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moment si critique, si militant, privé le pays, la monarchie, la résistance légale, la direction de l'opinion, la politique et les lettres d'hommes comme Mounier, Lally, Malouet, Montlosier, Portalis, Senac de Meilhan, Rivarol, Mallet du Pan, Chateaubriand, Beaumarchais, l'abbé Delille, le général Mathieu Dumas, le comte de Narbonne, ces deux derniers du moins avec l'excuse de n'avoir désespéré qu'au dernier jour et quand la lutte sembla d'inégale devenue impossible, de femmes comme Mme de Staël, Mme de Genlis.

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Il y a là à plaindre sans doute bien des fatalités, à tenir compte de bien des impossibilités peut-être de faire autrement. Pourtant c'est à ceux qui affrontèrent le péril jusqu'au bout, à ceux qui restèrent, en dépit de la prison et de l'échafaud, ou qui allèrent chercher sur les champs de bataille de la Vendée, à l'heure héroïque, pure de toute souillure étrangère, une mort de soldat, c'est à ceux là que demeurent surtout acquises notre sympathie, notre pitié et quelquefois notre admiration.

Parmi ceux qui partirent, il faut aussi tenir compte de ceux qui revinrent, par nostalgie de cœur, par attrait du foyer même dévasté, par folie de dévouement et de sacrifice, et en dépit du pressentiment du martyre: comme cette douce et intrépide princesse de Lamballe, qui, après avoir fait son testament à Aix-la-Chapelle en 1792, reprenait, malgré les supplications des siens, les objurgations de la reine elle-même, auprès de Marie-Antoinette, le poste désert de l'affection, et se rejetait, comme on la disuadait en vain, de le faire dans la gueule du tigre véritable amie de la reine celle-la, la seule, l'amie des jours de danger, l'amie tombée en première victime du

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prochain holocauste, tandis que Madame de Polignac devait mourir dans son lit, foudroyée de loin par la stérile douleur de la suprême catastrophe, peut-être par le regret et le remords de n'y avoir pas assisté.

Parmi ceux qui partirent et ne revinrent pas, il faut aussi garder une place à part et un rang honoré dans la foule commune à ceux qui du moins n'eurent à se reprocher ni pensée de vengeance, ni illusion de lucre, et ne virent dans leur exil que le droit et le moyen de se faire tuer. Il y eut quelques-uns de ces fous sublimes, de ces héros naïfs. Montlosier en cite un en ces termes :

<< Voici, en ce genre, une première nuance de caractère qui pourra faire quelque impression, si je sais la dessiner, car elle m'a fait une grande impression à moi-même. Il y a un brave homme (je le nommerai M. le comte de Bridge) qui, de Paris où il occupait un poste honorable, quitte tout à coup et ce poste et la France, et qui, sans s'embarrasser des sacrifices et des dangers, va se réunir à l'armée des princes. Si je suis bien informé, il fait la première campagne comme simple soldat, son sac sur le dos, subissant avec joie les peines et les privations attachées à cette situation. Cela ne lui suffit pas ; il en fait une seconde semblable et de la même manière à l'armée de Condé. Cela ne lui suffit pas encore: l'armée de Condé étant licenciée, il entend dire qu'il y a un autre ressemblement armé qui projette d'entrer en France par la Bretagne. Des extrémités de l'Allemagne, il se rend n

aussitôt en Angleterre. Quelle ardeur jusque-là, quelle activité ! Soldat à Quiberon, comme il l'a été à Coblentz, il est fait prisonnier comme ses autres camarades; un décret le condamne; la mort l'attend. Alors de tous côtés des amis s'occupent des moyens de le sauver; mais, pour cela, il faudrait qu'il prenne telle précaution, qu'il implore telle assistance, qu'il emploie tel subterfuge, qu'il gagne tel gardien, enfin qu'il se livre pendant un temps donné à une contention continuelle d'activité et d'efforts. Quand tout cela lui est présenté, et comme imposé, il n'y tient pas : « J'aime mieux, dit-il, mourir en paresseux. » Il mourut, en effet. Ses os, comme ceux de nos autres amis, sont aujourd'hui épars dans les champs de Vannes. Cette homme, paresseux pour lui, ne l'avait pas été pour son roi et sa patrie1. »

1 Montlosier, Mémoires, t. II, p. 246 247.

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Nous l'avons dit: il y en eut quelques-uns comme ceuxlà, héros naïfs, inconscients de leur grandeur et de leur mérite, humbles et obscurs dans un salon, silencieux et contemplatifs sous la tente, ne tenant à être les premiers qu'au feu, ou, comme de Bridge, se battant pour le devoir de se battre et mourant pour le plaisir de mourir. On en vit, portant devant la fusillade suprême le sourire de ces frivoles stoïques qui de la prison de Luxembourg ou des Carmes, allaient à l'échafaud comme à une fête, plaisantant avec le bourreau, et lui disant sur la charrette, comme jadis à leur cocher: « Mène nous bien, et sans trop de cahots; tu auras bon pourboire. »

