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roi a trouvé et ses finances et ses forces de terre et de mer, du besoin qu'il a de temps pour régénérer toutes ces branches de sa puissance, et du danger d'éterniser notre faiblesse en faisant de nos forces un usage prématuré; en troisième lieu, par la raison décisive qu'une guerre offensive de notre part réconcilierait l'Angleterre avec ses colònies, en donnant au ministère un prétexte de céder, et aux colons un motif de se prêter à ses propositions, pour s'assurer le temps de consolider et de mûrir leurs projets et de multiplier leurs moyens.

J'ai discuté ensuite l'idée qu'on pourrait avoir d'envoyer, sans vues hostiles, des troupes de terre et des escadres dans nos colonies pour les mettre en défense et à l'abri de l'envahissement. Je me suis attaché à prouver que ce plan devrait être rejeté comme ruineux, insuffisant et dangereux;

Comme ruineux, parce que la dépense qu'il entraînerait, et qu'il faudrait continuer aussi longtemps que dureraient nos craintes, étant ajoutée au déficit actuel de la finance, en rendrait le rétablissement impossible; parce qu'elle deviendrait peut-être plus embarrassante pour ce département que le projet même de la guerre : la nécessité autorisant, en temps de guerre, l'usage de moyens extraordinaires qui, en temps de paix, deviendraient odieux et porteraient le dernier coup à la confiance publique;

Comme insuffisant, parce que l'Angleterre n'entreprendrait pas d'attaquer les deux couronnes en Amérique sans y envoyer des escadres supérieures aux nôtres, et que cette puissance ayant en Amérique au moins 30,000 hommes, qu'elle peut, dans la supposition, porter sur tel point d'attaque qu'elle voudra choisir, il est impossible que des forces, même beaucoup plus nombreuses que celles que nous pouvons envoyer, étant partagées entre tous les points menacés, soient, dans aucun cas, en état de résister à une armée aussi nombreuse;

Comme dangereux, parce qu'il forcerait le ministère anglais nonseulement à envoyer de son côté en Amérique des escadres au moins équivalentes, mais encore à se préparer à la guerre dans tous les points de la puissance britannique; parce que cette apparence de guerre aurait vraisemblablement le même effet que la guerre ellemême, d'amener les deux partis à la réconciliation et de provoquer le danger que nous voulons éviter; enfin parce que l'exécution de

ce plan augmenterait la confiance de l'Espagne et nous exposerait à être entraînés malgré nous dans la guerre.

J'ai conclu qu'il fallait se borner à des précautions moins chères et moins approchantes de l'état d'hostilité. Ces précautions se réduisent à ceci :

1° Observer attentivement tout ce qui peut nous avertir des approches du danger; observer aux attérages de nos îles et aux entrées du golfe du Mexique : c'est l'objet des croisières, dont parle la lettre de M. le marquis de Grimaldi, et des ordres qui seront donnés aussi, en conformité, aux bâtiments que nous avons dans ces parages; se procurer des informations fréquentes de ce qui se passe sur le banc de Terre-Neuve; observer en Angleterre l'état des troupes, celui des armements, la situation du crédit public, celle du ministère; chercher à connaître ce qui se passe dans les colonies anglaises, en évitant cependant tout ce qui pourrait faire penser que nous y ayons aucun agent direct et caractérisé.

2o Faciliter aux colons les moyens de se procurer, par la voie du commerce, les munitions et même l'argent dont ils ont besoin, mais sans sortir de la neutralité et sans leur donner des secours directs.

3o Rétablir sans éclat nos forces maritimes, remplir nos magasins, réparer nos vaisseaux, nous mettre en état d'armer promptement, lorsqu'il en sera besoin, une escadre à Toulon, et successivement une à Brest, pendant que l'Espagne en armerait une au Ferrol.

4o Dans le cas où nous aurions des motifs fondés de craindre un danger plus imminent, armer effectivement ces escadres, mais sans les faire sortir.

