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vernement s'y prêtoit? où d'ailleurs, perfonne n'étant animé de la paffion forte du bien public, il ne peut, par conféquent, y avoir d'homme vraiment vertueux? Il faut, dans les gouvernemens defpotiques, renoncer à l'efpoir de former des hommes célébres par leurs vertus ou par leurs talens. Il n'en eft pas ainfi des Etats monarchiques. Dans ces Etats, l'on peut, fans doute, tenter cette entreprise avec quelque espoir de fuccès : mais il faut, en même-temps, convenir que l'exécution en feroit d'autant plus difficile, que la conftitution monarchique fe rapprocheroit davantage de la forme du defpotifme, ou que les mœurs feroient plus corrompues.

Je ne m'étendrai pas davantage fur ce fujet, & je me contenterai de rappeller au citoyen zélé, qui voudroit former des hommes plus vertueux & plus éclairés, que tout le problême d'une excellente Education fe réduit, premiérement, à fixer, pour chacun des états différens où la fortune nous place, l'efpece d'objets & d'idées dont on doit charger la mémoire des jeunes gens; &, fecondement, à déterminer les moyens les plus sûrs pour allumer en eux la paffion de la gloire & de l'eftime, l'amour de l'humanité, le zele pour le bien public.

Ces deux problêmes réfolus, il eft certain que les grands hommes, qui maintenant font l'ouvrage d'un concours aveugle de circonftances, deviendroient l'ouvrage du législateur; & qu'en laiffant moins à faire au hazard, une excellente Education pourroit, dans les grands Empires, infiniment multiplier, & les talens, & les vertus.

Voyez MÉMOIRE, PASSION, VErtu.

ANALYSE DU TRAITÉ DE L'ÉDUCATION CIVILE,

Par M. GARNIER.

Néceffité d'une Ecole d'Education où l'on enfeigne le Droit civil. Plan d'un Traité complet de la fcience civile. Sources où l'on puifera les principes de cette fcience. Avantages d'une Education civile telle qu'on en trace ici le plan.

L'ÉDUCATION des Grecs & des Romains tendoit directement à former le jugement, & à nourrir cette vertu que nous nommons prudence; l'Education moderne femble n'avoir d'autre objet que d'exercer la mémoire, ou tout au plus d'orner l'efprit. La premiere embraffoit le détail de la vie civile, & n'étoit que l'apprentiffage d'une conduite fage & réglée; la seconde roule toute entiere fur des objets de pure curiofité, & ne contribue que foiblement à former les mœurs. La jeuneffe qui, parmi les anciens s'adonnoit aux lettres, n'étoit point féparée du commerce du monde elle prenoit des leçons dans les promenades publiques, & dans les lieux defti

nés aux exercices du corps; ces fortes de conférences n'étoient proprement qu'un commerce d'amis fur des matieres familieres, & d'un ufage journalier on ne rougiffoit point d'y affifter dans un âge avancé ; & l'on fe faifoit un plaifir de s'y rendre affidu, jufqu'à ce qu'on en fut arraché par des emplois civils ou militaires. On fe trouvoit ordinairement en état, au fortir de ces exercices, de haranguer le peuple affemblé, ou même de conduire une armée. Nos claffes, au contraire, font des efpeces de prisons où regnent la contrainte & l'ennui; où des maîtres féveres dogmatisent fur les matieres de leur profeffion, devant un auditoire destiné à des profeffions totalement différentes: on en fort, après bien des années, avec une connoiffance fuperficielle des langues grecque & latine; mais auffi nigorant qu'on y étoit entré fur la connoiffance des hommes, & furtout ce qui pourroit contribuer à nous rendre fages & heureux. Perfonne n'y affiffe par goût, & l'on rougiroit de s'y trouver après un certain temps. Les jeunes gens s'en retirent dans l'âge où l'inftruction leur devient plus néceffaire que jamais, lorfque des paffions, jufqu'alors inconnues, s'éveillent au fond de leur cœur, & portent des atteintes furieufes à la raison. Entrons dans un plus grand détail fur ces deux genres d'Education.

Les enfans des Grecs n'apprenoient aucune langue étrangere. Comme les arts & les fciences avoient pris naiffance dans la Grece, ou du moins s'y étoient tellement perfectionnés, qu'on avoit oublié leur premiere origine; quel avantage euffent-ils retiré des foins qu'ils auroient donnés à l'étude des langues barbares? Dès qu'un enfant favoit lire & écrire, on l'envoyoit chez un maître de palestre & chez un maître de mufique : le premier travailloit à lui former le corps, le fecond à lui former l'ame. Cette Education fimple répondoit à tous les befoins de la vie. Chaque citoyen étant deftiné par état à porter les armes pour la défense de la patrie, ne pouvoit négliger un genre d'exercice qui donnoit au corps de la force & de la foupleffe, & qu'on regardoit comme le prélude de l'art militaire. D'un autre côté, la mufique fervoit à tempérer & à corriger la rudeffe & la férocité, que le feul ufage des exercices du corps eût néceffairement fait contracter à l'ame. La mufique fe divifoit en deux parties, les fons & les paroles. Les fons étoient graves, fimples & majeftueux. Perfuadés que la moindre innovation, en fait de mufique, entraînoit des conféquences dangereufes pour les mœurs; les magiftrats veilloient, avec la plus grande attention, à ce que les fons mols & efféminés fuffent bannis des écoles. Les paroles étoient des morceaux choifis dans les ouvrages des poëtes les plus célébres, tels qu'Homere, Héfiode, Simonide & Tirtée, où l'on trouvoit tout à la fois des préceptes pour les mœurs, des exemples de vertus & les cérémonies du culte public. C'étoit fans doute, un grand avantage pour les jeunes gens de puifer ces connoiffances néceffaires au bonheur de la vie, dans les plus parfaits modeles de l'éloquence & du goût; en s'inftruifant des devoirs de citoyen, ils pre

