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mières eussent le temps de disparaître et de céder à la force des sciences romaines. Les conquérants trop nombreux, trop uniquement livrés à la guerre, furent pendant plusieurs siècles trop occupés de leurs dissensions : le génie des Romains s'éteignit, et leur langue se perdit, confondue avec les langues germaniques.

C'est une suite du mélange de deux langues, qu'il s'en forme une nouvelle différente de chacune d'elles; mais il se passe bien du temps avant qu'elles puissent se confondre d'une manière assez intime. La mémoire flottante entre les deux se détermine au hasard pour les expressions de l'une ou de l'autre : l'analogie, c'est-à-dire l'art de former les conjugaisons, les déclinaisons, d'exprimer les rapports des objets, d'arranger les expressions dans le discours, n'a plus de règles fixes. Les idées se lient d'une manière confuse : plus d'harmonie, plus de clarté dans le langage. Versez deux liqueurs dans le même vase, vous les verrez se troubler, s'obscurcir, et ne reprendre la transparence qu'elles avaient séparément, que lorsque le temps aura rendu leur mélange plus intime et plus homogène. Ainsi, jusqu'à ce qu'une longue suite de siècles ait achevé de donner au nouveau langage sa couleur propre et uniforme, la poésie, l'éloquence, le goût disparaissent presque entièrement. Ainsi, de nouvelles langues naissaient en Europe, et dans le chaos de leur première formation, l'ignorance et la grossièreté dominaient partout.

Déplorable empire des Césars, faut-il que de nouveaux malheurs poursuivent encore jusqu'aux restes échappés à ton naufrage? Faut-il que la barbarie détruise à la fois tous les asiles des arts! Et toi, Grèce aussi, tes honneurs sont donc éclipsés! Le Nord enfin paraît s'être épuisé, et de nouveaux orages se forment dans le Midi contre les seules provinces qui ne gémissent point encore sous un joug étranger.

L'étendard d'un faux prophète réunit les pâtres errants dans les déserts de l'Arabie en moins d'un siècle la Syrie, la Perse, l'Egypte, l'Afrique sont couvertes par le torrent fougueux qui embrasse dans ses ravages depuis les frontières de l'Inde jusqu'à l'Océan Atlantique et aux Pyrénées. L'empire grec, resserré dans ses bornes étroites, dévasté au midi par les Sarrasins, et depuis par les Turcs; au nord par les Bulgares; désolé au dedans par les factions et par l'instabilité de son trône, tombe dans un état de faiblesse et de langueur, et la culture des lettres et des arts cesse d'occuper des hommes avilis dans une lâche indolence.

En vain Charlemagne, dans l'Occident, veut ranimer quelques étincelles d'un feu enseveli sous la cendre; leur éclat est aussi passager que faible. Bientôt les discordes de ses petits-fils troublent son empire. Le Nord fait encore sortir de son sein de nouveaux destructeurs; les Normands, les Hongrois couvrent encore l'Europe de nouvelles ruines et de nouvelles ténèbres. Dans la faiblesse générale une nouvelle forme de gouvernement achève de tout perdre. La puissance royale anéantie fait place à cette foule de petites souverainetés subordonnées les unes aux autres, entre lesquelles les lois des fiefs entretiennent je ne sais quelle fausse image de l'ordre au sein même de l'anarchie qu'elles perpétuent.

Les rois sans autorité, les nobles sans frein, les peuples esclaves, les campagnes couvertes de forteresses, et sans cesse ravagées; la guerre allumée entre une ville et une ville, un village et un village; pénétrant, si j'ose ainsi parler, toute la masse des royaumes; nul commerce, toute communication interrompue; les villes habitées par des artisans pauvres et sans émulation;

les seules richesses, le seul loisir dont quelques hommes jouissent encore, perdus dans l'oisiveté d'une noblesse répandue çà et là dans ses châteaux, et qui ne savait que se livrer des combats inutiles à la patrie. L'ignorance la plus grossière étendue sur toutes les nations, sur toutes les professions! Tableau déplorable, mais trop ressemblant, de l'Europe pendant plusieurs siècles.

Et cependant du sein de cette barbarie ressortiront un jour les sciences et les arts perfectionnés. Au milieu de l'ignorance un progrès insensible prépare les éclatants succès des derniers siècles. Sous cette terre se dévelopent déjà les faibles racines d'une moisson éloignée. Les villes, chez tous les peuples policés, sont par leur nature le centre du commerce et des forces de la société. Elles subsistaient, et si l'esprit du gouvernement féodal né des anciennes coutumes de la Germanie combinées avec quelques circonstances accidentelles, les avait abaissées, c'était dans la constitution des États une contradiction qui devait s'effacer à la longue. Je vois bientôt les villes se relever sous la protection des princes; ceux-ci, en tendant la main aux peuples opprimés, diminuer la puissance de leurs vassaux, et rétablir peu à peu la leur.

