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l'origine, les révolutions des gouvernements; les progrès des langues, de la physique, de la morale, des mœurs, des sciences et des arts; les révolutions qui ont fait succéder les empires aux empires, les nations aux nations, les religions aux religions; le genre humain toujours le même dans ses bouleversements, comme l'eau de la mer dans les tempêtes, et marchant toujours à sa perfection. — Dévoiler l'influence des causes générales et nécessaires, celles des causes particulières et des actions libres des grands hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même de l'homme; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales par leurs effets: voilà ce qu'est l'histoire aux yeux d'un philosophe. Elle s'appuie sur la géographie et la chronologie, qui mesurent la distance des temps et des lieux.

En exposant sur ce plan un tableau du genre humain, en suivant à peu près l'ordre historique de ses progrès, et en m'arrêtant aux principales époques, je ne veux qu'indiquer et non approfondir; donner une esquisse d'un grand ouvrage et faire entrevoir une vaste carrière sans la parcourir, de même que l'on voit à travers une fenêtre étroite toute l'immensité du ciel.

PLAN DU PREMIER discours, sur la formation des gouvernements
et le mélange des nations.

Tout l'univers m'annonce un premier être. Je vois partout empreinte la main de Dieu. — Si je veux savoir quelque chose de précis, je suis entouré de nuages.

Je vois tous les jours inventer des arts; je vois dans quelques parties du monde des peuples polis, éclairés, et dans d'autres des peuples errants au sein des forêts. Cette inégalité de progrès dans une durée éternelle aurait dû disparaître. Le monde n'est donc pas éternel; mais je dois conclure en même temps qu'il est fort ancien. Jusqu'à quel point? je l'ignore.

Les temps historiques ne peuvent remonter plus baut que l'invention de l'écriture; et, quand elle fut inventée, on ne put d'abord en profiter que pour écrire des traditions vagues, ou quelques faits principaux qui n'étaient fixés par aucune date, et qui sont mêlés avec des fables, de manière à en rendre le discernement impossible.

L'orgueil des nations les a portées à reculer leur origine fort loin dans l'abîme de l'antiquité. Mais par rapport à la durée, les hommes, avant l'invention des nombres, n'ont guère étendu leurs idées au delà du peu de générations qu'ils pouvaient connaître, c'est-à-dire de trois ou de quatre. Ce n'est qu'à un siècle ou un siècle et demi que la tradition, non aidée de l'histoire, peut indiquer l'époque d'un fait connu. Aussi, aucune histoire ne remonte-t-elle beaucoup plus haut que l'invention de l'écriture, si ce n'est par une chronologie fabuleuse, qu'on ne s'est donné la peine de faire que quand les nations, dévoilées les unes aux autres par leur commerce, eurent tourné leur orgueil en jalousie.

Dans ce silence de la raison et de l'histoire, un livre nous est donné comme dépositaire de la révélation. Il nous expose que ce monde existe depuis six ou huit mille ans (selon la variété des exemplaires); que nous tirons tous notre origine d'un seul homme et d'une seule femme; que c'est par la punition de leur désobéissance que l'homme, né pour un état plus heureux, a été réduit à une ignorance et une misère qu'il ne pouvait dissiper en partie

qu'à force de temps et de travaux. Il nous crayonne légèrement les inventions des premiers arts, fruits des premiers besoins, et la suite des générations, jusqu'à ce que le genre humain, presque entièrement englouti par un déluge universel, ait été de nouveau réduit à une seule famille, et par conséquent obligé de recommencer.

Ce livre ne s'oppose donc point à ce que nous recherchions comment les hommes ont pu se répandre sur la terre, et les sociétés politiques s'organiser. Il donne à ces intéressants événements un nouveau point de départ, semblable à celui qui aurait eu lieu, quand les faits qu'il nous raconte ne seraient pas devenus un objet de notre foi.

Sans provisions, au milieu des forêts, on ne put s'occuper que de la subsistance. Les fruits que la terre produit sans culture sont trop peu de chose; il fallut recourir à la chasse des animaux qui, peu nombreux et ne pouvant dans un canton déterminé fournir à la nourriture de beaucoup d'hommes, ont par là même accéléré la dispersion des peuples et leur diffusion rapide.

seurs.

