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branches aux arbres, pour les fortifier, sera encore longtemps dans les livres avant d'être dans les conseils des princes. C'est un des grands objets de la géographie politique, de déterminer quelle province il est avantageux à un État de conserver; c'est à elle à démontrer qu'il y a des cas où l'on doit se croire heureux d'en perdre. Il est bien constant que l'ordre établi entre les puissances par la géographie politique, c'est-à-dire par les bornes que la nature a mises entre les États, aurait subsisté, et qu'un prince n'aurait jamais possédé que ce qu'il aurait été à portée de conserver, si la force, qui est le seul moyen de conserver, eût été le seul moyen d'acquérir. Mais le droit, héréditaire des princes, joint à l'extrême division des États introduite par le gouvernement féodal, a changé cet ordre naturel, et a mêlé les États des princes comme les terres des particuliers, parce que le sort des nations a été réglé par les mêmes lois que la distribution des héritages. L'unité du gouvernement n'est plus dans un corps de nation : le souverain est le seul point de réunion.

Dans le langage de l'Europe politique on doit distinguer une puissance d'un État. Le roi de Prusse est une puissance, le roi de France a un Etat. Charles-Quint n'avait qu'une puissance, et l'Espagne a été dans le même cas jusqu'à Philippe V; elle est devenue un État depuis cette époque; elle y a gagné une unité d'intérêt qui dirigera nécessairement ses forces, jusquelà partagées, aux seuls objets qui lui peuvent être utiles. Une puissance, en un mot, redevient un État, lorsqu'elle se réduit aux bornes que la nature lui a assignées. La géographie politique a tracé les limites des États, le droit public forme les puissances; mais à la longue la géographie politique l'emporte sur le droit public, parce qu'en tout genre la nature l'emporte à la longue sur les lois. On ne conserve longtemps que ce qu'on est à portée d'acquérir, parce qu'on doit toujours perdre à la longue ce qu'on ne peut recouvrer aisément quand on l'a perdu de nouveau.

Nous sommes bien loin de penser à examiner les idées que je vais proposer, et peut-être appartiennent-elles plus à la politique prise en général qu'à la géographie politique. Jusqu'ici les hommes ont joui de la fécondité de la terre, comme les sauvages jouissent des fruits des arbres qu'ils n'ont point plantés. Ils en ont profité sans songer à les faire naître. Je m'explique: je ne veux pas dire assurément que le produit annuel de cette fécondité ne soit pas dû à leurs travaux; sans doute la terre arrosée de leurs sueurs a plutôt vendu ses productions à leur industrie, qu'elle ne les a données à leurs besoins; mais ce travail et cette industrie se sont toujours bornés, si je l'ose ainsi dire, à cultiver la terre fertile. On a labouré, ensemencé, dépouillé quelques campagnes, on n'a point encore songé, du moins en grand, à travailler la terre même, et à tirer de notre globe le meilleur parti possible. La multitude des terrains qui sont encore incultes, malgré leur fécondité, nous a dispensés de chercher à découvrir de nouvelles ressources, quand celles qui sont connues sont si loin d'être épuisées; et en cela nous ressemblons encore aux sauvages, qui ne songent point à labourer la terre, parce que les fruits qu'elle produit sans culture, et les animaux qu'elle nourrit, suffisent aux besoins de leur petit nombre. Pourquoi désespérerions-nous de donner à de vastes terrains une fécondité qu'ils n'ont pas reçue de la nature? Celle-ci a-t-elle tout fait pour les hommes? Non. Mais elle leur a toujours offert des modèles à suivre, lorsqu'ils ont assez d'industrie et de courage pour imiter ses opérations. Voyons comment elle agit pour rendre les terrains

Nouveau point de vue sur la religion chrétienne qui, cessant d'être incorporée à un seul empire, devient un lien commun entre plusieurs États, et rend le siége Rome un point de ralliement entre les nations. Autorité des évêques plus grande, et pourquoi plus grande dans l'Église et dans l'État. Comment les évêques ont part au gouvernement et deviennent seigneurs, parce que le gouvernement devenant aristocratique, les évêques durent y rentrer, attendu qu'ils tenaient un rang considérable dans la nation. Examiner comment un gouvernement fondé par la voie des conquêtes est devenu aristocratique en Europe et non pas despotique.