On étudiait déjà le latin et la théologie dans les universités, avec la dialectique d'Aristote. Dès longtemps les Arabes musulmans s'étaient instruits dans la philosophie des Grecs ; et leurs lumières se répandaient dans l'Occident. Les mathématiques s'étaient étendues par leurs travaux, plus indépendantes que les autres sciences de la perfection du goût, et peut-être même de la justesse de l'esprit. On ne peut les étudier sans être conduit au ⚫ vrai. Toujours certaines, toujours pures, les vérités naissaient environnées des erreurs de l'astrologie judiciaire. Les chimériques espérances du grand œuvre, en animant les philosophes arabes à séparer, à rapprocher tous les éléments des corps, avaient fait éclore sous leurs mains la science immense de la chimie, et l'avaient répandue partout où les hommes peuvent être trompés par leurs désirs avides. Enfin, de tous côtés les arts mécaniques se perfectionnaient par cela seul que le temps s'écoulait, parce que, dans la chute même des sciences et du goût, les besoins de la vie les conservent, et parce que dès lors, dans cette foule d'artisans qui les cultivent successivement, il est impossible qu'il ne se rencontre quelqu'un de ces hommes de génie qui sont mêlés avec le reste des hommes, comme l'or avec la terre d'une mine.

De là quelle foule d'inventions ignorées des anciens, et dues à un siècle barbare! Notre art de noter la musique, les lettres de change, notre papier, le verre à vitres, les grandes glaces, les moulins à vent, les horloges, les lunettes, la poudre à canon, l'aiguille aimantée, la perfection de la marine et du commerce. Les arts ne sont que l'usage de la nature, et la pratique des arts est une suite d'expériences physiques qui la dévoilent de plus en plus. Les faits s'amassaient dans l'ombre des temps d'ignorance, et les sciences, dont le progrès pour être caché n'en était pas moins réel, devaient reparaître un jour accrues de ces nouvelles richesses; et telles que ces rivières qui, après s'être dérobées quelque temps à notre vue dans un canal souterrain, se montrent plus loin grossies de toutes les eaux filtrées à travers les terres.

Différentes suites d'événements naissent dans les différentes contrées du monde, et toutes comme par autant de routes séparées concourent enfin

au même but, à relever l'esprit humain de ses ruines. Ainsi pendant la nuit on voit les étoiles se lever successivement; elles s'avancent chacune sur leur cercle; elles semblent, dans leur révolution commune, entraîner avec elles toute la sphère céleste, et nous amener le jour qui les suit. L’Allemagne, le Danemarck, la Suède, la Pologne, par les soins de Charlemagne et des Othon, la Russie par le commerce avec l'empire des Grecs, cessent d'être des forêts incultes. Le christianisme, en rassemblant ces sauvages épars, en les fixant dans des villes, va tarir pour jamais la source de ces inondations tant de fois funestes aux sciences. L'Europe est encore barbare; mais ses connaissances, portées chez des peuples plus barbares encore, sont pour eux un progrès immense. Peu à peu les mœurs apportées de la Germanie dans le midi de l'Europe disparaissent. Les nations, dans les querelles des nobles et des princes, commencent à se former les principes d'un gouvernement plus fixe, à acquérir, par la variété des circonstances où elles se trouvent, le caractère particulier qui les distingue. Les guerres contre les Musulmans dans la Palestine, en donnant à tous les États de la chrétienté un intérêt commun, leur apprennent à se connaître, à s'unir, jettent les semences de cette politique moderne par laquelle tant de nations semblent ne composer qu'une vaste république. Déjà on voit l'autorité royale renaître en France; la puissance du peuple s'établir en Angleterre; les villes d'Italie se former en républiques et présenter l'image de l'ancienne Grèce; les petites monarchies d'Espagne chasser les Maures devant elles, et se rejoindre peu à peu dans une seule. Bientôt les mers, qui jusque-là séparaient les nations, en deviennent le lien par l'invention de la boussole. Les Portugais à l'orient, les Espagnols à l'occident, découvrent de nouveaux mondes. L'univers est enfin connu. Déjà le mélange des langues barbares avec le latin a produit, dans la suite des siècles, de nouvelles langues; tandis que l'italienne, moins éloignée de leur source commune, moins mêlée avec les langues étrangères, s'élève la première à l'élégance du style et aux beautés de la poésie. Les Ottomans, répandus dans l'Asie et dans l'Europe avec la rapidité d'un vent impétueux, achèvent d'abattre l'empire de Constantinople, et dispersent dans l'Occident les faibles étincelles des sciences que la Grèce conservait encore.

