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que je lui propose, qui ne sont, comme on le voit, que des opérations de bienfaisance; elles n'en essuieront pas moins de contradictions, mais ces contradictions seront facilement vaincues si Votre Majesté le veut1.

OBSERVATIONS DU garde des SCEAUX ET CONTRE-OBSERVATIONS de TurgOT sur la suppression de la corvée 2.

Observations du garde des sceaux. Il n'est pas possible de refuser aux intentions dans lesquelles ce projet a été dressé un hommage que la vérité exige. Il annonce des vues d'humanité et des principes de justice louables à tous égards, et quoique les observations que je vais proposer semblent être contre ses dispositions, mon dessein est moins d'opposer une véritable contradiction, que de discuter comme elle le mérite une matière si importante. Sur le préambule. - Il est certain que la confection des grandes routes est absolument nécessaire pour faciliter le transport des marchandises et des denrées, pour la sûreté des voyageurs, et par conséquent pour rendre le commerce plus avantageux et le royaume plus policé et plus florissant.

Les avantages que l'État en doit retirer sont si évidents, si certains, que ce fut un des premiers objets dont M. le duc de Sully s'occupa lorsque Henri IV fut affermi sur le trône, et que ce ministre si vertueux et si sincèrement attaché à son maître et à la patrie fit commencer des plans et des alignements, et planter dans plusieurs provinces des arbres pour en conserver les traces. Il n'y a pas longtemps que l'on voyait encore, même dans des proprovinces assez éloignées, de ces arbres qui avaient conservé le nom de Rosnis.

Il eût été difficile que M. le duc de Sully eût pu pousser bien loin l'exécution de son projet à cet égard. Le règne tranquille de Henri IV n'a pas duré assez longtemps; d'ailleurs la guerre que ce monarque était sur le point d'entreprendre, lorsque la France eut le malheur de le perdre, aurait pu consommer les épargnes que son ministre avait faites, et le forcer non-seule

1 On a signalé, dans la notice sur Turgot, la conduite tenue par le Parlement lors de la sédition du mois de mai 1775. Ces projets d'édits lui servirent de prétexte pour démasquer complétement la haine qu'il portait, sinon à la personne, du moins aux idées du nouveau contrôleur-général. Il ne voulut enregistrer, de toutes ces lois, que celle qui se rapportait à la Caisse de Poissy, et il fallut un lit de justice pour lui faire accepter les cinq autres.

Ce corps, indépendamment de sa répugnance systématique pour toute réforme sérieuse, ne pardonnait pas à Turgot de s'être montré hostile à son rétablissement, qui fut, comme on sait, l'une des premières fautes commises par Louis XVI. II avait pressenti que le ministre était de taille à retirer, une seconde fois, la couronne de la poudre du greffe, et il ne se souciait pas de voir recommencer l'œuvre du chancelier Maupeou, même avec des intentions dont la pureté fût incontestable.

Pour compléter, autant qu'il dépendait de nous, le tableau de cette lutte de l'esprit de caste et de privilége contre l'intérêt général, on en a recueilli l'expression officielle dans le procès-verbal, que l'on donne plus loin, de la séance où furent enregistrés les édits de février 1776. (E. D.)

3 Voyez la note de la page 237.

ment de continuer celles des impositions qu'il n'avait pu ôter, mais encore l'obliger à augmenter les subsides.

Les dissipations énormes qui suivirent la perte de Henri IV, les troubles de la minorité de Louis XIII, les agitations dans lesquelles son règne se passa, les guerres étrangères et intestines qu'il eut presque toujours à soutenir, ne lui permirent pas de mettre dans ses revenus l'ordre qui aurait été à désirer, ni à plus forte raison de s'occuper de la confection des grandes routes.

La minorité de Louis XIV fut encore plus orageuse, la déprédation plus terrible que jamais, et il fut impossible de rien faire de bien jusqu'au moment où ce monarque, ayant pris tout à fait les rênes du gouvernement, préposa M. Colbert à l'administration des finances.

Alors le royaume sembla prendre un nouvel être. Ce ministre créa des branches de commerce qui avaient été inconnues jusqu'à son temps; il établit des manufactures dans l'intérieur du royaume; les forces maritimes qu'il procura à son maître protégèrent et étendirent le commerce.

Sous cette administration, le royaume de France acquit de nouvelles forces. Le ministre habile qui veillait sur tout, et à la vigilance duquel rien n'échappait, fit valoir toutes les ressources dont il était susceptible; il affermit tellement la constitution de l'État, que les malheurs mêmes qui suivirent les victoires de Louis XIV n'ont pu l'anéantir, malgré la multiplicité des charges que les différentes guerres qu'il eut à soutenir le forcèrent d'imposer à ses peuples. On reconnut plus que jamais l'utilité et même la nécessité des grandes routes; mais les travaux ne furent pas poussés aussi vivement qu'il eût été à souhaiter, faute de fonds suffisants.