Du gouvernement des Germains. Différence de leurs conquêtes avec celles des Tartares dans la haute Asie. Cette différence vient: 1° des mœurs mêmes des Germains et de la liberté qu'ils conservaient. Différence entre une nation guerrière et une armée de soldats. 2o De l'état des pays conquis déjà gouvernés par des lois supérieures à tout ce que les barbares pouvaient imaginer de plus beau. 5° Du partage des terres fait par les conquérants, qui augmenta la puissance des particuliers à proportion de celle de leurs chefs, et ne laissa à ceux-ci d'autre force que celle des vassaux, sans leur laisser le pouvoir de les opprimer. 4° De l'influence que prit la religion parmi ces nations.

État du commerce à cette époque; décadence des villes et du commerce intérieur, faiblesse de la marine. Route de la circulation générale sur le globe.

Réflexions sur la nation juive et sur le rôle qu'elle commençait à jouer dans le commerce d'Alexandrie, de Constantinople, et du reste de l'Europe. Misère de l'Italie.

Réflexions sur les deux principales puissances du monde, les Francs et l'empire grec. Guerres d'Italie et d'Afrique.

Comparaison des deux puissances; leurs avantages et leurs désavantages jugés par les principes de la géographie politique, et par les défauts de leur gouvernement intérieur.

De la Perse, des Arabes, des peuples du nord relativement à l'empire grec. Naissance de Mahomet. Réflexion sur la situation des Arabes; sur leur liberté qu'ils avaient conservée; sur la sécurité que leur désunion et leur pauvreté avaient toujours inspirée aux Romains; sur les avantages de leur situation pour faire des conquêtes 1. . .

Ce n'est pas une chose neuve de dire que les Pays-Bas et l'Italie ont ruiné l'Espagne.

Examiner si les princes espagnols n'ont pas pensé plusieurs fois à démembrer les Pays-Bas de leur monarchie; mais celui qui aurait proposé à Philippe II de les céder à quelque prince, eût été regardé comme un fou, et je ne sais de quel œil la reine de Hongrie regarderait aujourd'hui un homme qui lui ferait la même proposition. Il est du moins bien sûr que les Anglais, en faisant la guerre de 1700, ne croyaient pas rendre à la France et à l'Espagne le service le plus signalé, 1o en fomentant leur union; 2o en ôtant à la France un ennemi puissant; 5o en forçant l'Espagne à s'occuper de son véritable intérêt, la marine.

La maxime qu'il faut retrancher des provinces aux États, comme des

Il y a ici une lacune dans le manuscrit de M. Turgot, et nous ignorons combien de pages sont perdues. (Note de Dupont de Nemours.)

branches aux arbres, pour les fortifier, sera encore longtemps dans les livres avant d'être dans les conseils des princes. C'est un des grands objets de la géographie politique, de déterminer quelle province il est avantageux à un État de conserver; c'est à elle à démontrer qu'il y a des cas où l'on doit se croire heureux d'en perdre. Il est bien constant que l'ordre établi entre les puissances par la géographie politique, c'est-à-dire par les bornes que la nature a mises entre les États, aurait subsisté, et qu'un prince n'aurait jamais possédé que ce qu'il aurait été à portée de conserver, si la force, qui est le seul moyen de conserver, eût été le seul moyen d'acquérir. Mais le droit, héréditaire des princes, joint à l'extrême division des États introduite par le gouvernement féodal, a changé cet ordre naturel, et a mêlé les États des princes comme les terres des particuliers, parce que le sort des nations a été réglé par les mêmes lois que la distribution des héritages. L'unité du gouvernement n'est plus dans un corps de nation : le souverain est le seul point de réunion.

Dans le langage de l'Europe politique on doit distinguer une puissance d'un Etat. Le roi de Prusse est une puissance, le roi de France a un Etat. Charles-Quint n'avait qu'une puissance, et l'Espagne a été dans le même cas jusqu'à Philippe V; elle est devenue un État depuis cette époque; elle y a gagné une unité d'intérêt qui dirigera nécessairement ses forces, jusquelà partagées, aux seuls objets qui lui peuvent être utiles. Une puissance, en un mot, redevient un État, lorsqu'elle se réduit aux bornes que la nature lui a assignées. La géographie politique a tracé les limites des États, le droit public forme les puissances; mais à la longue la géographie politique l'emporte sur le droit public, parce qu'en tout genre la nature l'emporte à la longue sur les lois. On ne conserve longtemps que ce qu'on est à portée d'acquérir, parce qu'on doit toujours perdre à la longue ce qu'on ne peut recouvrer aisément quand on l'a perdu de nouveau.