Quel art naît tout à coup comme pour faire voler en tous lieux les écrits et la gloire des grands hommes qui vont paraître ? Que les moindres progrès sont lents en tous genres! Depuis deux mille ans les médailles présentent à tous les yeux des caractères imprimés sur l'airain, et après tant de siècles un particulier obscur soupçonne qu'on peut en imprimer sur le papier. Aussitôt les trésors de l'antiquité, tirés de la poussière, passent dans toutes les mains, pénètrent dans tous les lieux, vont porter la lumière aux talents qui se perdraient dans l'ignorance, vont appeler le génie du fond de sa retraite. Les temps sont arrivés. Sors, Europe, de la nuit qui te couvrait. Noms immortels des Médicis, de Léon X, de François Ier, soyez consacrés à jamais! Que les bienfaiteurs des arts partagent la gloire de ceux qui les cultivent! Je te salue, ô Italie! heureuse terre, pour la seconde fois la patrie des lettres et du goût, la source d'où leurs eaux se sont répandues pour fertiliser nos régions. Notre France ne regarde encore que de loin tes progrès. Sa langue, encore infectée d'un reste de barbarie, ne peut les suivre. Bientôt de funestes discordes déchireront l'Europe entière. Des hommes audacieux ont ébranlé les fondements de la foi et ceux des empires : les tiges fleuries des

beaux-arts croissent-elles arrosées de säng? Un jour viendra, et ĉë jour n'est pas loin, qu'elles embelliront toutes les contrées de l'Europë.

Temps, déploie tes ailes rapides! Siècle de Louis, siècle des grands hommes, siècle de la raison, hâtez-vous! Déjà dans les troubles de l'hérésie, la fortune des États longtemps agitée a achevé, comme par une dernière secousse, de prendre une raisonnable fixité. Déjà l'étude opiniâtre de l'antiquité a remis les esprits au point où elle s'était arrêtée. Déjà cette multitude de faits, d'expériences, d'instruments, de manœuvres ingénieuses que la pratique des arts accumulait depuis tant de siècles, a été tirée de l'obscurité par l'impression. Déjà les productions des deux mondes, rassemblées sous les yeux par un commerce immense, sont devenues le fondement d'une physique inconnue jusque-là, et dégagée enfin des spéculations étrangères. Déjà, de tous côtés, des regards attentifs sont fixés sur la nature. Les moindres hasards, mis à profit, enfantent les découvertes. Le fils d'un artisan, dans la Zélande, assemble en se jouant deux verres convexes dans un tube : les limites de nos sens sont reculées, et dans l'Italie les yeux de Galilée ont découvert un nouveau ciel. Déjà Képler, en cherchant dans les astres les nombres de Pythagore, á trouvé ces deux fameuses lois du cours des planètes, qui deviendront un jour, dans les mains de Newton, la clef de l'univers. Déjà Bacon a tracé à la postérité la route qu'elle doit suivre.

Quel mortel ose rejeter les lumières de tous les âges, et les notions même qu'il a crues les plus certaines ? Il semble vouloir éteindre le flambeau des sciences pour le rallumer lui seul au feu pur de la raison. Veut-il imiter ces peuples de l'antiquité chez lesquels c'était un crime d'allumer à des feux étrangers celui qu'on faisait brûler sur l'autel des dieux? Grand Descartes! s'il ne vous a pas été donné de trouver toujours la vérité, du moins vous avez détruit la tyrannie de l'erreur.

La France, que l'Espagne et l'Angleterre ont déjà devancée dans la gloire de la poésie, la France, dont le génie n'achève de se former que lorsque l'esprit philosophique commence à se répandre, devra peut-être à cette lenteur même l'exactitude, la méthode, le goût sévère de ses écrivains. Les pensées subtiles et recherchées, le pesant étalage d'une érudition fastueuse, corrompent encore notre littérature. Étrange différence de nos progrès dans le goût et de ceux des anciens! L'avancement réel de l'esprit humain se dé– cèle jusque dans ses égarements. Les caprices de l'architecture gothique n'appartiennent point à ceux qui n'ont que des cabanes de bois; l'acquisition des connaissances chez les premiers hommes, et la formation du goût, marchaient pour ainsi dire du même pas. De là une rudesse grossière, une trop grande simplicité, était leur apanage. Guidés par l'instinct et l'imagination, ils saisirent peu à peu ces rapports entre l'homme et les objets de la nature, qui sont les seuls fondements du beau. Dans les derniers temps, où malgré l'imperfection du goût, le nombre des idées et des connaissances était augmenté, où l'étude des modèles et des règles avait fait perdre de vue la nature et le sentiment, il fallait revenir par la perfection au point où les premiers hommes avaient été conduits par un instinct aveugle; et qui ne sait que c'est là le suprême effort de la raison?