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Des familles ou de petites nations fort éloignées les unes des autres, parce qu'il faut à chacune un vaste espace pour se nourrir : voilà l'état des chasIls n'ont point de demeure fixe, et se transportent avec une extrême facilité d'un lieu à un autre. La difficulté des vivres, une querelle, la crainte d'un ennemi, suffisent pour séparer des familles de chasseurs du reste de leur nation.

Alors ils marchent sans but où la chasse les conduit. Et si une autre chasse les mène dans la même direction, ils continuent à s'éloigner. Cela fait que des peuples qui parlent la même langue se trouvent quelquefois à des distances de plus de six cents lieues, et environnés de peuples qui ne les entendent pas; ce qui est commun parmi les sauvages de l'Amérique, où l'on voit, par la même raison, des nations de quinze à vingt hommes.

Il n'est cependant pas rare que les guerres et les querelles, dont les peuples barbares ne sont que trop ingénieux à se former des motifs, aient occasionné des mélanges qui d'un grand nombre de nations ont formé quelquefois une seule nation par une ressemblance générale de mœurs et de langages, divisés seulement en un grand nombre de dialectes.

La coutume des sauvages de l'Amérique d'adopter leurs prisonniers de guerre, à la place des hommes qu'ils perdent dans leurs expéditions, a dû rendre ces mélanges très-fréquents. On voit des langues régner dans de vastes étendues de pays, telles que celle des Hurons, aux environs du fleuve SaintLaurent; celle des Algonquins, en descendant vers le Mississipi; celle des Mexicains, celle des Incas, celle des Topinamboux au Brésil, et des Guaranis au Paraguay. Les grandes chaînes de montagnes en sont communément les bornes.

Il est des animaux qui se laissent soumettre par les hommes, comme les bœufs, les moutons, les chevaux, et les hommes trouvent plus d'avantages à les rassembler en troupes, qu'à courir après des animaux errants.

La vie des pasteurs n'a pas tardé à s'introduire partout où ces animaux se rencontraient les bœufs et les moutons en Europe, les chameaux, les chevreaux en Orient, les chevaux en Tartarie, les rennes dans le Nord.

La vie des peuples chasseurs s'est conservée dans les parties de l'Amérique où ces espèces manquent: au Pérou, où la nature a placé une espèce de moutons appelés llamas, il s'est formé des pasteurs; et c'est vraisem

l'origine, les révolutions des gouvernements; les progrès des langues, de la physique, de la morale, des mœurs, des sciences et des arts; les révolutions qui ont fait succéder les empires aux empires, les nations aux nations, les religions aux religions; le genre humain toujours le même dans ses bouleversements, comme l'eau de la mer dans les tempêtes, et marchant toujours à sa perfection. Dévoiler l'influence des causes générales et nécessaires, celles des causes particulières et des actions libres des grands hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même de l'homme; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales par leurs effets: voilà ce qu'est l'histoire aux yeux d'un philosophe. Elle s'appuie sur la géographie et la chronologie, qui mesurent la distance des temps et des lieux.

En exposant sur ce plan un tableau du genre humain, en suivant à peu près l'ordre historique de ses progrès, et en m'arrêtant aux principales époques, je ne veux qu'indiquer et non approfondir; donner une esquisse d'un grand ouvrage et faire entrevoir une vaste carrière sans la parcourir, de même que l'on voit à travers une fenêtre étroite toute l'immensité du ciel.

PLAN DU PREMIER DISCOURS, sur la formation des gouvernements
et le mélange des nations.

Tout l'univers m'annonce un premier être. Je vois partout empreinte la main de Dieu. Si je veux savoir quelque chose de précis, je suis entouré

de nuages.

Je vois tous les jours inventer des arts; je vois dans quelques parties du monde des peuples polis, éclairés, et dans d'autres des peuples errants au sein des forêts. Cette inégalité de progrès dans une durée éternelle aurait dù disparaître. Le monde n'est donc pas éternel; mais je dois conclure en même temps qu'il est fort ancien. Jusqu'à quel point? je l'ignore.

