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D'HYGIÈNE

ET DE

POLICE SANITAIRE

MÉMOIRES

L'ÉPURATION DES EAUX DE L'ESPIERRE

A ROUBAIX,

Par M. le Dr Jules ARNOULD,

Professeur d'hygiène à la Faculté de médecine de Lille.

I. L'ESPIERRE CONSTITUTION DE SES EAUX; LEUR INFLUENCE SUR LA SANTÉ PUBLIQUE; LEUR IMPORTANCE DANS L'INDUSTRIE. L'Espierre est un ruisseau qui prend sa source au sud-ouest de Tourcoing, traverse la partie sud de cette ville, contourne Roubaix et reçoit, un peu à l'est de celui-ci, le Trichon, autre ruisseau, d'importance moindre, dont le cours normal se fait par les quartiers sud de Roubaix. A partir du confluent, le cours d'eau devenu unique porte encore le nom d'Espierre. Il se dirige de l'ouest à l'est, passe la frontière en obliquant un peu vers le nord en Belgique et, après un trajet de 8 à 9 kilomètres, se jette dans l'Escaut, au village d'Espierre. Il croise plusieurs fois, dans ce parcours, à l'aide de siphons, le canal de navigation, qui le côtoie assez exactement.

Le Trichon sert d'égout collecteur à Roubaix et l'Espierre
VII. 54

REV. D'HYG.

remplit le même office à Tourcoing; ou plutôt, on a précipité l'un et l'autre ruisseau dans la canalisation souterraine des deux villes, qui, d'ailleurs, m'a paru incomplète et mal entendue. Ils ne reçoivent pas systématiquement les matières fécales de la population parce que, là comme dans tout le Nord, ces matières sont utilisées en épandage direct sur les terres ; c'est le traditionnel engrais flamand. Mais, comme dans tant d'autres villes qui se piquent de ne pas vidanger à l'égout, les excréments imprévus arrivent dans une bonne mesure aux canaux de Roubaix-Tourcoing. Après tout, le premier souci des habitants d'une ville n'est pas de collectionner des engrais; l'agriculture est un débouché des immondices; mais, s'il s'en présente un plus simple, on n'a pas de raison sérieuse de ne pas en profiter.

La population des villes sœurs est de plus de 140,000 habitants. Cependant, ce n'est point ce chiffre d'humains ni la projection d'une partie de leurs immondices dans les canaux qui font essentiellement la souillure des deux petits cours d'eau. Cette souillure dépend beaucoup plus du déversement des eaux industrielles, rendu singulièrement grave par le nombre et la nature des industries locales. Tourcoing et Roubaix, comme on sait, forment l'une des métropoles de l'industrie de la laine; les usines de peignage y sont nombreuses et importantes; ce sont elles qui fournissent les eaux les plus chargées de matières organiques et les plus incommodes, sinon les plus dangereuses. Le peignage Holden, de Croix (à 3 kilomètres), envoie même ses eaux rejoindre celles de Roubaix.

Pour diluer ces impuretés, urbaines et industrielles, les deux villes disposent non seulement de l'eau du Trichon et de l'Espierre, qui ne ferait qu'une purée, mais encore de celle des puits artésiens particuliers et de la distribution d'eau de la Lys, qui a elle-même alimenté les diverses usines. En tout, on a calculé qu'il sort, par l'Espierre, en moyenne, 22,000 mètres cubes d'eau par jour. Il va sans dire que cette moyenne est soumise à des fluctuations; après une forte averse, la hanteur d'eau passe aisément de 30 centimètres à 85; en revanche, M. de Mollins, le 7 octobre 1878, après une série de jours

sans pluie, a trouvé que le débit da ruisseau ne dépassait pas 13,000 mètres cubes en 24 heures. On conçoit qu'il y ait, par suite, quelque divergence dans les analyses qui ont eu cette eau pour objet.

En 1875, M. L. Grandeau évaluait à 5,911 le poids du résidu par mètre cube et à 93 grammes l'azote total. Ladureau (1879) indiquait la composition moyenne ci-dessous :

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De son côté, M. Jean de Mollins avait obtenu, le 27 juil

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Enfin, tout récemment (1885), M. D. Thibaut est arrivé à une moyenne de 4,750 pour le poids total du résidu, avec des extrêmes de 9kg,800 et 2kg,900. Comme le poids absolu des matières minérales ne varie guère et se rapproche toujours de 2 kilogrammes, les oscillations dépendent de la proportion. de matières organiques, laquelle varie de 1 à 8 kilogrammes par mètre cube (moyenne 3,450).

Les raisons de ces variations sont, naturellement, les pluies ou la sécheresse, celle-ci qui augmente, les autres qui dîminuent le degré de concentration des impuretés selon la saison; puis, et surtout, le fonctionnement des usines, qui détermine des variations journalières et des variations horaires. Le dimanche, la souillure est à son minimum; elle est faible la nuit et le matin; elle s'exaspère au moment où le lavage des laines est dans sa plus grande activité. Ces notions ont quelque importance vis-à-vis de l'épuration, puisque les ressources de celle-ci doivent répondre à tous les besoins et, au point de vue des frais, ne pas être mises en jeu plus largement qu'il n'est nécessaire.

