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Charlemagne affocia tous les ordres des citoyens au gouvernement, dans l'efpérance de leur faire perdre de vue leurs jaloufies, leurs reffentimens, & les intérêts perfonnels qui les animoient les uns contre les autres. Il efpéroit que les rivalités entre la noblesse, le clergé & le peuple, les forceroient à s'obferver mutuellement, & les tiendroient dans un heureux équilibre. Pendant tout fon tègne, chaque ordre de l'état contenu par les deux autres, fut les craindre & les refpecter, & tous fembloient acquérir des idées & des fentimens de patriotisme. Mais fon règne, quoique long, ne dura pas affez long-temps pour affermir cet efprit dans la nation. françoife. La main foible & maladroite de fes fucceffeurs ne put diriger les rênes de cet admirable gouvernement. L'ambition des grands & l'avarice du clergé fe rallumèrent. Les idées fuperftitieuses du periple & l'habitude de fon ancien efclavage, étouffèrent le fentiment qu'il commençoit à acquérir de fes forces & de fa dignité.

Les nouveaux bénéfices que Charles Martel, Pepin & Charlemagne avoient prodigieufement multipliés, mais qu'ils avoient toujours eu foin de ne conférer qu'à vie, eurent bientôt le même fort que ceux des rois de la première race. Louis le Débonnaire, plus ami de la décence que de l'ordre; zélé pour la réforme des petits abus, mais incapable de s'élever aux grands objets; jaloux de régner avec plus de fageffe que Charlemagne; mais ne connoiffant ni les hommes, ni l'art de les conduire; Louis dominé par la religion, avili par les prêtres, méprifé par les grands, vit chanceler l'édifice qu'avoit conftruit fon prédéceffeur. Les idées de bien public s'effacèrent infenfiblement; le défordre pénétra dans les affemblées du champ

de mai; les capitulaires de Charlemagne furent négligés ou modifiés. On dédaigna les ordonnances d'un nouveau roi, qui ne fut pas fe refpecter luimême; les vaffaux attachés au fervice du palais, les miniftres, les évêques, les moines, qui dominoient à la cour, y firent rentrer le defpotifme, fubftituèrent le nom du monarque à la place des loix, & l'égarèrent jufqu'à lui perfuader qu'il avoit le droit de juger & de punit arbitrairement.

Cependant cette foule de courtifans corrupteurs & corrompus étendoient leur autorité,multiplioient leurs prérogatives, rétablissoient dans leurs terres les exactions des fiècles précédens. Les divisions entre Louis & fes deux fils, lui firent perdre fes droits légitimes. L'audace de fes enfans rendit fes fujets audacieux. Lothaire & fes frères, Louis le Germanique & Charles le Chauve, toujours acharnés à fe nuire, à fe tendre des piéges, mirent en honneur l'avidité, la licence & la perfidie. Des caufes étrangères fe joignirent aux divifions intestines. Les courfes des farafins, des bretons, des germains, des normands, accélérèrent la chute du gouvernement de Charlemagne ; & la bataille de Fontenoy, où cent mille françois périrent, achevèrent la ruine de la monarchie. Alors le peuple rentra dans la fervitude, & l'indépendance des grands ne connut plus de bornes. On vit des laics s'établir, les armes à la main, dans les monaftères, & prendre le titre d'abbés; on vit les bourgs & les hameaux en feu, les campagnes rayagées, les villes & les provinces au brigandage de l'étranger comme du françois.

Charles le Chauve trompé par fes courtisans humilié de fa foibleffe, convoque en vain la nation qui le méprife & le déteste. Déjà il avoit dispensé

fes vaffaux de leur fervice; il confentit encore à rendre héréditaires tous les bénéfices qu'ils tenoient de lui & de fes prédéceffeurs. Louis le Débonnaire avoit donné l'exemple à l'égard de quelquesuns. Charles le Chauve permit aux feigneurs de disposer, à défaut d'enfans, de leurs bénéfices en faveur de quelqu'un de leurs proches. A cette condefcendance imprudente, il en joignit une autre qui acheva d'anéantir l'autorité fouveraine. Avant fon règne les comtes avoient obtenu la nomination aux bénéfices royaux fitués dans leurs refforts; ils s'étoient faits des amis & des créatures; & les divifions du clergé, de la nobleffe & du peuple les rendoient fi indépendans du fouverain, qu'il eût été dangereux de vouloir les dépouiller de leur magiftrature. De ce degré de puiffance à l'hérédité de leurs offices, l'intervalle étoit aifé à franchir; auffi l'on peut dire que l'ordonnance de Charles le Chanve ne caufa pas une révolution, mais fit feulement hâter un événement néceffaire, & qui devoit établir un ordre de chofes tout nouveau chez les françois.