Les temps historiques ne peuvent remonter plus haut que l'invention de l'écriture; et, quand elle fut inventée, on ne put d'abord en profiter que pour écrire des traditions vagues, ou quelques faits principaux qui n'étaient fixés par aucune date, et qui sont mêlés avec des fables, de manière à en rendre le discernement impossible.

L'orgueil des nations les a portées à reculer leur origine fort loin dans l'abîme de l'antiquité. Mais par rapport à la durée, les hommes, avant l'invention des nombres, n'ont guère étendu leurs idées au delà du peu de générations qu'ils pouvaient connaître, c'est-à-dire de trois ou de quatre. Ce n'est qu'à un siècle ou un siècle et demi que la tradition, non aidée de l'histoire, peut indiquer l'époque d'un fait connu. Aussi, aucune histoire ne remonte-t-elle beaucoup plus haut que l'invention de l'écriture, si ce n'est par une chronologie fabuleuse, qu'on ne s'est donné la peine de faire que quand les nations, dévoilées les unes aux autres par leur commerce, eurent tourné leur orgueil en jalousie.

Dans ce silence de la raison et de l'histoire, un livre nous est donné comme dépositaire de la révélation. Il nous expose que ce monde existe depuis six ou huit mille ans (selon la variété des exemplaires); que nous tirons tous notre origine d'un seul homme et d'une seule femme; que c'est par la punition de leur désobéissance que l'homme, né pour un état plus heureux, a été réduit à une ignorance et une misère qu'il ne pouvait dissiper en partie

qu'à force de temps et de travaux. Il nous crayonne légèrement les inventions des premiers arts, fruits des premiers besoins, et la suite des générations, jusqu'à ce que le genre humain, presque entièrement englouti par un déluge universel, ait été de nouveau réduit à une seule famille, et par conséquent obligé de recommencer.

Ce livre ne s'oppose donc point à ce que nous recherchions comment les hommes ont pu se répandre sur la terre, et les sociétés politiques s'organiser. Il donne à ces intéressants événements un nouveau point de départ, semblable à celui qui aurait eu lieu, quand les faits qu'il nous raconte ne seraient pas devenus un objet de notre foi.

Sans provisions, au milieu des forêts, on ne put s'occuper que de la subsistance. Les fruits que la terre produit sans culture sont trop peu de chose; il fallut recourir à la chasse des animaux qui, peu nombreux et ne pouvant dans un canton déterminé fournir à la nourriture de beaucoup d'hommes, ont par là même accéléré la dispersion des peuples et leur diffusion rapide.

Des familles ou de petites nations fort éloignées les unes des autres, parce qu'il faut à chacune un vaste espace pour se nourrir : voilà l'état des chasseurs. Ils n'ont point de demeure fixe, et se transportent avec une extrême facilité d'un lieu à un autre. La difficulté des vivres, une querelle, la crainte d'un ennemi, suffisent pour séparer des familles de chasseurs du reste de leur nation.

Alors ils marchent sans but où la chasse les conduit. Et si une autre chasse les mène dans la même direction, ils continuent à s'éloigner. Cela fait que des peuples qui parlent la même langue se trouvent quelquefois à des distances de plus de six cents lieues, et environnés de peuples qui ne les entendent pas; ce qui est commun parmi les sauvages de l'Amérique, où l'on voit, par la même raison, des nations de quinze à vingt hommes.

Il n'est cependant pas rare que les guerres et les querelles, dont les peuples barbares ne sont que trop ingénieux à se former des motifs, aient occasionné des mélanges qui d'un grand nombre de nations ont formé quelquefois une seule nation par une ressemblance générale de mœurs et de langages, divisés seulement en un grand nombre de dialectes.

La coutume des sauvages de l'Amérique d'adopter leurs prisonniers de guerre, à la place des hommes qu'ils perdent dans leurs expéditions, a dû rendre ces mélanges très-fréquents. On voit des langues régner dans de vastes étendues de pays, telles que celle des Hurons, aux environs du fleuve SaintLaurent; celle des Algonquins, en descendant vers le Mississipi; celle des Mexicains, celle des Incas, celle des Topinamboux au Brésil, et des Guaranis au Paraguay. Les grandes chaînes de montagnes en sont communément les bornes.

Il est des animaux qui se laissent soumettre par les hommes, comme les bœufs, les moutons, les chevaux, et les hommes trouvent plus d'avantages à les rassembler en troupes, qu'à courir après des animaux errants.