Nous sommes bien loin de penser à examiner les idées que je vais proposer, et peut-être appartiennent-elles plus à la politique prise en général qu'à la géographie politique. Jusqu'ici les hommes ont joui de la fécondité de la terre, comme les sauvages jouissent des fruits des arbres qu'ils n'ont point plantés. Ils en ont profité sans songer à les faire naître. Je m'explique: je ne veux pas dire assurément que le produit annuel de cette fécondité ne soit pas dû à leurs travaux; sans doute la terre arrosée de leurs sueurs a plutôt vendu ses productions à leur industrie, qu'elle ne les a données à leurs besoins; mais ce travail et cette industrie se sont toujours bornés, si je l'ose ainsi dire, à cultiver la terre fertile. On a labouré, ensemencé, dépouillé quelques campagnes, on n'a point encore songé, du moins en grand, à travailler la terre même, et à tirer de notre globe le meilleur parti possible. La multitude des terrains qui sont encore incultes, malgré leur fécondité, nous a dispensés de chercher à découvrir de nouvelles ressources, quand celles qui sont connues sont si loin d'être épuisées; et en cela nous ressemblons encore aux sauvages, qui ne songent point à labourer la terre, parce que les fruits qu'elle produit sans culture, et les animaux qu'elle nourrit, suffisent aux besoins de leur petit nombre. Pourquoi désespérerions-nous de donner à de vastes terrains une fécondité qu'ils n'ont pas reçue de la nature? Celle-ci a-t-elle tout fait pour les hommes? Non. Mais elle leur a toujours offert des modèles à suivre, lorsqu'ils ont assez d'industrie et de courage pour imiter ses opérations. Voyons comment elle agit pour rendre les terrains

fertiles, et examinons si les mêmes moyens peuvent être mis en usage par l'industrie humaine.

Deux choses contribuent à la fertilité de la terre, la nature du sol et les arrosements. La nature du sol dépend de la combinaison des différents principes qui composent les terrains, sable, argile, craie, etc.; principes dont le juste mélange peut seul féconder le développement des germes, et qui, séparés des autres principes, rendent souvent de vastes régions stériles et inhabitables.

Les arrosements dépendent de la situation du sol, de la disposition des montagnes, de la pente irrésistible qui, depuis leur sommet jusqu'aux rivières et à la mer, dirige le cours des eaux que l'atmosphère, dans laquelle le soleil les tient suspendues, décharge de temps en temps sur la terre, où elles se distribuent suivant cette inclinaison variée des terrains qui les reçoivent. Cette pente doit être assez douce pour qu'une partie des eaux puisse s'insinuer dans les interstices des terrains supérieurs, en amollir les glėbes, en délayer les sucs et y charroyer ceux dont elle s'est chargée dans l'atmosphère; assez rapide en même temps pour qu'il parvienne assez d'eau pour abreuver à leur tour les terres inférieures; et cependant assez inégale pour que l'eau trouve à chaque pas des enfoncements où, comme dans des réservoirs, elle se rassemble en plus grande quantité sous une plus petite surface; afin que, d'autant moins exposée aux effets d'une évaporation trop prompte, elle se rende par mille détours dans d'autres réservoirs où, recueillie et conservée pour les besoins des animaux et des végétaux, elle forme des fontaines, des ruisseaux, et enfin des fleuves qui la reconduisent à la mer.

Par cette distribution, dont l'immense variété ne présente à nos sens que l'image du désordre, parce que l'ordre réel n'est jamais que dans l'ensemble, et qu'ici l'ensemble est trop vaste pour nos sens, la terre est rendue habitable et fertile. Je ne crois pas impossible aux hommes d'employer tantôt l'une, tantôt l'autre de ces deux voies, et toutes les deux même au besoin, pour donner à certains terrains une fertilité qu'ils n'ont pas et suppléer ainsi à la nature, ou plutôt la remplacer de la seule façon possible en l'imitant. Voyons d'abord ce qu'on peut faire pour corriger la nature du sol '.........

PLAN DE DEUX DISCOURS

SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE.