5o Dans le cas où tout se disposerait à une guerre prochaine, rassembler des troupes nombreuses sur les côtes de l'Océan, et tout disposer pour une expédition en Angleterre, afin d'obliger cette puissance à recueillir ses forces; puis profiter du moment pour envoyer des troupes et des vaisseaux soit dans nos colonies, si on le jugeait nécessaire, soit dans l'Inde, où nous nous serions préparés d'avance des moyens, d'un côté en pratiquant des liaisons avec les naturels du pays, de l'autre en perfectionnant l'établissement de nos îles de France et de Bourbon.

Comme une partie de ces précautions même entraînerait encore des dépenses assez considérables, je crois essentiel de ne rien pré

cipiter, surtout relativement aux deux dernières, si ce n'est lorsque nous aurions lieu de croire, par la conduite de l'Angleterre, que cette puissance songe véritablement à nous attaquer.

Je ne puis terminer ce Mémoire sans faire une observation, que je crois très-importante, sur la manière dont nous devons nous concerter avec la cour d'Espagne. Nul doute que, les intérêts étant communs, la confiance ne doive être entière et toutes les mesures prises de concert. Mais il n'y a que trop lieu de craindre que l'Angleterre n'ait dans les bureaux des ministres d'Espagne des intelligences qui lui donnent avis de beaucoup de secrets importants. C'est un danger contre lequel on doit être en garde dans les communications qu'on doit faire à l'Espagne. Certainement la communication de tout ce qui, en annonçant la ferme résolution des deux rois de maintenir la paix, indique l'usage des moyens propres à menacer l'Angleterre directement, ne peut nuire, même quand le ministère britannique en aurait connaissance. Mais tout ce qui tiendrait à des entreprises sur Minorque ou sur Gibraltar, à des mesures combinées pour porter des forces dans les Indes, ne peut être confié sans danger qu'au roi d'Espagne et à M. Grimaldi, pour lui seul.

FIN DES ACTES DU MINISTÈRE DE TURGOT.

OEUVRES DIVERSES.

PHILOSOPHIE, HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE POLITIQUE, PHILOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, ETC.

DISCOURS DE TURGOT,

ALORS PRIEUR DE SORBONNE,

POUR L'OUVERTURE ET LA CLOTURE DES SORBONNIQUES
DE L'ANNÉE 17501.

PREMIER DISCOURS, sur les avantages que l'établissement du christianisme a procurés au genre humain, prononcé le 3 juillet 1750 2.

Je ne m'appuierai que sur les faits, et la comparaison du monde chrétien avec le monde idolâtre sera la démonstration des avantages que l'univers a reçus du christianisme. Je m'efforcerai de vous peindre, depuis l'établissement de la doctrine de Jésus-Christ, ce principe toujours agissant au milieu du tumulte des passions humaines, toujours subsistant parmi les révolutions continuelles qu'elles produisent, se mêlant avec elles, adoucissant leurs fureurs, tempérant leur action, modérant la chute des États, corrigeant leurs lois, perfectionnant les gouvernements, rendant les hommes meilleurs et plus heureux. La matière est immense, les preuves naissent en foule; leur multitude semble ne pouvoir se plier à aucune méthode. Je dois pourtant me borner. Voici le plan de ce discours. J'envisagerai dans la première partie les effets de la religion chrétienne sur les hommes considérés en euxmêmes. Ses effets, sur la constitution et le bonheur des sociétés politiques seront l'objet de la seconde; l'humanité et la politique perfectionnées, le renfermeront tout entier.

3

Auguste assemblée où tant de lumières réunies représentent la majesté de la religion dans toute sa splendeur, en même temps que votre présence m'inspire un respect mêlé de crainte, je ne puis m'empêcher de me féliciter

1 Ces discours furent prononcés en latín; mais il est vraisemblable, comme l'a fait remarquer Dupont de Nemours, qu'ils furent d'abord composés en français par l'auteur. Les deux versions se sont retrouvées dans les papiers de Turgot. L'ancien éditeur de ses œuvres a préféré avec raison celle qui était écrite dans notre langue. (E. D.) 2 Ce discours avait un exorde dirigé contre ceux qui pensent que le christianisme n'est utile que pour l'autre vie. Dupont de Nemours dit l'avoir supprimé par le conseil de plusieurs amis de Turgot. C'est une condescendance dont nous ne pouvons lui savoir gré pour notre compte. (E. D.)