La minorité de Louis XV a été assez tranquille, et malgré les guerres que ce monarque eut dans la suite à soutenir, les revenus de l'État ont été encore augmentés considérablement. Le commerce a souffert quelques altérations; mais il n'en a pas moins continué d'être fort étendu. Les manufactures se sont multipliées, et malgré l'insuffisance actuelle des revenus du roi, occasionnée par des emprunts immenses et par des emplois peut-être mal appliqués et mal réfléchis, l'on ne peut disconvenir que le royaume est riche et a encore de grandes ressources.

C'est, à la vérité, sous le règne de Louis XV que les travaux pour la confection des grandes routes ont été poussés avec la plus grande vigueur et se sont le plus perfectionnés. Je crois que l'on est redevable de cet avantage aux rares talents de M. Trudaine le père. C'est lui qui a réglé par une sage économie la meilleure destination des fonds prélevés dans toutes les généralités pour l'entretien des ponts et chaussés et des turcies; c'est lui qui a formé un corps d'ingénieurs destinés à dresser les plans, à tracer les chemins, à veiller aux ouvrages; qui a établi et excité entre eux une émulation salutaire, et qui leur a assuré un salaire honnête et même des récompenses et des retraites, lorsque l'âge et les infirmités ne leur permettent plus de travailler.

Mais comme les fonds destinés à la construction et à l'entretien des ponts et chaussées ne pouvaient être suffisants pour la confection des grandes routes, l'on a été forcé de recourir aux corvées et de faire faire ces travaux par ceux des gens de la campagne qui sont imposés à la taille.

Réponse de Turgot. -1° Ce n'est pas M. Trudaine' qui a intro1 Voyez, tome 1, page 353, la note qui concerne cet habile administrateur.

duit l'usage des corvées; il est plus ancien que lui pour la confection des chemins. Je crois qu'il date des dernières années de Louis XIV, et qu'on en a d'abord fait usage dans des provinces où les circonstances de la guerre, exigeant qu'on rendît promptement les chemins praticables pour faciliter le transport des munitions, on se servit du moyen de commander les paysans des environs, parce qu'on n'avait pas le temps de chercher des entrepreneurs ni de monter des ateliers, et plus encore parce qu'on manquait d'argent.

Dans la suite, les intendants de ces provinces ayant voulu réparer d'une manière plus durable quelques chemins jugés nécessaires, usèrent de ce moyen, qu'ils avaient trouvé commode, et qu'ils imaginèrent ne rien coûter. Après avoir fait quelques chemins, on en fit d'autres. L'exemple des premiers intendants fut suivi par leurs voisins. Les contrôleurs-généraux l'autorisèrent; mais il ne fut véritablement établi que par l'instruction envoyée en 1737 aux intendants par M. Orry', et ce ne fut pas, à beaucoup près, sans murmures de la part des peuples, et sans répugnance de la part d'un grand nombre d'administrateurs.

-

Suite des observations du garde des sceaux. L'on ne peut disconvenir que les travaux que l'on exige des corvéables, déjà assez malheureux par le payement de la taille et autres impositions qui viennent à la suite de celles-ci, et auxquelles elle sert pour ainsi dire de tarif, sont un surcroît de charge véritablement onéreux, et qui le devient encore davantage par tous les défauts de l'administration, qui sont très-bien exposés dans le préambule du projet d'édit, et qu'il est inutile de rapporter ici.

Il est impossible de présumer que M. Orry, qui a été longtemps contrôleurgénéral des finances sous le règne de Louis XV, et M. Trudaine le père luimême n'aient pas senti comne nous tous les inconvénients qui en résultent. Il n'est guère plus possible de penser qu'ils n'aient pas imaginé que la voie d'une imposition particulière pour cet objet paraîtrait la plus simple, et qu'ils n'aient pas songé qu'il semblait plus juste et plus facile de faire partager ce fardeau aux propriétaires, et même de le leur faire supporter entièrement.

Réponse de Turgot. Je crois que M. Orry, qui peut-être dans la généralité où il avait servi, n'avait pas eu beaucoup occasion d'employer les corvées, n'en a pas connu tous les inconvénients que l'expérience n'a que trop fait connaître depuis.

Quant à M. Trudaine, il s'en faut beaucoup qu'il ne les connût pas, et je l'ai vu souvent désirer qu'on pût affranchir les peuples de ce fardeau. Il s'est souvent expliqué avec moi sur le véritable 1 Contrôleur-général de 1730 à 1745.

motif qui avait déterminé M. Orry à préférer la corvée à l'imposition, et ce motif n'était autre que la crainte qu'une imposition ne fût détournée de son objet, et que les peuples ne supportassent à la fois l'imposition et la corvée. J'ai tâché de répondre à cette objection dans le préambule de l'édit, et je crois les précautions que je propose suffisantes pour rassurer. Je reviendrai peut-être sur cet objet en suivant les observations de M. le garde des sceaux.

