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MÉMOIRE sur la manière dont la France et l'Espaghe devaient envisager les suites de la querelle entre la Grande-Bretagne et ses colonies. (6 avril 1776.)

M. le comte de Vergennes m'a communiqué, de la part du roi, un Mémoire sur les suites qu'on peut prévoir des dissensions actuelles entre les colonies anglaises et leur métropole, sur les inquiétudes que la France et l'Espagne peuvent en concevoir, et sur les précaù– tions que la prudence peut suggérer aux deux couronnes dans ces circonstances. Il m'a fait savoir en même temps que Sa Majesté désirait que je lui donnasse mon avis par écrit. Pour obéir aux ordres du roi, je hasarderai mes réflexions, les subordonnant aux lumières et à l'expérience de M. le comte de Vergennes.

Ce ministre se fixe dans son Mémoire à trois objets principaux. 1° Il fait envisager sous quatre points de vue différents les conséquences possibles de la querelle de l'Amérique, dans les différentes suppositions qu'on peut former sur la manière dont elle se terminera. 2° Il expose le danger où se trouveraient, dans le cas d'une invasion, les possessions de la France et de l'Espagne dans le NouveauMonde, et les motifs de craindre une puissance accoutumée à abuser de ses forces, souvent sans consulter la justice, ni même la prudence. 3o Après avoir indiqué la possibilité de prévenir cette puissance, en profitant de ses embarras actuels pour l'attaquer (si d'un côté nos moyens encore trop peu préparés, et de l'autre l'esprit de modération et de justice des deux monarques n'écartaient toute idée d'agression), le Mémoire développe la nécessité de fixer par un plan certain, concerté entre les deux couronnes, les précautions à prendre pour prévenir les malheurs possibles; il finit par quelques considérations sur les différentes mesures qu'on peut proposer.

Je ne puis mieux faire que de suivre le même ordre dans mes réflexions.

I. M. le comte de Vergennes met en problème, et ce me semble avec grande raison, si les deux couronnes doivent désirer l'assujettissement ou l'indépendance des colonies anglaises. Il remarque, avec non moins de raison, qu'il n'est peut-être pas dans l'ordre de la prévoyance humaine de prévenir, ni de détourner les dangers qui peuvent résulter de l'un ou de l'autre événement. Cette remarque me paraît d'autant plus juste, que, quel que soit ou doive être à cet égard le vœu des deux couronnes, rien ne peut arrêter le cours des choses, qui amènera certainement tôt ou tard l'indépendance absolue des

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colonies anglaises et, par une conséquence inévitable, une révolution totale dans les rapports de l'Europe avec l'Amérique. Il ne peut y avoir de doute que sur l'événement du moment, et ce sont les dangers du moment qu'il faut peser.

Le Mémoire présente quatre suppositions, dont la disjonctive renferme en effet toutes les manières dont on peut prévoir l'issue de la guerre commencée en Amérique.

La première est celle d'une conciliation par laquelle le ministère anglais, sentant l'insuffisance de ses moyens, abandonnerait le projet d'imposer les colonies, et les remettrait dans le même état où elles étaient en 1763, avant qu'il fût question du fameux acte du timbre.

Il est probable que le nouveau ministère, dont ce changement serait l'ouvrage, chercherait à pallier aux yeux du roi et de la nation la honte d'un pareil traité, et à tirer parti des dépenses faites pour porter en Amérique des forces prodigieuses, en employant ces forces à des conquêtes brillantes et utiles qui satisfissent l'orgueil et l'avidité des Anglais.

Comme, des quatre événements possibles et prévus, ce premier est celui qui amènerait le danger le plus grand et le plus difficile à détourner, c'est aussi celui dont il faut tâcher de calculer le plus soigneusement la probabilité en lui-même et quant à l'époque : c'est celui qu'il faut surtout envisager dans le plan de précautions auquel il est question de se fixer. Cette discussion doit donc faire le principal objet de la troisième partie de ces réflexions; elle doit terminer ce Mémoire.

