de clarté dans le langage, on donna des noms aux modes ou manières d'être qui ne sont, par rapport à nos idées, que des rapports de distance, ou bien des rapports aux différentes sensations qu'excitent en nous les différents langages que les objets nous parlent, si j'ose m'exprimer ainsi.

Ainsi les idées des modes reçurent des noms après celles des substances, qui furent regardées comme l'idée principale, quoique les sens nous les procurassent en même temps. Ainsi, ce fut en tirant les signes du langage

de leur trop grande généralité, que l'esprit se familiarisa peu à peu avec les idées les plus abstraites. On sent que les idées se multiplièrent à proportion que les langues se perfectionnaient. Les mots qui exprimaient l'affirmation, la négation, l'action de juger, l'existence, la possession, devinrent le lien de tous nos raisonnements. L'habitude fit appliquer dans les cas semblables ces mêmes abstractions à toutes les racines des langues.

Peu à peu, en donnant ainsi des noms aux différents rapports des objets entre eux ou avec nous, on s'assura la possession de toutes ces idées, et les opérations de l'esprit en acquirent une très-grande facilité. Mais en même temps le labyrinthe des idées s'embarrassa de plus en plus; il fut naturel de croire qu'à chaque mot répondait une idée, et cependant les mêmes mots sont rarement synonymes d'eux-mêmes; ils présentent divers sens selon qu'on les applique: on se devine plus qu'on ne s'entend dans la conversation.

L'esprit, par un exercice presque machinal qui naît de la liaison des idées, saisit assez promptement le sens des mots déterminé par les circonstances. Quand on eut cru que les mots répondaient exactement à des idées, on fut fort étonné de voir qu'on ne pouvait convenir sur leur détermination précise; on fut longtemps à soupçonner que cela venait de ce que les idées étaient différentes, suivant qu'on voulait tirer l'idée générale de différents cas particuliers; on s'égara dans des définitions trompeuses qui n'embrassaient qu'une partie de l'objet, et chacun en donnait une différente de la même idée.

Les notions complexes des substances qui, parce qu'elles ont rapport à des objets réels, renferment nécessairement plus ou moins de parties, selon que l'objet est plus connu, furent regardées comme des tableaux des choses mêmes. Au lieu de chercher par quels degrés on avait rassemblé sous un nom général un certain nombre d'espèces, effet dont on aurait trouvé la raison dans des ressemblances générales, on rechercha cette essence commune que les noms exprimaient; on imagina les genres, les espèces, les individus, et ces degrés métaphysiques dont la nature a causé tant de disputes aussi cruelles quelquefois dans leurs effets que frivoles dans leur objet.

Au lieu de regarder ces noms comme des signes relatifs à la manière dont nous apercevons l'échelle des êtres, que nous étendons suivant les ressemblances que nous découvrons, et que nous ne pouvons même étendre trop loin sans courir le risque de les confondre les uns avec les autres, on ima.. gina des essences abstraites et incommunicables. On est allé dans ces derniers temps jusqu'à en donner aussi aux notions des ouvrages de l'esprit humain, comme la comédie et la tragédie. On a disputé sérieusement pour savoir si un poëme appartenait à tel ou tel genre, et rarement on s'est aperçu qu'on ne disputait que sur des mots.

L'erreur fut plus considérable encore à l'égard des signes par lesquels on exprimait les rapports des choses. Telles sont toutes les idées morales dont on a raisonné, comme si elles étaient des êtres existants indépendamment des choses qui ont ces rapports les unes aux autres.

L'homme reçoit ses diverses idées dans son enfance, ou plutôt les mots se gravent dans sa tête; ils se lient d'abord avec des idées particulières; peu à peu se forme cet assemblage confus d'idées et d'expressions dont on apprend l'usage par imitation. Le temps, par le progrès des langues, a multiplié à l'infini les idées; et, quand l'homme a voulu se replier sur lui-même, il s'est

trouvé dans un labyrinthe où il était entré les yeux bandés. Il ne peut plus retrouver la trace de ses pas; cependant ses yeux s'ouvrent, il voit de tous côtés des routes dont il ignore la liaison. Il s'attache à quelques vérités dont il ne peut douter; mais d'où lui vient cette certitude? Il ne connaît rien que par ses idées, il faut donc qu'il croie que ses idées portent la certitude avec elles; car d'où la tirerait-il avant d'avoir analysé la manière dont ces idées se forment dans son esprit? Ouvrage immense, et qui demande plusieurs générations!

Sans savoir trop ce que c'est qu'avoir idée d'une chose, il pose pour principe que tout ce que ses idées lui rapportent d'un objet est vrai : principe séducteur, parce qu'effectivement il est un art de tirer de notions une fois déterminées, même arbitrairement, des conséquences qui ne peuvent tromper. Le succès, en ce cas, devint une autre source d'erreur. On eut plus de confiance pour le principe, et ses abus n'en dégoûtèrent point. Par la même raison que chacun était persuadé qu'il avait la véritable idée de l'objet, on n'était point tenté de récuser un tribunal, auquel personne n'avait recours sans croire l'entendre prononcer en sa faveur. De là l'obscurité de la logique et de la métaphysique dans tous les temps; de là les définitions et les divisions arbitraires.

