Page images
PDF
EPUB

OEUVRES DIVERSES.

PHILOSOPHIE, HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE POLITIQUE, PHILOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, ETC.

DISCOURS DE TURGOT,

ALORS PRIEUR DE SORBONNE,

POUR L'OUVERTURE ET LA CLOTURE DES SORBONNIQUES
DE L'ANNÉE 17501.

PREMIER DISCOURS, sur les avantages que l'établissement du christianisme a procurés au genre humain, prononcé le 3 juillet 1750 2.

Je ne m'appuierai que sur les faits, et la comparaison du monde chrétien avec le monde idolâtre sera la démonstration des avantages que l'univers a reçus du christianisme. Je m'efforcerai de vous peindre, depuis l'établissement de la doctrine de Jésus-Christ, ce principe toujours agissant au milieu du tumulte des passions humaines, toujours subsistant parmi les révolutions continuelles qu'elles produisent, se mêlant avec elles, adoucissant leurs fureurs, tempérant leur action, modérant la chute des États, corrigeant leurs lois, perfectionnant les gouvernements, rendant les hommes meilleurs et plus heureux. La matière est immense, les preuves naissent en foule; leur multitude semble ne pouvoir se plier à aucune méthode. Je dois pourtant me borner. Voici le plan de ce discours. J'envisagerai dans la première partie les effets de la religion chrétienne sur les hommes considérés en euxmêmes. Ses effets, sur la constitution et le bonheur des sociétés politiques seront l'objet de la seconde; l'humanité et la politique perfectionnées, le renfermeront tout entier.

Auguste assemblée où tant de lumières réunies représentent la majesté de la religion dans toute sa splendeur, en même temps que votre présence m'inspire un respect mêlé de crainte, je ne puis m'empêcher de me féliciter

1 Ces discours furent prononcés en latín; mais il est vraisemblable, comme l'a fait remarquer Dupont de Nemours, qu'ils furent d'abord composés en français par l'auteur. Les deux versions se sont retrouvées dans les papiers de Turgot. L'ancien éditeur de ses œuvres a préféré avec raison celle qui était écrite dans notre langue. (E. D.) 2 Ce discours avait un exorde dirigé contre ceux qui pensent que le christianisme n'est utile que pour l'autre vie. Dupont de Nemours dit l'avoir supprimé par le conseil de plusieurs amis de Turgot. C'est une condescendance dont nous ne pouvons lui savoir gré pour notre compte. (E. D.)

3 L'assemblée du clergé,

d'avoir à parler devant vous de l'utilité de la religion. Montrer ce que lui doivent les hommes et les sociétés, ce sera rappeler aux uns et aux autres la reconnaissance qu'ils doivent aux ministres zélés qui la font régner dans l'esprit des peuples par leurs instructions, comme ils la font respecter par leurs vertus.

Puisse l'esprit de cette religion conduire ma voix ! Puissé-je, en la défendant, ne rien dire qui ne soit digne d'elle, digne de vous, messieurs, et du chef illustre d'un corps si respectable': digne de cet homme qui jouit de l'avantage si rare de réunir tous les suffrages; que Rome, que la France, la cour et les provinces chérissent à l'envi; dont l'esprit, ami du vrai, prompt à le saisir, à le démêler, semble être conduit par je ne sais quel instinct sublime d'une âme droite et pure; dont l'éloquence naïve plaît et persuade à la fois par le seul charme du vrai rendu dans sa noble simplicité, éloquence préférable à tous les brillants de l'art, et la seule digne d'un homme; qui enfin toujours bon, toujours simple et toujours grand, ne doit qu'à ses seules vertus cette considération universelle si flatteuse, supérieure à l'éclat même de sa haute naissance et des honneurs qui l'environnent.