Suite des observations du garde des sceaux. Pourquoi donc ces deux administrateurs, aussi habiles qu'attachés au bien de l'État, ont-ils préféré la corvée de bras et de chevaux à l'imposition? Ne pourrait-on pas dire qu'ils ont pensé que les travaux, assignés avec prudence aux temps de l'année où les habitants des campagnes sont le moins occupés à la culture de la terre, leur sont le moins onéreux?

Que les travaux des chemins peuvent être solidement faits, quelques ouvriers que l'on y mette, pourvu que les ingénieurs, les sous-ingénieurs, les piqueurs, veillent avec attention à l'emploi des matériaux et à tous les détails contenus à ce sujet dans le préambule du projet.

Que si l'on est obligé d'employer un plus grand nombre de jours de corvée pour la confection d'une route neuve, son entretien, lorsqu'elle est une fois faite, n'en demande que très-peu chaque année, et par conséquent cesse d'être très-onéreux.

Que l'on peut adoucir beaucoup cette espèce de peine en réglant avec soin les tâches des différentes paroisses, en ne les faisant point trop fortes, et en s'appliquant à ne point les marquer dans des lieux trop éloignés. Ce sont des soins que MM. les intendants et les ingénieurs doivent se donner, et dont on s'aperçoit dans les généralités où cette portion de l'administration est confiée à des personnes actives, vigilantes et exactes.

Réponse de Turgot. -On essaye, dans les quatre alinéa que l'on vient de lire et dans les suivants, de faire entendre qu'il est absolument nécessaire de continuer les corvées, en évitant une partie des inconvénients de cette méthode, que j'ai développés dans le préambule.

Je réponds que quand il serait vrai que, avec une vigilance continue dans les chefs et dans les subalternes, on pût rendre la corvée supportable, ce sera toujours un très-mauvais système d'administration que celui qui exigera des administrateurs parfaits. Si l'administrateur est ou faible, ou négligent, ou trompé, qui est-ce qui souffre? le peuple; qui est-ce qui perd? l'État. Tout plan compliqué ne peut être conduit qu'avec de grandes lumières et un grand travail; donc tout plan compliqué sera généralement mal conduit. Tel est celui de la corvée.

Je répondrai en second lieu qu'à l'exception d'un petit nombre de

provinces où la nature du terrain, la qualité des matériaux, le nombre des habitants et une sorte de police établie dans les communes, rendent l'administration des corvées un peu plus facile, il est en général impossible à l'administrateur le plus actif et le mieux intentionné de prévenir les abus de la corvée. Je puis parler de ma propre expérience, et de la province que j'ai administrée. Je suis bien assuré qu'avec un travail immense on n'aurait jamais pu réussir à mettre dans la corvée un ordre supportable.

Quant à la considération qui résulte de ce que l'entretien coûte moins cher que la construction, on répond qu'il y aura pour bien longtemps encore des routes neuves à construire, et qu'à mesure qu'elles se construiront, la masse des entretiens croîtra. D'ailleurs, c'est précisément pour les corvées d'entretien que la différence du fardeau de la corvée, comparée à la dépense en argent, est la plus frappante.

Dans les provinces où les pierres sont tendres, comme dans la généralité de La Rochelle, dans le Berry, on évalue l'entretien des chemins à la moitié de la première construction. L'entretien, en argent, de routes toutes semblables, n'était évalué, en Angoumois, qu'au vingtième de la première construction; en Limousin, où les pierres sont meilleures, l'entretien n'en est que le quarantième, à quoi je dois ajouter que la première construction à prix d'argent est beaucoup moins chère que par corvée.

Et quant aux qualités éminentes que M. le garde des sceaux indique comme pouvant, de la part de l'administration, adoucir le régime des corvées, je demanderai s'il se flatte, si l'on peut se flatter d'avoir dans toutes, ou même dans un grand nombre de provinces, beaucoup de ces personnes actives, vigilantes et exactes auxquelles il voudrait avec raison que l'on confiât les divers emplois.

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Suite des observations du garde des sceaux. Les propriétaires, qui paraissent au premier coup d'œil former la portion des sujets du roi la plus heureuse et la plus opulente, sont aussi celle qui supporte les plus fortes charges, et qui, par la nécessité où elle est d'employer les hommes qui n'ont que leurs bras pour subsister, leur en fournit les moyens.

Réponse de Turgol. M. Trudaine n'a certainement pas pensé que les propriétaires, et surtout les propriétaires privilégiés, fussent ceux qui supportassent les plus fortes charges. Il était fermement convaincu, et il m'a souvent dit qu'en dernière analyse tous les im

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