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CORRESPONDANCE

EAU GRATUITE; ÉGOUTS PAYANTS,

Par M. le Dr F. JOUON,

Professeur à l'École de médecine de Nantes, membre du Conseil municipal.

A M. le Dr Vallin, rédacteur en chef de la Revue d'hygiène et de police sanitaire.

Mon cher ami,

Toujours Nantais par le cœur, les intérêts de votre ville natale ne sauraient vous laisser indifférent. Je vais donc vous mettre au courant d'une grande mesure que la municipalité étudie, et qui, selon la détermination qui sera prise, ou sera l'origine d'un vrai progrès, ou perpétuera les traditions de saleté et d'incurie qu'on nous reproche à bon droit.

L'époque approche où la ville peut racheter la concession du service d'eau, le développer, l'appliquer au nettoyage efficace des habitations, des rues et des égouts, en un mot l'aménager pour le bien public et non pour le profit d'une compagnie financière. Faut-il entrer dans cette voie, ou conserver le statu quo? Évidemment une réforme est urgente. La fange des rues, la vidange insuffisante et infecte, la malpropreté qu'engendre au sein des maisons populeuses la pénurie des eaux, tout cela doit disparaître. L'eau que distribue la Compagnie au prix non modeste de 30 francs l'hectolitre, eau dite filtrée, mais puisée à l'embouchure d'un égout et qu'un repos sommaire a seulement débarrassée de ses dépôts les plus lourds, doit être mise à la portée de toutes les bourses et livrée réellement pure. En somme, la situation est intolérable. L'émotion de tous pendant le récent choléra qui nous a tué 130 personnes a réveillé la vigilance des administrateurs; on sent que Nantes doit enfin saisir l'occasion, et se donner les perfectionnements obtenus par tant d'autres villes.

Je voudrais donc tracer ici les lignes générales de la réforme à faire, et tenant pour connus tous les points établis dans les traités d'hygiène, me limiter aux questions capitales.

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I. SERVICE D'EAU. Quantité. La ville compte 124,000 habitants; mais il convient de se restreindre à la population agglomérée, susceptible de recevoir par canaux l'eau d'un service municipal, ce qui donne 100,000 habitants distribués en 7,000 maisons.

Combien leur faudrait-il d'eau par jour? La réponse est classique; de 150 à 200 litres par tête, et si l'on tient compte de la nécessité pour Nantes de développer sa production industrielle et de prévoir son extension future, ce chiffre serait plutôt dépassé. Je veux dire que le service d'eau devra pouvoir éventuellement donner plus de 20,000 mtères cubes par jour ou 7,300,000 mètres cubes par an.

La répartition du reste pourrait être faite entre la ville et les particuliers suivant cette formule: 1/3 à la première, 2/3 aux seconds, de façon à transformer définitivement en eaux de lavage intus et extra la totalité de ces mètres cubes. Or, nous avons l'assurance à perpétuité de ce quantum et même de quantités indéfiniment supérieures. La Loire, malgré ses vicissitudes, sera toujours, même en été, surabondante pour nos besoins; la seule limite est posée par les frais de puisage et de distribution. Rien n'empêchera donc de prévoir et de disposer le service d'eau dans ces larges proportions; rien n'empêcherait même de les dépasser.

Qualité. La qualité de nos eaux n'est malheureusement pas parfaite. Nulle part, à distance raisonnable, il n'existe de sources assez pures, assez copieuses pour notre consommation. Impossible également de créer comme en pays de montagnes des lacs artificiels par barrages. Les avantages de pureté et d'économie que donne la simple amenée de pareilles eaux nous échappent, et force est bien de puiser au fleuve.

Malgré cela, nous ne sommes pas trop à plaindre, car peu de rivières en France pourraient soutenir comparaison avec la Loire. Blois, Angers, toutes les villes riveraines s'en servent; nous-mêmes depuis trente ans y puisons notre eau de table. Les plaintes et les critiques dont elle est l'objet tiennent exclusivement à l'inconcevable position du tuyau de prise, quai

de Richebourg, à quelques mètres d'un large égout débitant les eaux résiduaires de la manufacture des tabacs, d'un grand cime tière et de tout un quartier populeux. C'est également sur ce quai transformé en latrines publiques que les ouvriers du port versent au fleuve leurs déjections! Bien entendu, cette aberration inexcusable ne peut durer, et l'aspirateur sera transporté quelque part, à l'abri des souillures toujours à craindre dans la traversée d'une grande ville.

La sécurité serait entière à deux lieues en amont, vers Thouaré; les terrains moins chers qu'à Nantes se prêteraient à l'établissement de l'usine et de galeries filtrantes, dédommagement des 4 à 8 kilomètres de tuyaux supplémentaires'.

Acceptables encore seraient plusieurs emplacements de nos îles ou de rives sablonneuses à l'est de la ville, par exemple prairie de Mauves, prairie de la Madeleine, à la condition expresse d'y pratiquer des galeries filtrantes. Celles-ci en effet ont fait leurs preuves. Elles donnent de l'eau très pure el toujours fraîche, propre à la consommation immédiate; on peut les accroitre ou les changer; leur entretien est presque nul. En somme elles sont exemptes des reproches mérités par les filtres industriels qui accumulent dans leurs pores les germes dange reux des eaux. Vu l'expérience favorable des villes voisines je les réclame donc formellement pour Nantes. De cette manière, on le voit, nous serions assurés de donner satisfaction aux exigences de l'hygiène la plus scrupuleuse.