PREMIÈRE PARTIE. - L'étrange tableau que celui de l'univers avant le christianisme! Toutes les nations plongées dans les superstitions les plus extravagantes; les ouvrages de l'art, les plus vils animaux, les passions même et les vices déifiés; les plus affreuses dissolutions des mœurs autorisées par l'exemple des dieux, et souvent même par les lois civiles. Quelques philosophes en petit nombre n'avaient appris de leur raison qu'à mépriser le peuple et non à l'éclairer. Indifférents sur les erreurs grossières de la multitude, égarés eux-mêmes par les leurs qui n'avaient que le frivole avantage de la subtilité; leurs travaux s'étaient bornés à partager le monde entre l'idolâtrie et l'irréligion. Au milieu de la contagion universelle, les seuls juifs s'étaient conservés purs. Ils avaient traversé l'étendue des siècles environnés de toutes parts de l'impiété et de la superstition qui couvraient la terre, et dont les progrès s'étaient arrêtés autour d'eux. C'est ainsi qu'autrefois on les avait vus marcher entre les flots de la mer Rouge suspendus pour leur ouvrir un passage: mais ce peuple même, ce peuple de Dieu par excellence, ignorait la grandeur du trésor qu'il devait donner à la terre. Son orgueil avait resserré dans les bornes étroites d'une seule nation l'immensité des miséricordes d'un Dieu. Jésus-Christ paraît. Il apporte une doctrine nouvelle; il annonce aux hommes que la lumière va se lever pour eux; que la vertu sera mieux connue, mieux pratiquée; le bonheur doit en être la suite. La religion se répand sur la terre, et les hommes plus éclairés, plus vertueux, plus heureux, goûtent et découvrent tout à la fois les avantages du christianisme.

L'Evangile est annoncé les temples et les idoles tombent sans effort. Leur chute n'est due qu'au pouvoir de la vérité, et l'univers, éclairé par la religion chrétienne, s'étonne d'avoir été idolâtre Les superstitions que l'on quitte sont si extravagantes, qu'à peine ose-t-on faire un mérite à la religion d'une chose où il semble que la raison l'ait prévenue. Cependant, malgré les raisonnements des philosophes et les railleries des poëtes, ils subsistaient toujours ces temples et ces idoles. Le peuple, esclave toujours docile à l'empire des sens, suivait avec plaisir une religion dont l'éclat séducteur ne laissait pas réfléchir à son absurdité. En vain les philosophes l'insultaient. Que met

Le cardinal de La Rochefoucauld.

taient-ils à la place d'une erreur qui flattait les sens et qui était à la portée du peuple? Des rêveries ingénieuses, tout au plus des systèmes enfantés par l'orgueil, soutenus par des sophismes trop subtils pour séduire l'homme ignorant. Disons tout les plus grands génies avaient encore plus besoin de la religion chrétienne que le peuple, parce qu'ils s'égaraient avec plus de raffinement et de réflexion. Quelles ténèbres encore dans leurs opinions sur la Divinité, la nature de l'homme, l'origine des êtres! Rappellerai-je ici l'obscurité, la bizarrerie, l'incertitude de presque tous les philosophes dans leurs raisonnements, les idées de Platon, les nombres de Pythagore, les extravagances théurgiques de Plotin, de Porphyre et de Jamblique? Le genre humain, par rapport aux vérités même que la raison lui démontre d'une manière plus sensible, a-t-il donc une espèce d'enfance? Nos théologiens scolastiques, tant décriés par la sécheresse de leur méthode, n'ont-ils pas eu, dans le sein même de la barbarie, des connaissances plus vastes, plus sûres et plus sublimes sur les plus grands objets?