noient, en même temps une forte teinture de littérature. C'eft à quoi fe réduifoit, parmi les Grecs, l'Education publique, celle à laquelle participoient tous les citoyens fans diftinction. Ceux des jeunes gens qui vouloient s'avancer dans les charges de la République, cherchoient à perfectionner cette premiere Education par le commerce des philofophes & des fophiftes. Ils prenoient d'abord des leçons de mathématiques, de phyfique & d'aftronomie; leçons dont il eft aifé de fentir l'utilité, puifque la premiere de ces fciences donne de la jufteffe à l'efprit, & que les deux autres le préfervent des erreurs populaires, lui infpirent de la nobleffe & de l'élévation. A ces trois fciences en fuccédoient trois autres plus utiles encore, la logique, la morale & la politique. Toutes ces fciences fervoient d'intro-duction à la rhétorique, qui n'eft autre chofe que l'art de la perfuafion. Au refte, comme ces dernieres études n'étoient pas communes à tous les citoyens, & qu'elles n'étoient, en un fens, qu'acceffoires à la conftitution politique, elles éprouverent, en différens temps, des variations: ce qu'il importe d'observer ici, c'eft que ces études tendoient toutes à l'intérêt perfonnel de celui qui les cultivoit; qu'elles étoient actives, fi je puis m'exprimer ainsi; enfin, qu'elles avoient pour but de former des citoyens & des hommes d'Etat, & non des favans & des gens de lettres, dans l'acception qu'on donne vulgairement à ces mots. Si je n'ai point parlé, dans cette énumération, de la peinture & de la danfe c'eft que celle-ci faifoit partie des exercices militaires, & que l'autre étoit moins une étude, qu'un amusement. Cet amufement cependant n'étoit point entiérement dépourvu d'utilité, puisqu'il fervoit à donner l'idée des proportions, & à nourrir le goût du beau.

Les Romains, dans les beaux temps de la République, fuivirent le même plan d'Education: feulement ils y ajouterent l'étude de la langue grecque, devenue néceffaire pour fe familiarifer avec les plus excellens modeles en tout genre. Cette langue n'étoit point alors ce que nous connoiffons fous le nom de langue favante: elle ne s'apprenoit point par le fecours des grammaires, ni des dictionnaires; mais dans le commerce des Grecs établis à Rome ceux qui défiroient de s'y perfectionner, voyagoient dans la Grece même. Du refte les Romains, loin de rien ajouter à l'Education des Grecs, en retrancherent au contraire, beaucoup de parties, qu'ils regarderent comme plus propres à nourrir la curiofité, qu'à former l'efprit & le cœur de ce nombre furent l'aftronomie, la phyfique & même les mathématiques. Si quelques Romains, à l'exemple des Grecs, cultiverent ces sciences ils y furent entraînés par un goût particulier; mais je ne crois pas qu'elles aient jamais fait à Rome une partie de l'Education publique elle fe bornoit, dans les temps les plus floriffans, aux exercices du champ de Mars, à l'étude de la grammaire, de la mufique, de la logique, de la morale, du droit & de la rhétorique.

Comme notre adminiftration civile, politique & religieufe a pris naif

fance dans le gouvernement Romain, la langue de ce peuple vainqueur a paru une introduction néceffaire à toutes nos études. Nous y avons affocié la langue grecque, à l'exemple des Romains, c'eft-à-dire, pour puifer, comme eux, les fciences dans les fources & nous familiarifer avec les plus grands modeles. L'étude trifte & laborieufe de ces deux langues, qui ne s'apprennent plus que par le commerce des morts, abforbe cinq ou fix années de la vie.

