Page images
PDF
EPUB

à des employés subalternes, qu'il est presque impossible de choisir avec certitude, et très-difficile de surveiller.

Nous croyons impossible d'apprécier tout ce que la corvée coûte au peuple.

En substituant à un système si onéreux dans ses effets, si désastreux dans ses moyens, l'usage de faire construire les routes à prix d'argent, nous aurons l'avantage de savoir précisément la charge qui en résultera pour nos peuples; l'avantage de tarir à la fois la source des vexations et celle des désobéissances; celui de n'avoir plus à punir, plus à commander pour cet objet, et d'économiser l'usage de l'autorité qu'il est si fâcheux d'avoir à prodiguer. Ces différents motifs suffiraient pour nous faire préférer à l'usage des corvées le moyen plus doux et moins dispendieux de faire les chemins à prix d'argent; mais un motif plus puissant et plus décisif encore nous détermine c'est l'injustice inséparable de l'usage des corvées.

Le poids decette charge ne tombe, et ne peut tomber, que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n'ont de propriété que leurs bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts, ou n'y contribuent que très-peu.

Cependant c'est aux propriétaires que les chemins publics sont utiles, par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres. Ce ne sont ni les cultivateurs actuels, ni les journaliers qu'on y fait travailler, qui en profitent. Les successeurs des fermiers actuels payeront aux propriétaires cette augmentation de valeur en augmentation de loyers. La classe des journaliers y gagnera peut-être un jour une augmentation de salaires proportionnée à la plus grande valeur des denrées; elle y gagnera de participer à l'augmentation générale de l'aisance publique; mais la seule classe des propriétaires recevra une augmentation de richesse prompte et immédiate, et cette richesse nouvelle ne se répandra dans le peuple qu'autant que ce peuple l'achètera encore par un nouveau travail. C'est donc la classe des propriétaires des terres qui recueille le fruit de la confection des chemins ; c'est elle qui doit seule en faire l'avance, puisqu'elle en retire les intérêts.

Comment pourrait-il être juste d'y faire contribuer ceux qui n'ont rien à eux de les forcer à donner leur temps et leur travail sans salaire! de leur enlever la seule ressource qu'ils aient contre la mi

sère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu'eux !

Une erreur tout opposée a souvent engagé l'administration à sacrifier les droits des propriétaires au désir mal entendu de soulager la partie pauvre des sujets, en assujettissant par des lois prohibitives. les premiers à livrer leur propre denrée au-dessous de sa véritable

valeur.

Ainsi, d'un côté, l'on commettait une injustice contre les proprié taires pour procurer aux simples manouvriers du pain à bas prix, et de l'autre on enlevait à ces malheureux, en faveur des propriétaires, le fruit légitime de leurs sueurs et de leur travail. On craignait que le prix des subsistances ne montât trop haut pour que leurs salaires pussent y atteindre ; et en exigeant d'eux gratuitement un travail qui leur eût été payé, si ceux qui en profitent en eussent supporté la dépense, on leur ôtait le moyen de concurrence le plus propre à faire monter ces salaires à leur véritable prix.

C'était blesser également les propriétés et la liberté des différentes classes de nos sujets; c'était les appauvrir les uns et les autres, pour les favoriser injustement tour à tour. C'est ainsi qu'on s'égare, quand on oublie que la justice seule peut maintenir l'équilibre entre tous les droits et tous les intérêts. Elle sera dans tous les temps la base de notre administration; et c'est pour la rendre à la partie de nos sujets la plus nombreuse, et sur laquelle le besoin qu'elle a d'être protégée fixera toujours notre attention d'une manière plus particulière, que nous nous sommes hâté de faire cesser les corvées dans toutes les provinces de notre royaume.

Nous n'avons cependant pas voulu nous livrer à ce premier mouvement de notre cœur, sans avoir examiné et apprécié les motifs qui ont pu engager nos prédécesseurs à introduire et à laisser subsister un usage dont les inconvénients sont si évidents.

On a pu penser que, la méthode des corvées permettant de travailler à la fois sur toutes les routes dans toutes les parties du royaume, les communications seraient plus tôt ouvertes, et que l'État jouirait plus promptement des richesses dues à l'activité du commerce et à l'augmentation de valeur des productions.

L'expérience n'a pas dû tarder à dissiper cette illusion. On a bientôt vu que quelques-unes des provinces où la population est le moins nombreuse, sont précisément celles où la confection des chemins,

par la nature du pays et du sol, exige des travaux immenses, qu'on ne peut se flatter d'exécuter avec un petit nombre de bras, sans y employer peut-être plus d'un siècle.

On a vu que, dans les provinces même plus remplies d'habitants, il n'était pas possible, sans accabler les peuples et sans ruiner les campagnes, d'exiger des corvoyeurs un assez grand nombre de journées pour exécuter en peu de temps aucune partie considérable de chemin.

On a éprouvé que les corvoyeurs ne pouvaient donner utilement leur temps, sans être conduits par des employés intelligents qu'il fallait payer; que les fournitures d'outils, leur renouvellement, les frais de magasins, entraînaient des dépenses considérables, proportionnées à la quantité d'hommes employés annuellement.

On a senti que, sur une longueur déterminée de chemins construits par corvée, il devait se rencontrer plusieurs ouvrages indispensables, tels que des ponts, des escarpements de rochers, des murs de terrasses, qui ne pouvaient être construits que par des hommes d'art et à prix d'argent ; que par conséquent l'on hâterait sans fruit la construction des ouvrages de corvée, si l'impossibilité d'avancer en même proportion les ouvrages d'art laissait les chemins interrompus et inutiles au public.