N'aurais-je pas même raison d'ajouter que c'est à eux que nous devons en quelque sorte le progrès des sciences philosophiques? Lorsque l'Université de Paris naissante entreprit de marcher d'un pas égal dans la carrière de toutes les sciences, lorsque l'histoire, la physique et les autres connaissances ne pouvaient percer les ténèbres de ces siècles grossiers; l'étude de la religion, la théologie cultivée dans les écoles, et en particulier dans ce sanctuaire de la Faculté; cette science qui participe à l'immutabilité de la religion, prêta en quelque sorte son appui à cette partie de la philosophie qui s'unit de si près avec elle; dont les branches s'entrelacent pour ainsi dire avec les siennes. Elle porta la métaphysique au point où l'éloquence et le génie de la Grèce et de Rome n'avaient pu l'élever.

A ces noms respectés de Rome et de la Grèce, quelles réflexions viennent me saisir! Superbe Grèce ! où sont ces villes sans nombre que ta splendeur avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu'aux traces de ces arts par lesquels tu avais autrefois triomphé des Romains et soumis tes vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructive qui consacre la barbarie. L'Egypte, l'Asie, l'Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès. On les cherche dans elles-mêmes, et l'on ne voit plus que la paresse, l'ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n'a-t-elle donc pas été aussi la proie des barbares du Nord? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d'orages le flambeau des sciences prêt à s'éteindre? Quoi! cette religion qui s'était établie dans Rome, qui s'était attachée à elle malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute! Oui, par elle seule ces vainqueurs féroces, déposant leur fierté, se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts, et jusqu'aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l'excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d'avec les barbares vit encore aujourd'hui dans l'Europe; et si tant de ravages coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages, retinrent longtemps l'Europe dans une ignorance grossière, s'il a fallu du temps pour effacer toutes

1

les traces de la barbarie, du moins les monuments du génie, les modèles du goût peu consultés, peu suivis, furent conservés dans les mains de l'ignorance, comme des dépôts, pour être ouverts dans des temps plus heureux. L'intelligence des langues anciennes fut perpétuée par la nécessité du service divin. Cette connaissance demeura longtemps sans produire des effets sensibles; mais elle subsista, comme les arbres dépouillés de leurs feuilles par l'hiver, subsistent au milieu des frimas pour donner encore des fleurs dans un nouveau printemps.

Enfin, la religion chrétienne, en inspirant aux hommes un zèle tendre pour les progrès de la vérité, ne l'a-t-elle pas en quelque sorte rendue féconde ? En établissant un corps de pasteurs pour l'instruction des peuples, n'a-t-elle pas rendu par là l'étude nécessaire à un grand nombre de personnes, et dès lors tendu les mains à une foule de génies répandus sur la masse des hommes? Plus d'hommes ne se sont-ils pas appliqués aux lettres, et par conséquent plus de grands hommes? Mais dans l'abondance des preuves que mon sujet me présente, puis-je les développer toutes? Je me hâte de passer à des bienfaits plus importants et plus dignes de la religion, au progrès de la vertu.

Ici je succombe encore plus et je cède à l'immensité de la matière. Je passe avec rapidité sur l'amour de Dieu, dont la religion chrétienne seule a fait l'essence du culte divin, borné dans les autres religions à demander des biens et à détourner des maux; sur la sévérité de notre loi qui, embrassant les pensées et les sentiments les plus secrets, a appris aux hommes à remonter à la source de leurs passions, et à les captiver avant qu'elles aient pu faire leurs ravages. Mais combien je tourne les yeux vers les choses précieuses que je laisse! Combien je regrette tant d'objets d'admiration qu'offre l'histoire des premiers chrétiens! leur courage au milieu des supplices, le spectacle de leurs mœurs si pures, et le contraste de leur sainteté avec les abominations étalées et consacrées dans les fêtes du paganisme. Forcé de me borner, je m'arrêterai du moins à ces vertus purement humaines dont les ennemis de la religion se glorifient d'être les apôtres, à ces sentiments de la nature qu'on ose lui reprocher d'avoir affaiblis.

Quoi donc elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont le premier pas a été de renverser les barrières qui séparaient les Juifs des Gentils? cette religion qui, en apprenant aux hommes qu'ils sont tous frères, enfants d'un même Dieu, ne formant qu'une famille immense sous un père commun, a renfermé dans cette idée sublime l'amour de Dieu et l'amour des hommes, et dans ces deux amours tous les devoirs?

Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont un des premiers apôtres (celui-là même que Jésus aimait), accablé d'années, se faisait encore porter dans les assemblées des fidèles, et là n'ouvrait une bouche mourante que pour leur dire : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ! » Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont la charité, les soins attentifs à soulager tous les malheureux, ont fait le caractère constant auquel on a toujours reconnu ses disciples? «Quoi! » dit un empereur fameux par son apostasie, en écrivant aux prêtres des idoles : « les Gali«<léens, outre leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres; ces nouveaux « venus nous enlèvent notre vertu; ils couvrent d'opprobre notre négligence << et notre inhumanité!» Ce prince, vraiment singulier par un mélange bizarre de raison et de folie, Platon, Alexandre et Diogène à la fois, devenu

taient-ils à la place d'une erreur qui flattait les sens et qui était à la portée du peuple? Des rêveries ingénieuses, tout au plus des systèmes enfantés par l'orgueil, soutenus par des sophismes trop subtils pour séduire l'homme ignorant. Disons tout les plus grands génies avaient encore plus besoin de la religion chrétienne que le peuple, parce qu'ils s'égaraient avec plus de raffinement et de réflexion. Quelles ténèbres encore dans leurs opinions sur la Divinité, la nature de l'homme, l'origine des êtres! Rappellerai-je ici l'obscurité, la bizarrerie, l'incertitude de presque tous les philosophes dans leurs raisonnements, les idées de Platon, les nombres de Pythagore, les extravagances théurgiques de Plotin, de Porphyre et de Jamblique? Le genre humain, par rapport aux vérités même que la raison lui démontre d'une manière plus sensible, a-t-il donc une espèce d'enfance? Nos théologiens scolastiques, tant décriés par la sécheresse de leur méthode, n'ont-ils pas eu, dans le sein même de la barbarie, des connaissances plus vastes, plus sûres et plus sublimes sur les plus grands objets?

N'aurais-je pas même raison d'ajouter que c'est à eux que nous devons en quelque sorte le progrès des sciences philosophiques? Lorsque l'Université de Paris naissante entreprit de marcher d'un pas égal dans la carrière de toutes les sciences, lorsque l'histoire, la physique et les autres connaissances ne pouvaient percer les ténèbres de ces siècles grossiers; l'étude de la religion, la théologie cultivée dans les écoles, et en particulier dans ce sanctuaire de la Faculté; cette science qui participe à l'immutabilité de la religion, prêta en quelque sorte son appui à cette partie de la philosophie qui s'unit de si près avec elle; dont les branches s'entrelacent pour ainsi dire avec les siennes. Elle porta la métaphysique au point où l'éloquence et le génie de la Grèce et de Rome n'avaient pu l'élever.

A ces noms respectés de Rome et de la Grèce, quelles réflexions viennent me saisir! Superbe Grèce ! où sont ces villes sans nombre que ta splendeur avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu'aux traces de ces arts par lesquels tu avais autrefois triomphé des Romains et soumis tes vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructive qui consacre la barbarie. L'Egypte, l'Asie, l'Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès. On les cherche dans elles-mêmes, et l'on ne voit plus que la paresse, l'ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n'a-t-elle donc pas été aussi la proie des barbares du Nord? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d'orages le flambeau des sciences prêt à s'éteindre? Quoi! cette religion qui s'était établie dans Rome, qui s'était attachée à elle malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute! Oui, par elle seule ces vainqueurs féroces, déposant leur fierté, se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts, et jusqu'aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l'excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d'avec les barbares vit encore aujourd'hui dans l'Europe; et si tant de ravages coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages, retinrent longtemps l'Europe dans une ignorance grossière, s'il a fallu du temps pour effacer toutes

« PreviousContinue »