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LES

MOEURS DU TEMPS,

COMÉDIE.

SCÈNE I.

CIDALISE, DORANTE.

DORANTE.

MAIS, Madame, concevez-vous quelque chose à ce changement? Géronte m'amène à sa maison de campagne : il me laisse espérer qu'il me donnera Julie; et lorsque je lui fais parler, sa réponse est équivoque, incertaine, et je vois tout à craindre pour mon amour.

CIDALISE.

M. le baron, il y a quelque chose là-dessous qui n'est pas naturel.

DORANTE.

Je serois obligé de renoncer à Julie!... On donne ici ce soir un grand bal masqué : il faut qu'à la faveur de ce bal je l'entretienne, et que je sache... Je suis au désespoir... Ah! ma chère Cidalise!

CIDALISE.

Plus j'y rêve et plus je m'y perds... Mais aussi,

CIDALISE.

Vous ne vous êtes pas mieux conduit vis-à-vis de la comtesse.

En quoi donc ?

DORANTE.

CIDALISE.

ce

Je vous avois dit que cette digne sœur de Géronte, demeurée veuve d'un homme de qualité, qui l'a laissée sans bien, aimoit fort à médire, et surtout à médire de monsieur son frère, qu'elle traite de petit bourgeois; que sa fureur étoit de ne vouloir point être la sœur de ce frère, qui pendant a pour elle un respect imbécille, qui n'agit que par ses conseils, ne voit que par ses yeux. Un autre que vous seroit parti de là pour renchérir sur les médisances de la comtesse, ou du moins il y auroit applaudi. Point du tout, vous osez la contredire; vous faites le bon homme, vous défendez contre elle toute la terre. Il n'y a pas jusqu'à son frère, dont vous vous établissez le protecteur; et ce qu'il y a de rare, c'est qu'après avoir défendu, vis-à-vis du frère, les gens de mérite et à talens, vous défendez, vis-à-vis de la les sqeur, gens de finance.

DORANTE.

Mais c'est que j'en connois de très-estimables, et que du ridicule de quelques-uns, il n'en faut point faire le ridicule de tous. Aujourd'hui l'on a la fureur de tout blâmer. Une infinité de sots par nature se font méchans par air. S'il faut médire

pour

pour plaire à la comtesse, je suis son serviteur; je croirois manquer à la probité.

CIDALISE.

Oh! la probité ! si c'étoit y manquer que de médire, et même de calomnier, il y auroit bien

peu d'honnêtes gens de votre sexe, et il n'y en auroit point du nôtre. On ne peut pas toujours jouer, Monsieur. A quoi voulez - vous donc que des femmes s'amusent?

DORANTE.

Je sens bien que vous plaisantez, Madame; mais tourner en ridicule son frère, ses meilleurs amis...

CIDALISE, l'interrompant.

De qui dira-t-on du mal? De ceux qu'on ne connoît pas ?...

DORANTE.

Fort bien; mais...

CIDALISE, l'interrompant.

Voyez le marquis, votre cousin peut-on mieux prendre qu'il l'a fait le ton de ces gens-ci? Il est vrai qu'il est homme de cour. Est-il avec la comtesse ? le mal qu'il dit du frère assaisonne les louanges qu'il donne à la soeur; il le raille impitoyablement sur le ridicule de son faste, magnifique et mesquin à la fois; sur son orgueil grossier, sur son ton avantageux et bas, sur ses goûts d'emprunt. Est-il avec M. Géronte? « Voilà une » bonne tête, dit-il, en lui frappant sur l'épaule... » Vous ne vous êtes pas amusé à la bagatelle; > vous avez fait votre chemin, Qu'est-ce que tout RÉPERTOIRE. Tome XLVI.

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l'esprit du monde au prix de ce bon sens - là? » Ma foi! près de vous et de vos semblables, tous » nos prétendus esprits ne sont que des sots. Les » gens comme vous, ajoute-il, sont bien néces»saires à un Etat : ils en sont le soutien et la res

source.» Joignez à cela le talent qu'il a de donner des ridicules. Il faut voir de quel air il demande pardon des incongruités de son petit parent de province; car c'est ainsi qu'il vous nomme.

DORANTE.

Eh! quel peut être son objet? Le marquis vous aime; il a le bonheur de vous plaire; votre mariage est presque conclu.

CIDALISE.

Ah! Dorante, vous me voyez outrée contre lui; et je crains bien qu'il n'ait part au changement dont nous cherchons la cause.

DORANTE.

Lui, Madame?... Le marquis? Il a promis de me servir.

CIB ALIS E.

Et s'il ne pensoit qu'à se servir lui-même? s'il avoit des desseins sur Julie? Non qu'il en soit amoureux; mais ce mariage rétabliroit ses affairés et paieroit ses dettes. Ma fortune est fort audessous de celle qu'il peut espérer de ces gens-ci.

Vous penseriez...

DORANTE.

CIDALISE, l'interrompant.

Je vous ai dit que la comtesse avoit tout pouvoir sur son frère. Si, par hasard, il résiste à co

qu'elle a résolu, ce sont des vapeurs, des évanouissemens, qui ne prennent fin qu'avec la résistance du bon-homme.

DORANTE.

Eh bien! Madame ?

GIDALISE.

Eh bien! Monsieur, je soupçonne que la comtesse, pour m'enlever le marquis, lui fait épouser sa nièce. La comtesse n'est pas délicate.

DORANTE.

Quoi! cette femme qui vous accable d'amitiés?... CIDALISE, l'interrompant.

J'en ai été quelque temps la dupe; mais je suis à présent convaincue qu'elle ne m'a fait des avances et qu'elle ne m'a engagée à venir ici avec elle, que pour approcher d'elle le marquis. Mettezvous bien dans la tête, Baron, que les femmes ne s'aiment guère, et qu'en particulier la comtesse me hait.

DORANTE.

Mais ce marquis, Madame, est-il possible que vous l'aimiez avec la connoissance que vous avez de son caractère ? Si vous le croyez capable d'un si lâche procédé... Mais vous ne le croyez pas ?

GIDALISE.

Ah! Dorante, que n'en puis-je douter? Vous avouerai-je ma foiblesse ? Je regrette l'aveuglement où j'étois au commencement de ma passion pour lui. Persuadée qu'il m'aimoit, séduite par l'élégance de ses ridicules, ses défauts ne me paroissoient que des grâces. Je suis presque sûre que,

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