Troifième époque. Dès ce moment l'anarchie fut à fon comble; la nouvelle fortune des comtes les rendit plus indépendans que jamais; le roi après avoir tout fait pour eux, n'en put obtenir aucun fecours. Ils refufoient de le fuivre à la guerre; leur nouvelle fortune leur donna de nouveaux intérêts tout oppofés à l'intérêt public. On convoqua encore des affemblées nationales; mais le prince n'y appercevoir que des citoyens ruinés & fans reffources, qui venoient implorer des fecours contre leurs oppreffeurs, & qui fe trouvoient, ainfi que le monarque, dans l'impuiflance abfolue d'agir efficacement. Chaque feigneur rendit

fa justice fouveraine, ne permettant plus que fes jugemens fuffent portés par appel à la justice du roi. Les loix faliques & romaines, les capitulaires & tous les autres réglemens, firent place à la volonté arbitraire des feigneurs & des comtes; chacun fe cantonna dans les terres qu'il avoit ufurpées, & y jouit de tous les droits régaliens, qu'on nom moit alors droits feigneuriaux, parce qu'ils conftituent en effet la fouveraineté,

La feule diftinction qui refta aux derniers rois de la feconde race, fut la foi & hommage, & le ferment de fidélité que leur rendoient cette foule de tyrans fubalternes. Mais ces actes de fubordination n'étoient qu'un vain cérémonial que l'habitude avoit confervé, & qui n'empêchoient pas de violer tout engagement fans fcrupule. Les comtes étoient même intéreffés à conferver ce fimulacre de dépendance, afin d'empêcher les feigneurs qui poflédoient des domaines dans leur province, de fecouer abfolument le joug; par-là ces comtes auroient perdu leur fuzeraineté, titre plus brillant qu'utile, mais qui flattoit leur ambition. Il n'y eut que les plus puiffans d'entre les feigneurs qui osèrent refufer l'hommage aux comtes, & qui les premiers établirent la maxime réfervée depuis au monarque, de ne relever que de dieu & de jon épée.

Quand il n'y eut plus d'autre lien entre les parties de l'état que la foi & hommage, on manqua d'expreffions pour rendre les idées toutes nouvelles que préfentoient à l'efprit un gouvernement tout nouveau; on fe fervit de celles qui paroiffoient les plus propres à fe faire entendre. On appela par analogie, du nom de vaffal, tout feigneur qui devoit l'hommage; on nomma Fief toute

poffeffion en vertu de laquelle on y étoit tenu; & gouvernement féodal, les droits & les devoirs fondés fur la foi donnée & reçue. Ces expreflions autrefois employées pour défigner les bénéfices établis par Charles Martel & le gouvernement économique des familles, fignifièrent alors le gou. vernement politique & le droit public & général de la nation; fi toutefois on peut donner ce nom à une constitution monftrueufe, deftructive de tout ordre, de toute police, & contraire aux maximes fondamentales de tout gouvernement.

Les guerres continuelles que fe firent les feigneurs depuis le règne de Louis le Begue jufqu'à l'avènement de Hugues Capet au trône, empêchèrent le gouvernement féodal de prendre une forme conftante. Des événemens bizarres & inattendus changoient fans celle les coutumes naiffantes; on étendoit, on reftreignoit tour à tour les droits des fuzerains & les devoirs des vaffaux; aujourd'hui on relevoit d'un feigneur, le jour fuivant d'un autre. Quelques feigneurs firent revivre le titre de duc; d'autres en s'emparant d'un duché préférèrent la qualité de comte. Des terres poffédées jufqu'alors en aleu, furent converties en Fief par leurs propriétaires qui avoient befoin de protecteurs ; d'autres tenues en Fief, s'affranchirent de la fervitude. Au milieu de ce chaos, les derniers rois de la feconde race fe trouvèrent avilis & abandonnés, & dans une pofition à-peu-près femblable à celle des rois fainéans, Louis V, dernier fouverain de la race Carlovingienne, fut qualifié comme eux du titre de roi fainéant; & Hugues Capet, à l'exemple de Pepin, s'empara du trône au préjudice de l'héritier légitime; mais la royauté étoit fi peu de chofe, les feigneurs & les comtes étoient

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