On s'est enfin convaincu que la quantité d'ouvrages faits annuellement par corvée avait, avec la quantité d'ouvrages d'art que permettait chaque année la disposition des fonds des ponts et chaussées, une proportion nécessaire, qu'il était ou impossible ou inutile de passer; que dès lors on se flatterait vainement de faire à la fois tous les chemins, et que ce prétendu avantage de la corvée se réduirait à pouvoir commencer en même temps un grand nombre de routes, sans faire réellement plus d'ouvrage que l'on n'en ferait par la méthode des constructions à prix d'argent, dans laquelle on n'entreprend une partie que lorsqu'une autre est achevée, et que le public peut en jouir.

L'état où sont encore les chemins dans la plus grande partie de nos provinces, et ce qui reste à faire en ce genre, après tant d'années pendant lesquelles les corvées ont été en vigueur, prouvent combien il est faux que ce système puisse accélérer la confection des chemins.

On s'est aussi effrayé de la dépense qu'entraînerait la confection des chemins à prix d'argent.

On n'a pas cru que le Trésor de l'État, épuisé par les guerres et par les profusions de plusieurs règnes, et chargé d'une masse énorme de dettes, pût fournir à cette dépense.

On a craint de l'imposer sur les peuples, toujours trop chargés; et on a préféré de leur demander du travail gratuit, imaginant qu'il valait mieux exiger des habitants de la campagne, pendant quelques jours, des bras qu'ils avaient, que de l'argent qu'ils n'avaient pas.

Ceux qui faisaient ce raisonnement oubliaient qu'il ne faut demander à ceux qui n'ont que des bras, ni l'argent qu'ils n'ont pas, ni les bras qui sont leur unique moyen pour nourrir eux et leur famille.

Ils oubliaient que la charge de la confection des chemins, doublée et triplée par la lenteur, la perte du temps et l'imperfection attachées au travail des corvées, est incomparablement plus onéreuse pour ces malheureux qui n'ont que des bras, que ne pouvait l'être une charge incomparablement moindre, imposée en argent sur des propriétaires plus en état de payer; qui, par l'augmentation de leur revenu, auraient immédiatement recueilli les fruits de cette espèce d'avance, et dont la contribution, en devenant pour eux une source de richesse, eût soulagé dans l'instant ces mêmes hommes qui, n'ayant que des bras, nè vivent qu'autant que ces bras sont employés et payés. Ils oubliaient que la corvée est elle-même une imposition, et une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante que celle qu'ils redoutaient d'établir.

La facilité avec laquelle les chemins ont été faits à prix d'argent dans quelques pays d'Etats, et le soulagement qu'ont éprouvé les peuples dans quelques-unes des généralités des pays d'élections, lorsque les administrateurs particuliers y ont substitué aux corvées une contribution en argent, ont assez fait voir combien cette contribution était préférable aux inconvénients qui suivent l'usage des corvées.

Une autre raison plus apparente a sans doute principalement influé sur le parti qu'on a pris d'adopter, pour la confection des chemins, la méthode des corvées, c'est la crainte que les besoins renaissants du Trésor royal n'engageassent, surtout en temps de guerre, à détourner de leur destination, pour les employer à des dépenses plus urgentes, les fonds imposés pour la confection des chemins; que ces fonds, une fois détournés, ne continuassent à l'ê

1

tre, et que les peuples ne fussent un jour forcés en même temps, et de payer l'impôt destiné originairement pour les chemins, et de subvenir d'une autre manière, peut-être même par corvée, à leur construction.

Les administrateurs se sont craints eux-mêmes; ils ont voulu se mettre dans l'impossibilité de commettre une infidélité dont trop d'exemples leur faisaient sentir le danger.

Nous louons les motifs de leur crainte, et nous sentons la force de cette considération; mais elle ne change pas la nature des choses; elle ne fait pas qu'il soit juste de demander un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et de faire supporter la construction des chemins à ceux qui n'y ont point d'intérêt.

Tout cède, dans le temps de guerre, au premier de tous les besoins, la défense de l'État; il est nécessaire alors, il est juste de suspendre toutes les dépenses qui ne sont pas d'une nécessité indispensable; celle des chemins doit être réduite au simple entretien.

L'imposition destinée à cette dépense doit être réduite à proportion, pour soulager les peuples chargés des taxes extraordinaires mises à l'occasion de la guerre.

A la paix, l'intérêt qu'a le souverain de faire fleurir le commerce et la culture, et la nécessité des chemins pour remplir ce but, doivent rassurer sur la crainte d'en voir abandonner les travaux, et de n'y pas voir destiner de nouveau des fonds proportionnés aux besoins, par le rétablissement de l'imposition suspendue à l'occasion de la guerre. Il n'est point à craindre qu'on préfère à ce parti si simple celui de rétablir les corvées, si l'usage en a été abrogé, parce qu'elles ont été reconnues injustes.

A notre égard, l'exposition que nous avons faite des motifs qui nous déterminent à supprimer les corvées, répond à nos sujets qu'elles ne seront point rétablies pendant notre règne; et peut-être le souvenir que nos peuples conserveront de ce témoignage de notre amour pour eux donnera à notre exemple, auprès de nos successeurs, un poids qui les éloignera d'assujettir leurs sujets au fardeau que nous aurons aboli.

Nous prendrons, au reste, toutes les mesures qui dépendront de nous pour que les fonds provenant de la contribution établie pour la confection des grandes routes, ne puissent être détournés à d'autres usages.

« PreviousContinue »