Ces ténèbres n'ont pu se dissiper que peu à peu; l'aurore de la raison n'a pu s'élever que par des degrés insensibles, à mesure que les hommes ont analysé de plus en plus leurs idées non pas qu'ils aient connu d'abord la nécessité d'en distinguer toutes les parties; mais les disputes mêmes y conduisent, parce que la vérité semble fuir et se dérober à nos recherches jusqu'à ce qu'on soit parvenu aux premiers éléments des idées; parce qu'en avançant peu à peu on sentit toujours un vide; et enfin parce que la curiosité fait toujours agir jusqu'à ce qu'elle ait épuisé l'objet de ses recherches, et qu'aucune question ne peut être épuisée que par le vrai.

Les progrès furent plus ou moins rapides, selon les circonstances et les talents.

Un arrangement heureux des fibres du cerveau, plus ou moins de force ou de délicatesse dans les organes des sens et de la mémoire, un certain degré de vitesse dans le sang, voilà probablement les uniques différences que la nature seule mette entre les hommes. - Leurs âmes, ou la puissance et le caractère de leurs âmes, ont une inégalité réelle dont les causes nous seront toujours inconnues, et ne pourront jamais être l'objet de nos raisonnements. Tout le reste est l'effet de l'éducation; et cette éducation est le résultat de toutes les sensations que nous avons éprouvées, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau. Tous les objets qui nous environnent y contribuent; les instructions de nos parents et de nos maîtres n'en font que la moindre partie.

Les dispositions primitives agissent également chez les peuples barbares et chez les peuples policés; ils sont vraisemblablement les mêmes dans tous les lieux et dans tous les temps. Le génie est répandu sur le genre humain à peu près comme l'or dans une mine. Plus vous prenez de minerai, plus vous recueillez de métal. Plus il y aura d'hommes et plus vous aurez de grands hommes ou d'hommes propres à devenir grands. Les hasards de l'éducation et ceux des événements les développent ou les laissent enfouis dans l'obscurité, ou les immolent avant l'âge comme les fruits abattus par le vent. On est forcé d'avouer que si Corneille, élevé dans un village, eût mené la

charrue toute sa vie, que si Racine fût né au Canada chez les Hurons, ou en Europe au onzième siècle, ils n'eussent jamais déployé leur génie. Si Colomb, si Newton fussent morts à quinze ans, l'Amérique n'aurait peut-être été découverte que deux cents ans plus tard, peut-être ignorerions-nous encore le véritable système du monde. Et si Virgile eût péri dans l'enfance, nous n'aurions point de Virgile, car il n'y en a pas eu deux.

Les progrès, quoique nécessaires, sont éntremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi ont-ils été fort différents chez les différents peuples.

Les hommes séparés les uns des autres et sans commerce se sont à peu près également avancés. Nous avons trouvé les petites nations qui vivent de chasse au même point, avec les mêmes arts, les mêmes armes, les mêmes mœurs. Le génie a eu peu d'avantage par rapport aux besoins grossiers; mais, aussitôt que le genre humain fut parvenu à sortir de l'étroite sphère de ces premiers besoins, les circonstances qui mirent tel génie à portée de se développer, combinées avec celles que lui offrirent tel fait, telle expérience que mille autres auraient vus sans en profiter, introduisirent bientôt une inégalité quelconque.

Chez les peuples barbares, où l'éducation est à peu près la même pour tous, cette inégalité ne put être très-considérable. Lorsque les travaux se sont divisés selon les talents, ce qui est très-avantageux en soi, puisque tout alors est fait mieux et plus vite, la distribution inégale des biens et des charges de la société fit que la plus grande partie des hommes, occupée de travaux obscurs et grossiers, ne put suivre le progrès des autres hommes, à qui cette distribution donnait du loisir et le moyen de se faire seconder. L'éducation mit entre les parties d'une même nation une différence plus grande encore que les richesses, et il en fut de même entre les nations.

Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement supérieur à ses voisins: chaque progrès donnait plus de facilité pour un autre. Ainsi la marche d'une nation s'accélérait de jour en jour; tandis que d'autres restaient dans leur médiocrité, fixées par des circonstances particulières, et que d'autres demeuraient dans la barbarie. Un coup d'œil jeté sur la terre nous met, même aujourd'hui, sous les yeux l'histoire entière du genre humain, en nous montrant les vestiges de tous ces pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a passé, depuis la barbarie encore subsistante des peuples américains, jusqu'à la politesse des nations les plus éclairées de l'Europe. Hélas! nos pères, et les Pélasges qui précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux sauvages de l'Amérique !

On a cherché dans la différence des climats une raison de cette différence qui se trouve entre les nations. Cette opinion, un peu mitigée et restreinte avec raison aux seules influences du climat, qui sont toujours les mêmes, a été récemment embrassée par un des plus beaux génies de notre siècle. Mais les inductions qu'on en tire sont au moins précipitées, elles sont fort exagérées; elles sont démenties par l'expérience, puisque sous les mêmes climats les peuples sont différents, et puisque sous des climats très-peu semblables, on retrouve si souvent le même caractère et le même tour d'esprit; puisque l'enthousiasme et le despotisme des Orientaux peuvent naître de la seule barbarie combinée avec certaines circonstances; puisque ce langage métaphorique, qu'on nous donne comme un effet de la plus grande proximité du soleil, était celui des anciens Gaulois et des Germains, au rap

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