La seconde supposition est que le roi d'Angleterre, en conquérant l'Amérique anglaise, s'en fasse un instrument pour subjuguer l'Angleterre européenne.

J'observe que la conquête de l'Amérique anglaise sera un bien grand ouvrage. C'en sera un, peut-être, encore plus difficile que l'asservissement de l'Angleterre par les forces de l'Amérique subjuguée. Je doute même que l'on pût y réussir, en flattant la haine et la jalousie nationales par une guerre dont la durée accoutumerait les Anglais au joug, et dont le succès le leur ferait supporter.

Certainement le ministère ne subjuguera pas les colonies sans des efforts violents et continus, qui ne peuvent manquer d'épuiser ses forces et ses ressources, de grossir la dette nationale, peut-être de

forcer la banqueroute, ou du moins de la préparer tellement qu'un nouvel effort la rende entièrement inévitable. Il y a lieu de croire que la banqueroute nationale briserait les ressorts actuels du gouvernement britannique, et le priverait de la plus grande partie de ses moyens pour agir à l'extérieur, et pour dominer dans l'inté

rieur.

Il pourrait très-bien arriver qu'en remettant toute la force nationale dans la main des propriétaires des terres, elle diminuât beaucoup la prépondérance de la Cour, et rendit la constitution britannique plus solidement républicaine qu'elle ne l'est aujourd'hui, d'autant plus que cette classe d'hommes, non moins attachés à la liberté que tous les autres Anglais, forme la partie de la nation la moins corrompue, et en même temps la moins susceptible des illusions dont on éblouit la vanité ou l'avidité du peuple, pour entraîner l'Angleterre dans des entreprises supérieures à ses forces, ou contraires à ses véritables intérêts.

L'Amérique soumise ne deviendra pas pour cela, dans les mains du roi d'Angleterre, un instrument docile dont il puisse se servir pour soumettre la métropole à son tour. Les Saxons, pliés au 'despotisme allemand, pouvaient grossir l'armée du roi de Prusse, qui venait de les vaincre les Anglo-Américains, enthousiastes de la liberté, pourront être accablés par la force; mais leur volonté ne sera point domptée. La conquête de l'Amérique pourra bien n'être assurée que par la ruine totale du pays, et alors même il resterait une ressource aux colons, celle de s'enfoncer et de se disperser dans les immenses déserts qui s'étendent derrière leurs établissements. Les armées européennes tenteraient en vain de les y poursuivre, et du fond de leurs retraites ils seraient toujours à portée de troubler les établissements que l'Angleterre voudrait conserver sur leurs côtes.

L'Angleterre, en ruinant l'Amérique, perdrait tous les avantages qu'elle en a tirés jusqu'ici, et dans la paix et dans la guerre. Dans la paix, car l'immense débouché de ses manufactures est le plus sûr aliment de son commerce: on ne vend qu'à ceux qui ont le moyen d'acheter, et les Américains ruinés ne consommeraient plus que très-peu de chose. Dans la guerre, car la métropole perdrait les forces de toute espèce qu'elle a employées avec tant d'avantage à conquérir toutes nos colonies: elle serait obligée, pour agir, de transporter d'Europe, avec

des frais et des risques immenses, tout ce qu'elle trouvait dans ses colonies américaines.

Si ce n'est pas par une dévastation universelle que l'Amérique est réduite à plier sous le joug, si la population, la culture, l'industrie, l'activité se conservent dans les colonies, les colons conserveront aussi leur courage; ce sera un ressort qui ne restera courbé qu'aussi longtemps que la main de l'oppression s'appesantira sur lui avec un effort toujours le même. Il faudra que l'Angleterre continue de s'épuiser pour entretenir en Amérique une force militaire toujours en activité; et de quelle force n'aura-t-elle pas besoin ! L'on peut en juger par l'immense étendue du pays qu'elle aurait à contenir, et par la haine profonde et invétérée que cet état violent nourrirait dans le cœur des habitants.

