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hommes. Si cela est, il ne sera plus permis de peindre dans les églises des vierges Maries, ni des Suzannes, ni des Madeleines agréables de visage, puisqu'il peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence d'un esprit corrompu. La vertu convertit tout en bien, et le vice tout en mal. Si votre maxime est reçue, il ne faudra plus non-seulement voir représenter ni comédie ni tragédie, mais il n'en faudra plus lire aucune; il ne faudra plus lire ni Virgile, ni Théocrite, ni Térence, ni Sophocle, ni Homère... Croyez-moi, attaquez nos tragédies et nos comédies, puisqu'elles sont ordinairement fort vicieuses, mais n'attaquez point la tragédie et la comédie en général, puisqu'elles sont d'elles-mêmes indifférentes... Je vous soutiens, quoi qu'en dise le père Massillon, que le poëme dramatique est une poésie indifférente de soi-même, et qui n'est mauvaise que par le mauvais usage qu'on en fait1. » Voilà la question bien posée, et voilà les arguments qu'on peut employer pour défendre la cause du théâtre. La comédie n'est point une école, le drame n'est point une leçon, comme le soutiennent ses maladroits apologistes; la poésie dramatique, comme tous les autres genres de littérature et comme l'esprit humain lui-même, peut servir au bien comme au mal. Tout dépend de l'usage qu'on en fait.

Nous venons de voir les arguments que Racine en 1666 et Boileau en 1707 faisaient valoir pour la comédie. Voyons maintenant comment les défen

1. Lettres de Boileau, édition de Berryat Saint-Prix, t. IV, p. 601.

seurs de la tradition de l'Église proscrivaient nettement le théâtre et la comédie. Nous ne voulons pas examiner les arguments qu'ils employaient: nous. les retrouverons dans la controverse de Rousseau ; nous cherchons seulement en ce moment si les docteurs qui ont proscrit la comédie ont bien compris la cause du plaisir qu'ils proscrivaient. Ils ont fort bien compris, selon nous, la cause du plaisir que nous prenons au théâtre, et leurs censures du théâtre expliquent de la manière du monde la plus ingénieuse la nature de l'émotion dramatique. Il y a toute une poétique dans leur excommunication.

Les deux principaux censeurs du théâtre en 1666 sont le prince de Conti et Nicole.

Le prince de Conti avait beaucoup aimé le théâtre, et il avait protégé Molière. Plus tard, il se fit dévot fort sincèrement, devint janséniste, et s'efforça, par une sorte de zèle expiatoire, de détruire le plaisir qu'il avait aimé. Il rassembla avec soin les passages des pères qui condamnaient les spectacles, et les publia en les faisant précéder d'un Traité sur la Comédie, qui est un des meilleurs écrits de notre langue au dix-septième siècle; je ne puis pas en faire un plus grand éloge. Dans ce traité, le prince de Conti est fort sévère contre le théâtre; mais, jusque dans la sévérité du censeur, on retrouve l'expérience de l'homme qui a beaucoup connu et beaucoup aimé le théâtre ; et c'est là ce qui fait le mérite, je dirais presque l'agrément de cet ouvrage, fait dans un esprit de pénitence.

« Ce qu'il y a de plus déplorable dans la comédie, dit le prince de Conti, c'est que les poëtes sont