3 L'assemblée du clergé.

d'avoir à parler devant vous de l'utilité de la religion. Montrer ce que lui doivent les hommes et les sociétés, ce sera rappeler aux uns et aux autres la reconnaissance qu'ils doivent aux ministres zélés qui la font régner dans l'esprit des peuples par leurs instructions, comme ils la font respecter par leurs vertus.

Puisse l'esprit de cette religion conduire ma voix ! Puissé-je, en la défendant, ne rien dire qui ne soit digne d'elle, digne de vous, messieurs, et du chef illustre d'un corps si respectable': digne de cet homme qui jouit de l'avantage si rare de réunir tous les suffrages; que Rome, que la France, la cour et les provinces chérissent à l'envi; dont l'esprit, ami du vrai, prompt à le saisir, à le démêler, semble être conduit par je ne sais quel instinct sublime d'une âme droite et pure; dont l'éloquence naïve plaît et persuade à la fois par le seul charme du vrai rendu dans sa noble simplicité, éloquence préférable à tous les brillants de l'art, et la seule digne d'un homme; qui enfin toujours bon, toujours simple et toujours grand, ne doit qu'à ses seules vertus cette considération universelle si flatteuse, supérieure à l'éclat même de sa haute naissance et des honneurs qui l'environnent.

PREMIÈRE PARTIE. L'étrange tableau que celui de l'univers avant le christianisme! Toutes les nations plongées dans les superstitions les plus extravagantes; les ouvrages de l'art, les plus vils animaux, les passions même et les vices déifiés; les plus affreuses dissolutions des mœurs autorisées par l'exemple des dieux, et souvent même par les lois civiles. Quelques philosophes en petit nombre n'avaient appris de leur raison qu'à mépriser le peuple et non à l'éclairer. Indifférents sur les erreurs grossières de la multitude, égarés eux-mêmes par les leurs qui n'avaient que le frivole avantage de la subtilité; leurs travaux s'étaient bornés à partager le monde entre l'idolâtrie et l'irréligion. Au milieu de la contagion universelle, les seuls juifs s'étaient conservés purs. Ils avaient traversé l'étendue des siècles environnés de toutes parts de l'impiété et de la superstition qui couvraient la terre, et dont les progrès s'étaient arrêtés autour d'eux. C'est ainsi qu'autrefois on les avait vus marcher entre les flots de la mer Rouge suspendus pour leur ouvrir un passage: mais ce peuple même, ce peuple de Dieu par excellence, ignorait la grandeur du trésor qu'il devait donner à la terre. Son orgueil avait resserré dans les bornes étroites d'une seule nation l'immensité des miséricordes d'un Dieu. Jésus-Christ paraît. Il apporte une doctrine nouvelle; il annonce aux hommes que la lumière va se lever pour eux; que la vertu sera mieux connue, mieux pratiquée; le bonheur doit en être la suite. La religion se répand sur la terre, et les hommes plus éclairés, plus vertueux, plus heureux, goûtent et découvrent tout à la fois les avantages du christianisme.

L'Évangile est annoncé : les temples et les idoles tombent sans effort. Leur chute n'est due qu'au pouvoir de la vérité, et l'univers, éclairé par la religion chrétienne, s'étonne d'avoir été idolâtre Les superstitions que l'on quitte sont si extravagantes, qu'à peine ose-t-on faire un mérite à la religion d'une chose où il semble que la raison l'ait prévenue. Cependant, malgré les raisonnements des philosophes et les railleries des poëtes, ils subsistaient toujours ces temples et ces idoles. Le peuple, esclave toujours docile à l'empire des sens, suivait avec plaisir une religion dont l'éclat séducteur ne laissait pas réfléchir à son absurdité. En vain les philosophes l'insultaient. Que met

Le cardinal de La Rochefoucauld.

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