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A l'étude des langues mortes, nous avons fait fuccéder la rhétorique, que l'on définit ordinairement l'art de bien parler, ou l'art d'opérer la perfuafion. Les fimples lumieres du bon fens, auroient dû nous avertir que pour bien parler, il faudroit auparavant avoir appris à penfer; & qu'il eft ridicule d'entreprendre de perfuader les autres fur des matieres que l'on ne fait pas bien foi-même; & qu'on n'eft point en état d'approfondir. La rhétorique, dit Ariftote, renferme trois genres: le délibératif, le judiciaire & le démonftratif. Le premier a pour objet la perfuafion ou la diffuafion; le fecond, l'accufation ou la défense; le troifieme, la louange ou le blâme. Avant que d'entreprendre de perfuader ou de diffuader, on doit au moins connoître ce qui peut être utile ou nuifible à ceux à qui l'on parle ceux qui accufent ou défendent; ne doivent pas ignorer ce qui eft jufte ou injufte; enfin, ceux qui fe chargent de louer ou de blâmer, prétendent feulement montrer que ce qu'ils louent, eft honnête, que ce qu'ils blâment eft honteux : or, comment des jeunes gens, fans expérience, & qui n'ont encore la tête remplie que de phrafes & de mots, pourroient-ils connoître la nature du jufte & de l'injufte, du bien & du inal, du vice & de la vertu? Ils n'ont, fur tous ces objets, que des idées vagues & populaires; ils ne peuvent remonter à un premier principe pour en déduire des conféquences: il est donc moralement impoffible qu'ils difent rien de neuf & de fuivi.

De l'école de la rhétorique, on paffe dans celle de la philofophie, étude précieufe & vraiment digne de l'homme; mais le malheur attaché à notre Education, nous a fuivis dans cette partie; comme dans toutes les autres. La philofophie des colleges querelleufe & guerriere ne s'applique qu'à des matieres générales & abftraites; & elle exclut les parties de la philofophie les plus intéreffantes, telles que la morale pratique, qui dice des devoirs; l'économie, qui regle l'intérieur des maifons; la politique, qui maintient les fociétés; enfin, le droit public, le droit de la nature & le droit des gens, qui font autant de branches de la politique. On convient généralement de l'utilité de ces connoiffances; mais parce qu'elles ne fourniffoient pas un champ affez vafte à la difpute, elles n'ont pu, jufqu'à préfent, s'introduire dans des écoles où l'on faifoit profeffion de difputer. Après deux années d'une philofophie auffi oifeufe, on s'empreffe de retirer les jeunes gens du college pour les faire entrer dans le monde; avec les préparatifs que l'on vient de détailler, c'eft-à-dire, avec une connoiffance

fort fuperficielle des langues grecque & latine, quelques préceptes de rhétorique, & des notions fuperficielles de ce qu'il a plû de nommer philoSophie. Quelques-uns, en petit nombre, doués par la nature d'un excellent génie, reviennent fur leurs pas, & fe livrent à l'étude avec ardeur; mais fe trouvant dépourvus de guides, ils errent long-temps à l'aventure avant que de pouvoir faifir le droit chemin. On peut bien leur appliquer ce vers de virgile:

Apparent rari nantes in gurgite vafo.

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La multitude fe livre, fans réserve, aux premiers objets qui viennent fe présenter à fes regards, & recommence une nouvelle Education toute contraire à la premiere. De nouveaux maîtres viennent s'offrir de toutes parts; & ces nouveaux maîtres, il en faut convenir, poffedent bien mieux l'art de fe faire écouter que les premiers. Ils parlent au cœur ; ils trouvent, dans ceux qui les écoutent, les plus favorables difpofitions. Comment des jeunes gens élevés, comme on vient de le rapporter, & enfuite livrés à eux-mêmes, pourroient-ils réfifter à la féduction? Ils ignorent encore le danger des paffions: ils n'ont point appris à diftinguer le flatteur de l'ami; ils fe trouvent plongés dans le défœuvrement & obfédés d'ennuis. Où prendront-ils des armes pour s'oppofer aux ennemis qui viennent les affaillir de toutes parts? A l'exception de quelques maximes triviales & populaires qu'on leur a débitées dans des prônes, maximes dont ils n'ont jamais fenti l'importance, ils ne trouvent, dans le refte de leur Education, que des babioles fcientifiques, qu'ils ne croient bonnes qu'à endormir des enfans. La plupart calculant fecrétement ce que leur a coûté ce qu'ils peuvent avoir appris, avec le peu d'utilité qu'ils en retirent, en viennent jufqu'à détefter les livres, & à méprifer ouvertement tout ce qui tient à I'Education: ils s'abreuvent fans remords, & à longs traits, dans la coupe enchantée de Circé, & fe trouvent, fans regret, métamorphofés en bêtes. D'autres, féduits par les graces apparentes de nos romans & de nos pieces de théâtre, ne peuvent fouffrir que les livres qui ne demandent aucune contention d'efprit; & qui portent, fi je puis ainfi m'exprimer, les livrées de la volupté. Ils fréquentent nos théâtres, & fe pâment au doux chant des firenes; mais bientôt paffant de l'image à la réalité, ils finiffent par s'énerver l'ame & le corps. Les moins coupables font ceux qui fe livrent à des talens frivoles, qui cultivent la mufique & la danfe, qui font idolâtres de leur figure, & qui veulent plaire aux femmes en s'efforçant de leur reffembler.

Cependant, le temps de la jeuneffe s'envole; l'âge viril avance, l'on fe trouve pourvu d'une charge, fans avoir jamais fongé aux moyens de la bien remplir. Ce changement réveille l'amour-propre de ceux qui ne font point encore entiérement corrompus: ils font des réflexions fur eux-mêmes; ils cherchent, dans la conduite de ceux qui s'en acquittent avec hon

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