maîtres des passions qu'ils traitent, mais ils ne le sont pas de celles qu'ils ont ainsi émues. Ils sont assurés de faire finir celles de leur héros et de leur héroïne avec le cinquième acte, et que les comédiens ne diront que ce qui est dans leur rôle, parce qu'il n'y a que leur mémoire qui s'en mêle; mais le cœur, ému par cette représentation, n'a pas les mêmes bornes: il n'agit pas par mesure. Dès qu'il se trouve attiré par son objet, il s'y abandonne selon toute l'étendue de son inclination, et souvent, après avoir résolu de ne pousser pas les passions plus avant que les héros de la comédie, il s'est trouvé bien loin de son compte. L'esprit, accoutumé à se nourrir de toutes les manières de traiter la galanterie, n'étant plein que d'aventures agréables et surprenantes, de vers tendres, délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentiments n'est plus capable de retenue'. » En vain les défenseurs de la comédie prétendaient que le théâtre finit toujours par montrer le vice puni et la vertu récompensée. Le prince de Conti a trop l'expérience du cœur humain pour se payer de cette raison. « Le poëte, après avoir répandu son venin dans tout un ouvrage d'une manière agréable, délicate et conforme à la nature et au tempérament, croit en être quitte pour faire faire quelque discours moral par un vieux roi représenté pour l'ordinaire par un fort méchant comédien, dont le rôle est désagréable, dont les vers sont secs et languissants, quelquefois même mauvais, parce

1. Traité sur la Comédie, par le prince de Conti, 16C6, p. 26-27.

que c'est dans ces endroits que le poëte se délasse des. efforts d'esprit qu'il vient de faire en traitant les passions'; » et, pour achever sa réponse, le prince de Conti cite quelques vers de Godeau, un ancien mondain aussi devenu évêque. « Je sais bien, dit Godeau dans un sonnet sur la comédie,

Qu'on y voit à la fin couronner l'innocence.

Mais en cette leçon si pompeuse et si vaine,
Le profit est douteux et la perte certaine ;
Le remède y plaît moins que ne fait le poison;
Elle peut réformer un esprit idolâtre,

Mais pour changer leurs mœurs et régler leur raison,
Les chrétiens ont l'église et non pas le théâtre 2.

Dans ces vers, judicieux plutôt qu'élégants, Godeau fait une distinction juste que ne fait pas le prince de Conti: la comédie peut servir à la morale du monde; elle est inutile et dangereuse pour la morale chrétienne. Elle peut être un remède dans le mal, elle est un péril dans le bien. La sévérité de Port-Royal n'admettait pas ces tempéraments équi

1. Ibid., p. 35. Je ne puis pas ne point citer ici le jugement singulier que le prince de Conti fait de Cinna: « Y a-t-il personne qui ne songe plutôt à se récrier, en voyant jouer Cinna, sur toutes les choses tendres et passionnées qu'il dit à Émilie, et sur toutes celles qu'elle lui répond, que sur la clémence d'Auguste, à laquelle on pense peu, et dont ancun des spectateurs n'a jamais pensé à faire l'éloge en sortant de la comédie? » Aujourd'hui au contraire, si je ne me trompe, c'est la clémence d'Auguste qui nous touche et nous émeut. Les amours de Cinna et d'Émilie nous intéressent peu.

2. Poésies chrétiennes et morales de Godeau, 1662, p. 446.

tables. Ce qui heurte le plus Nicole, et ce qu'il combat avec le plus de colère, « c'est, dit-il, qu'on ait entrepris dans ce siècle-ci de justifier la comédie et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien et dans le mal. Ceux qui faisaient profession de piété témoignaient par leurs actions et par leurs paroles l'horreur qu'ils avaient de ces spectacles profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au moins qu'ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne; mais il s'est trouvé des gens dans celui-ci qui ont prétendu pouvoir allier sur ce point la piété et l'esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu'il soit honoré, et qu'il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble toujours un peu le plaisir qu'on y prend par l'horreur qui l'accompagne. On a donc. tâché de faire en sorte que la conscience s'accommodât avec la passion, et ne la vînt point inquiéter par ses importuns remords 1. » A Dieu ne plaise que je veuille affaiblir l'autorité de ces graves et honnêtes paroles. Les pires corrupteurs sont, dans tous les temps, ceux qui changent le mal en bien ou le bien en mal, qui disent que la propriété est le vol, que le mariage est la servitude et que l'adultère est la liberté, ou bien encore que la comédie est une école de vertu et d'honnêteté. « Malheur à vous, dit Isaïe 2,

1. Nicole, Essais de morale, t. III, p. 237, Traité sur la Co

médie.

2. Chapitre v, vers. 20.

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