Prix.

Quant au prix de l'eau à Nantes, il est humiliant de penser que nulle part en France elle n'est payée aussi cher; du moins tous les documents que je me suis procurés le démontrent. Voici quelques points de repère:

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1. L'usine d'Angers est à 5 kilomètres, aux Ponts-de-Cé.

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On comprend sans peine qu'avec ce tarif exorbitant, malgré les appels avec primes de la Compagnie, elle n'ait réuni en 30 ans que 5,000 abonnés. Ce chiffre pourrait avec le temps grossir un peu, mais il est certain que le plus petit nombre seulement des Nantais est capable de supporter des prix semblables.

Si l'on veut généraliser, et il le faut absolument, la consommation de l'eau pure, la distribuer généreusement au pauvre comme au riche, développer le goût de la propreté, premier facteur de la santé publique et particulière, le besoin s'impose donc impérieusement de réduire son prix. Mais dans quelle mesure? Faut-il l'abaisser comme en plusieurs villes à 0,05 le mètre cube? Obtiendra-t-on par ce moyen le résultat ambitionné? Cela semble indiscutable au premier abord. Qui pourrait à si bas prix ne pas s'accorder l'eau à profusion, ne pas laver à outrance sa personne, l'évier et les latrines?

Eh bien, qu'on se détrompe. Il n'en est rien; les abonnés restent rares, la consommation parcimonieuse, insuffisante, les grands lavages espérés font défaut. On aurait pu s'y attendre, car c'est une loi constante que l'on économise instinctivement tout ce qui coûte. Quelques centimes pour des lavages que l'on peut à la rigueur éviter, c'est une dépense au bout de l'année et les ménagères y regardent. Le propriétaire qui prévoit des vidanges coûteuses si l'eau coule abondante dans les waterclosets la refuse ou la réduit. En fin de compte, malgré ces prix minimes, on n'emploie l'eau qu'à regret.

Or, si l'on veut pourtant sa consommation large et universelle, si l'on veut assainir par elle les maisons et la cité, il faut oser faire l'indispensable, et, je le proclame hautement, il faut la donner. Oui, la donner à tous, la donner pour rien, la monter jusqu'à la mansarde, la prodiguer à tous les étages, voilà ce que l'hygiène et philanthropie réclament et ce que j'adjure VII. 33

REV. D'HYG.

mes collègues au conseil municipal d'accorder à la Ville de Nantes.

Sans doute c'est une forte innovation, et le tempérament nantais, fait, disent les mauvaises langues, de routine et de chicherie, peut se troubler devant une pareille conception; sans doute aucune ville de France ne nous a donné l'exemple; nos timides concitoyens trembleront peut-être à l'idée de devancer quelqu'un, de faire le premier pas dans une voie nouvelle, mais si la réforme est féconde et possible, pourquoi reculer? Pour ma part j'ai confiance entière dans sa valeur, je la crois réalisable et j'ose promettre à l'administration qui l'entreprendra la reconnaissance de tous en même temps qu'une illustration vraiment démocratique et durable. Je vais en exposer le mécanisme.

Tout d'abord il ne m'en coûte pas d'avouer que cette eau dite gratuite sera toujours en dernière analyse payée par les consommateurs. De gratuit en ce monde je ne connais que l'air atmosphérique. Virre pour rien et vivre d'amour et d'eau claire ne sont pas du tout synonymes. Accordons, si l'on veut, que l'amour se donne, mais pour l'eau claire je vais dire tout à l'heure ce qu'elle coûte. Montée dans nos maisons, elle représente une somme considérable. Or, je voudrais la réduire au prix de revient indispensable et prouver avant tout que cette eau pure, répandue à profusion dorénavant, loin d'être une charge nouvelle pour nos finances, serait une économie des plus importantes sur la dépense d'aujourd'hui.

Voyons donc 1° quelle sera dans mon projet la charge. annuelle; 2° ce que la ville paye à présent pour son eau très insuffisante et douteuse.

Nous voulons, n'est-il pas vrai, 200 litres par personne et par jour; donc pour 100,000 habitants 7,300,000 mètres cubes par an. Combien coùteront-ils ? La réponse est difficile à donner certaine; elle varie suivant que la prise sera près ou loin de la ville, suivant que l'on emploiera pour purifier l'eau des galeries sablonneuses ou des filtres industriels; mais supposant une installation comme à Angers, voici pour la créer de toutes pièces à Nantes le devis de la dépense annuelle1:

1. Le vrai prix de revient est en 1884 de 0,022 à Angers. Au quai d'Austerlitz, à Paris, on élève pour les réservoirs de Charonne et de Gentilly 5 millions de mètres cubes au prix de 0,0225 le mètre cube, mais il est reconnu qu'avec des machines meilleures le prix tomberait à 0f,0185.

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