Après avoir dessiné la physionomie de l'émigré militant, héroïque, plein de foi ingénue, ou se faisant tuer avec le désespoir d'un scepticisme ennuyé, il convient d'esquisser celle de l'émigré, simple fugitif, pacifique, philosophe, vivant péniblement, dans les greniers de Londres, d'un métier manuel, d'un commerce subalterne ou d'un art banal, et après avoir subi pendant des années avec résignation le sort de sa caste et la fatalité de son nom, aspirant au retour dans la patrie et à une modeste retraite, abritée aux ruines du château détruit, ou, ce qui est plus cruel voisine du manoir remis à neuf et habité par un parvenu des biens nationaux.

Ræderer cite une lettre qu'il déclare et qui est en effet très-curieuse, faisant revivre devant nous, en traits caractéristiques, cette figure, qui a aussi son originalité, de l'émigré malgré lui, fort ennuyé de l'exil, et envoyant promener la politique qui lui a rapporté si peu et lui a coûté si cher. Un de ses anciens collègues de l'Assemblée constituante, de ceux qui s'y étaient fait remarquer par

leur loyauté et aussi par leur violence plus militaire que parlementaire, écrivait de Londres à Roederer, en possession de la faveur du premier consul, le 11 avril 1802:

<< Monsieur,

« Nous avons été collègues dans la même assemblée; c'était en 1789 et nous sommes en 1802. Vous étiez dans un parti, moi dans un autre. Vous êtes vainqueur, je suis vaincu et, qui plus est, soumis :

L'univers a cédé; cédons, mon cher Zamore.

« Vous m'avez peut-être vu capable d'un mouvement de colère; je ne l'ai jamais été d'une mauvaise action, je ne l'ai jamais été d'un manque de parole.

J'ai aujourd'hui douze ans de plus. Je les ai passés à faire des portraits, c'est-à-dire à exercer ma patience, en même temps que celle des

autres.

« J'ai une femme à revoir, trois grands enfants à connaître. Toute ma politique est là désormais. Rendez-les-moi et rendez-moi à eux. Faites qu'on me reçoive à Calais et que j'y trouve un ordre qui m'envoie promener en Bourgogne. Ce ne sera pas tout à fait pour moi la Côte-d'Or; mais j'y aurai ma femme, mes enfants, un toit, encore quelques arpents de terre, etje vous jure que vous n'entendrez parler de moi que quand je vous remercierai du bien que vous nous aurez fait à tous. « Vous me demanderez pourquoi j'ai imaginé de m'adresser à vous plutôt qu'à un autre ; c'est, Monsieur, parce que je me rappelle votre figure, que j'entends souvent prononcer votre nom, et que je lis quelquefois vos écrits, quoique je ne sois pas un grand lecteur. Or, j'entends dire, et cela me paraît vrai, que vous parlez un langage de sagesse, de conciliation, d'humanité, de générosité. Par Dieu ! Monsieur, daignez m'appliquer tous ces sentiments-là, car je vous confie que j'ai\ de l'émigration par-dessus la tête. Tirez-m'en, de grâce, faites mon affaire, excusez mon style et éprouvez mon cœur. Salut et respect. « Faucigny. »

« Panton Street, n° 22 Leicester square, London niature painter 1. »

Faucigny, mi

1 M. de Lucinges-Faucigny. Œuvres du comte Roederer, publiées par son fils, t. III, p. 312.

III.

Quelques détails sont maintenant nécessaires sur les documents que nous avons admis dans notre recueil, et ceux que nous en avons exclus.

Sur l'histoire politique et publique, sur l'histoire intime de l'émigration, les témoignages ne manquent pas, et depuis quelques années se sont accrus au point de constituer, à la disposition de l'auteur du récit difinitif un ensemble de matériaux suffisant pour les fondations et la charpente de son édifice.

Mais pour un recueil réduit aux dimensions d'un volume, notre choix n'était pas entièrement libre. Il devait se porter de préférence sur les relations de peu d'étendue, les moins connues et les plus caractéristiques. Il est difficile à un recueil de ce genre de sortir des témoignages anecdotiques; mais c'est avec des anecdotes, qui sont la menue monnaie de l'histoire, qu'on fait l'histoire elle même.

Négligeant donc les documents d'ensemble, de trop d'étendue, tels que le Journal de Suleau, les deux volumes de la Correspondance des émigrés, publiés par ordre du gouvernement conventionnel, les Voyages et aventures des émigrés imprimés en l'an III chez Prudhomme, nous nous en sommes tenus à la série des Mémoires; et dans cette série les limites étroites qui nous étaient imposées nous ont forcés d'écarter les Mémoires de Puisaye.

Le lecteur qui voudra approfondir le sujet, y suivre telle ou telle piste, par exemple celle des négociations

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