Une particularité à relever, c'est que, dans la masse des

matières étrangères, il y a 500 à 600 grammes d'acides gras par mètre cube d'eau et 65 grammes de potasse (Ladureau).

Pour apprécier mieux le haut degré d'infection de l'Espierre, on se rappellera que l'eau d'égout à Londres ne renferme pas beaucoup plus de 650 grammes de matières solides en suspension avec à peu près autant de matières dissoutes. Celle de Paris atteint à près de 3 kilogrammes de matières étrangères par mètre cube; mais les deux tiers sont du sable des rues, qui diminuera considérablement par la substitution du pavage en bois au macadam. L'eau de l'Irwel, à la sortie de Manchester, donne un résidu qui ne dépasse pas 700 grammes. On a donc bien raison de dire que la souillure de l'Espierre est de beaucoup au-dessus de celle de la plupart des cours d'eau connus pour leur malpropreté.

Voici, d'ailleurs, la physionomie de ce malheureux courant, caractérisée par un témoin oculaire.

« L'Espierre est un ruisseau d'une teinte très grise, dont l'eau, épaisse comme du sirop, roule sans bruit, malgré la rapidité du courant; une pellicule de matière graisseuse la recouvre et s'irise de mille reflets; d'énormes bulles de gaz montent du fond apportant avec elles une vase brune, d'aspect répugnant. De tout cela monte une odeur indéfinissable auprès de laquelle les fameuses odeurs de Paris sont de l'essence de roses. Cela est fait de parfums bien divers; mais bien que les égouts d'un groupe de 200,000 habitants alimentent l'Espierre, l'odeur dominante est celle du suint provenant du lavage des laines des usines de Roubaix et de Tourcoing.

« Ces eaux, une fois dans l'Escaut, en altèrent complètement le flot. A Gand encore, aucun poisson ne peut vivre dans le fleuve; à Termonde seulement, l'appoint des eaux de marée détruit l'infection. » (Indépendance belge, 22 août 1885.)

J'ai fait une visite à l'Espierre, au Trichon et au courant qui résulte de la réunion des deux ruisseaux-égouts. Tous trois ont la même physionomie, la même teinte brun grisâtre, la même odeur de suint, les mêmes bulles. Sans avoir fait d'analyse comparative, il paraît certain que l'un n'a pas souillé l'autre, mais qu'ils ont uni deux souillures identiques. Peut-être

y a-t-il un peu plus d'écumes à la surface du Trichon, au moment où il sort de Roubaix, que dans l'Espierre à ce niveau, lorsqu'il va rejoindre le précédent.

L'Espierre a environ 3 mètres de large; il est assez encaissé dans des berges raides, qui paraissent entretenues avec soin. J'ai évalué approximativement la rapidité de son cours, en faisant flotter à sa surface un morceau de bois que je suivais, le long du bord, en comptant mes pas et la montre à la main. La vitesse du courant ne doit pas être éloignée de 65 centimètres à la seconde.

Il n'y a aucune végétation dans l'eau, comme on pense; mais, sur la berge, un peu au-dessus de la ligne sur laquelle l'eau affleure avec la terre, par conséquent dans les points que l'eau a baignés lorsqu'elle était haute, on voit des plantes vigoureuses qui utilisent la richesse organique du sol, des graminées, des ombellifères et des crucifères palustres, des orties, du mouron blanc, etc. Cela prouve donc que les eaux de l'Espierre, comme toutes les eaux d'égout, sont mortelles pour les végétaux qu'elles recouvrent; mais qu'elles fertilisent le sol et activent la végétation, dès qu'elles ne font qu'imbiber le terrain dans lequel les plantes ont leurs racines.

J'ai tenté, avec peu d'habileté, je me hâte de le dire, quelques recherches micrographiques sur l'eau de l'Espierre.

Avec une pipette, j'ai pris quelques gouttes de cette eau au fond de la fiole qui la renfermait depuis 24 heures, bien bouchée, et où il s'était fait spontanément une demi-précipitation. · J'ai porté deux gouttes de cette eau, sans autre préparation, sous l'objectif à immersion homogène no 10 de Verick (oculaire 3). On aperçut d'abord une grande quantité de fragments minéraux, de débris informes et de granulations graisseuses; puis, je distinguai une très belle beggiatoée, que je crois être Beggiatoa pellucida; des filaments ondulés ou courbes, ressemblant à Vibrio serpens, d'autres à Spirillum undula ou encore aux « bacilles courbes des eaux » décrits par J. Héricourt; de longs bacilles rectilignes, des bacilles courts, épais, à extrémités arrondies; enfin, un semis, assez dense sur quelques points, de corpuscules arrondis ou ovoïdes, qui pourraient

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