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Idée de l'introduction. Placé par son créateur au milieu de l'éternité et de l'immensité, et n'en occupant qu'un point, l'homme a des relations nécessaires avec une multitude de choses et d'êtres, en même temps que ses idées sont concentrées dans l'indivisibilité de son esprit et de l'instant pré

1 Il y a lieu de croire que ce plan d'ouvrage n'a jamais été terminé. Les lecteurs qui auront été frappés de l'immense chaine d'idées que ce cadre rassemble, de la multitude de connaissances qu'il suppose, des grandes vues qu'il présente, partageront à cet égard nos regrets. (Note de Dupont de Nemours.)

2 M. Turgot rendait à Bossuet l'hommage que méritent la hauteur de ses pensées et le nerf de son expression. Il admirait la marche noble et rapide, l'abondance, l'éléva

sent. Il ne se connaît que par ses sensations, qui toutes se rapportent aux objets extérieurs, et le moment présent est un centre où aboutissent une foule d'idées enchaînées les unes avec les autres.

C'est de cet enchaînement et de l'ordre des lois que suivent toutes ces idées dans leurs variations continuelles, que l'homme acquiert le sentiment de la réalité. Par le rapport de toutes ses différentes sensations, il apprend l'existence des objets extérieurs. Un rapport semblable dans la succession de ses idées lui découvre le passé. Les rapports des êtres entre eux ne sont point des rapports oisifs. Tous peuvent agir les uns sur les autres suivant leurs différentes lois, et aussi suivant leurs distances. Ce monde réel dont nous ignorons les bornes, en a pour nous de fort étroites, et qui dépendent du plus ou du moins de perfection de nos sens. Nous connaissons un petit nombre d'anneaux de la chaîne, mais les extrémités dans le grand et le petit nous échappent également.

Les lois que suivent les corps forment la physique : toujours constantes, on les décrit, on ne les raconte pas. L'histoire des animaux, et surtout celle de l'homme, offrent un spectacle bien différent. L'homme, comme les animaux, succède à d'autres hommes dont il tient l'existence, et il voit, comme eux, ses pareils répandus sur la surface du globe qu'il habite. Mais doué d'une raison plus étendue et d'une liberté plus active, ses rapports avec eux sont beaucoup plus nombreux et plus variés. Possesseur du trésor des signes qu'il a eu la faculté de multiplier presque à l'infini, il peut s'assurer la possession de toutes ses idées acquises, les communiquer aux autres hommes, les transmettre à ses successeurs comme un héritage qui s'augmente toujours. Une combinaison continuelle de ces progrès avec les passions et avec les événements qu'elles ont produits, forme l'histoire du genre humain, où chaque homme n'est plus qu'une partie d'un tout immense qui a, comme lui, son enfance et ses progrès.

Ainsi l'histoire universelle embrasse la considération des progrès successifs du genre humain, et le détail des causes qui y ont contribué; les premiers commencements des hommes; la formation, le mélange des nations;

tion, l'harmonieuse dignité de son style. Mais, après avoir payé ce tribut à l'excellent écrivain, il regrettait que le Discours sur l'histoire universelle ne fût pas plus riche de vues, de raison, de véritables connaissances; il le voyait avec peine au-dessous du beau cadre que l'auteur avait choisi, de l'intéressante position où se trouvait le précepteur d'un roi, du talent majestueux que nul autre orateur français n'a encore égalé. Cependant il n'entrait pas dans le caractère de M. Turgot de décrier un ouvrage célèbre et de ravaler un grand homme.

Il préférait de recomposer ce livre, de lui donner l'étendue qu'il y aurait désirée, et d'y consigner les principes que l'illustre évêque de Meaux avait passés sous silence, n'avait peut-être pas conçus, n'aurait peut-être pas adoptés.

Un tel ouvrage ne pouvait être fait d'un seul jet. M. Turgot avait donc jugé convenable, avant de l'entreprendre, d'en tracer le plan, sans se gêner par une simple et sèche table des chapitres qu'il voulait écrire et traiter, mais en dessinant du pinceau, comme font les grands artistes dans leurs esquisses savantes.

C'est ce plan qui n'a pas été achevé, dont nous avons retrouvé les premiers linéaments, et que nous allons transcrire.

L'ouvrage est incomplet, mais aucune de ces pages n'aurait pu être écrite par un homme qui ne l'aurait pas conçu tout entier, qui n'aurait pas considéré avec une attention profonde, et sous toutes leurs faces, la multitude d'objets qu'il devait embrasser. (Note de Dupont de Nemours.) — Voyez la note du même, page 511.

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