Les troupes que l'Angleterre entretiendrait en Amérique s'accoutumeraient peut-être bientôt à regarder comme leurs concitoyens des gens qui ont la même origine, le même langage, et au milieu desquels le soldat et l'officier vivraient. Si, pour prévenir cet effet inévitable du séjour trop prolongé des mêmes corps, l'Angleterre prend le système de les relever souvent, quelle nouvelle dépense pour le double transport des troupes qui vont et de celles qui reviennent! Combien celles-ci ne seront-elles pas diminuées par la désertion, si facile dans un pays ouvert et immense, dont tous les habitants la favorisent, et où tout déserteur est assuré d'un établissement préférable à tout ce qu'il quitte! L'Angleterre aura-t-elle assez de troupes pour couvrir ainsi sa conquête de garnisons, continuellement renouvelées? Voudra-t-elle, pourra-t-elle soudoyer toujours des troupes allemandes? En trouvera-t-elle toujours? Augmenterat-elle ses forces de terre au risque de diminuer ses forces navales, si nécessaires pour maintenir son pouvoir à une grande distance?

Des forces de terre plus nombreuses sont sans doute le moyen le plus sûr pour élever l'autorité royale; mais quand on use avec excès de ce moyen, l'épuisement des finances qu'il entraîne, énerve cette même autorité. D'ailleurs, l'Angleterre étant constituée comme elle l'est, l'éducation, les mœurs, les opinions publiques, les intérêts de tout ce qui a quelque puissance concourant à inspirer à tout Anglais le plus violent attachement à la liberté, il serait impossible que le roi d'Angleterre trouvât dans ses ministres une volonté constante et sincère de le servir dans son projet; il éprouverait con

tinuellement du défaut de zèle ou de la mauvaise volonté. Les ordres qu'il donnerait seraient mal exécutés; toutes les précautions pour retenir l'Amérique sous le joug se relâcheraient; son ministère se partagerait, ou succomberait sous les efforts de l'opposition; cette opposition ne serait pas, comme aujourd'hui, le parti de quelques enthousiastes, conduits par les ambitieux qui veulent renverser les ministres pour se mettre à leur place; toute la nation, avertie du danger, s'y rallierait, et deviendrait l'alliée de l'Amérique pour l'aider à secouer le joug du roi.

En vain la cour voudrait détourner l'orage par une guerre étrangère; quels succès pourrait-elle espérer? Si elle dégarnissait ses colonies pour attaquer celles de France et d'Espagne, l'Amérique ne prendrait-elle pas ce moment pour se délivrer de l'oppression? Ne deviendrait-elle pas sur-le-champ l'alliée de la France et de l'Espagne? Peut-être aujourd'hui une attaque de la part des deux puissances contre l'Angleterre produirait-elle la réunion des colonies. avec la métropole, parce que le lien des anciens préjugés d'attachement pour la mère-patrie, d'aversion pour ses ennemis, n'est pas encore rompu; mais ce lien s'affaiblit tous les jours dans le cours de la guerre. La conquête, et l'oppression qui succéderait, le détruiraient encore plus promptement. La seule crainte d'abandonner les colonies à leur mauvaise volonté tiendrait enchaînée la plus grande partie des forces britanniques occupées à contenir les Américains la France et l'Espagne déploieraient au contraire leurs forces en liberté.

Il y a une entreprise à laquelle il serait aujourd'hui absurde de penser, et qui peut-être, dans de pareilles circonstances, deviendrait non-seulement possible, mais raisonnable. Je parle du projet de reprendre le Canada. Il nous est aujourd'hui très-avantageux que l'Angleterre le possède. C'est parce que les Américains n'ont pas vu derrière eux d'ennemis qui pussent les inquiéter qu'ils ont senti leurs forces et la possibilité de se rendre indépendants. Le Canada nous a été à charge, parce qu'il était toujours trop faible pour se soutenir par lui-même contre les efforts réunis de l'Angleterre et de ses colonies, qui le voyaient avec jalousie lorsqu'il était nécessairement leur ennemi. Mais l'Amérique, opprimée par l'Angleterre et impatiente de reprendre sa liberté, aurait le plus grand intérêt de nous voir rentrer en possession du Canada: ce serait un allié qui

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