La vie des pasteurs n'a pas tardé à s'introduire partout où ces animaux se rencontraient les bœufs et les moutons en Europe, les chameaux, les chevreaux en Orient, les chevaux en Tartarie, les rennes dans le Nord.

La vie des peuples chasseurs s'est conservée dans les parties de l'Amérique où ces espèces manquent: au Pérou, où la nature a placé une espèce de moutons appelés llamas, il s'est formé des pasteurs; et c'est vraisem

blablement la raison qui fait que cette partie de l'Amérique a été policée plus aisément.

Les peuples pasteurs, ayant leur subsistance plus abondante et plus assurée, ont été plus nombreux. Ils ont commencé à être plus riches et à connaître davantage l'esprit de propriété. L'ambition, ou plutôt l'avarice, qui est l'ambition des barbares, a pu leur inspirer le penchant à la rapine, en même temps que le vœu et le courage de la conservation.-Les troupeaux donnent pour les conduire un embarras que n'ont pas les chasseurs, et ils nourrissent plus d'hommes qu'il n'en faut pour les garder. Dès lors il a dû se trouver entre la promptitude des mouvements des hommes disponibles et celle des nations, une disproportion. Dès lors une nation ne put éviter le combat contre une troupe d'hommes déterminés, soit chasseurs, soit même membres d'autres nations pastorales, qui demeuraient maîtres des troupeaux s'ils étaient vainqueurs; et qui quelquefois aussi étaient repoussés par la cavalerie des pasteurs, quand les troupeaux de ceux-ci se trouvaient être de chevaux ou de chameaux. Et comme les vaincus ne pouvaient fuir sans mourir de faim, ils suivirent le sort des bestiaux et devinrent esclaves des vainqueurs, qu'ils nourrirent en gardant leurs troupeaux. Les maîtres, débarrassés de tous soins, allaient de leur côté en soumettre d'autres de la même manière. Voilà de petites nations formées qui à leur tour en formèrent de grandes. Ces peuples se répandaient ainsi dans tout un continent jusqu'à ce qu'ils fussent arrêtés par des barrières relativement impénétrables.

Les incursions des peuples pasteurs laissent plus de traces que celles des chasseurs. Susceptibles, par l'oisiveté dont ils jouissent, d'un plus grand nombre de désirs, ils couraient où ils espéraient du butin, et s'en emparaient. Ils restaient là où ils trouvaient des pâturages, et se mêlaient avec les habitants du pays.

L'exemple des premiers encourageait les autres. Ces torrents grossissaient dans leur course, les peuples et les langues se mêlaient toujours.

Ces conquérants néanmoins se dissipaient bientôt. Quand il n'y avait plus rien à piller, leurs différentes hordes n'avaient plus d'intérêt à rester ensemble, et la multiplication des troupeaux les forçait d'ailleurs de se séparer. Chaque horde avait son chef. Seulement quelque chef principal, ou plus belliqueux, gardait quelque supériorité sur les autres dans l'étendue de sa nation, et en exigeait quelques présents en signe d'hommage.

Enfin de fausses idées de gloire s'y mêlèrent; ce qu'on avait fait d'abord pour piller, on le fit pour dominer, pour élever sa nation au-dessus des autres, et, quand le commerce des peuples les eut instruits sur les qualités des pays étrangers, pour changer un pays ingrat contre un pays fertile.

Tout prince un peu ambitieux faisait des courses sur les terres de ses voisins, et s'étendait jusqu'à ce qu'il trouvât quelqu'un capable de lui résister; alors on combattait; le vainqueur augmentait sa puissance de celle du vaincu, et s'en servait pour de nouvelles conquêtes.

De là toutes ces inondations de barbares qui ont souvent ravagé la terre; ces flux et reflux qui font toute leur histoire.

De là ces noms divers qu'ont portés successivement les peuples des mêmes pays, et dont la variété confond les recherches des savants. Le nom de la nation dominante devenait général pour toutes les autres, qui conservaient cependant leur nom particulier. Tels ont été les Mèdes, les Perses, les Celtes, les Teutons, les Cimbres, les Suèves, les Germains, les Allemands, les

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