Enfin toutes les ombres sont dissipées. Quelle lumière brille de toutes parts! Quelle foule de grands hommes dans tous les genres! Quelle perfection de la raison humaine! Un homme, NEWTON, a soumis l'infini au calcul; a dévoilé les propriétés de la lumière qui, en éclairant tout, semblait se

eacher elle-même; a mis dans la balance les astres, la terre et toutes les forces de la nature. Cet homme a trouvé un rival. Leibnitz embrasse dans sa vaste intelligence tous les objets de l'esprit humain. Les différentes sciences, resserrées d'abord dans un petit nombre de notions simples, communes à tous, ne peuvent plus, lorsqu'elles sont devenues par leurs progrès plus étendues et plus difficiles, être envisagées que séparément; mais un progrès plus grand encore les rapproche, parce qu'on découvre cette dépendance mutuelle de toutes les vérités, qui, en les enchaînant entre elles, les éclaire l'une par l'autre; parce que, si chaque jour ajoute à l'immensité des sicences, chaque jour les rend plus faciles; parce que les méthodes se multiplient avec les découvertes; parce que l'échafaud s'élève avec l'édifice.

O Louis! quelle majesté t'environne! quel éclat ta main bienfaisante a répandu sur tous les arts! Ton peuple heureux est devenu le centre de la politesse. Rivaux de Sophocle, de Ménandre, d'Horace, rassemblez-vous autour de son trône! Académies savantes, naissez! unissez vos travaux pour la gloire de son règne! Quelle multitude de monuments publics, de productions du génie, d'arts nouveaux inventés, d'arts anciens perfectionnés ! Quí pourrait suffire à les peindre! Ouvrez les yeux et voyez! Siècle de Louis le Grand, que votre lumière embellisse le règne précieux de son successeur ! Qu'elle soit à jamais durable, qu'elle s'étende sur tout l'univers! Puissent les hommes faire sans cesse de nouveaux pas dans la carrière de la vérité ! Plutôt encore puissent-ils devenir sans cesse meilleurs et plus heureux!

Au milieu de ces vicissitudes des opinions, des sciences, des arts et de tout ce qui est humain, jouissez, messieurs, du plaisir de voir cette religion à laquelle vous avez consacré vos cœurs et vos talents, toujours semblable à elle-même, toujours pure, toujours entière, se perpétuer dans l'Église, conserver tous les traits du sceau dont l'a marquée la Divinité. Vous serez ses ministres, et vous serez dignes d'elle. La Faculté attend de vous sa gloire, l'Église de France ses lumières, la religion ses défenseurs : le génie, l'érudition et la piété s'unissent pour fonder leurs espérances.

GÉOGRAPHIE POLITIQUE'.

Idées générales. - 1o Le rapport de la géographie physique à la distribution des peuples sur le globe, à la division des États. Vue générale de la division des peuples considérée historiquement. De la formation des Etats, de leurs réunions. Principes de ces réunions tirés du droit public, combinés

1 Les morceaux suivants ne sont que des esquisses que M. Turgot avait commencées en Sorbonne, ou dont il avait occupé ses loisirs peu de temps après en être sorti, mais auxquelles les affaires ne lui permirent plus ensuite de mettre la dernière main. Il avait commencé celle qui regarde la géographie politique pour un de ses condisciples qui avait eu le dessein de composer un ouvrage sous ce titre, et qui fut effrayé de la manière étendue dont M. Turgot aurait voulu qu'il fût traité, et de ce qu'il n'en formait que la seconde partie d'une suite de travaux dont le premier aurait été l'bistoire universelle, et le dernier aurait embrassé toute la science du gouvernement.

L'amitié, que M. Turgot a plus inspirée et surtout mieux ressentie qu'aucun autre homme que j'aie connu, a beaucoup contribué à l'emploi de son honorable vie. Il s'engageait pour ses amis à des projets dont il traçait tous les détails avec un zèle infati

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