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à Turin auprès du roi de Sardaigne, leur oncle, ne tardèrent pas à se réunir à leur auguste père.

Coblentz devint le point central des opérations de ce qu'on appelait alors la contre-révolution. Le marquis de Laqueuille, mon oncle, fut nommé ministre des princes près l'archiduchesse des Pays-Bas, résidante à Bruxelles. Il fut chargé de correspondre avec l'intérieur de la France, de fomenter l'émigration; de recevoir, de cantonner, d'organiser, ensuite d'armer les émigrés, lorsque l'autorisation en fut donnée par les souverains coalisés. A raison de ces grands intérêts de la cause royale qui lui furent confiés par les princes français, Louis XVI daigna lui permettre des relations directes et secrètes avec lui.

Dès que le marquis de Laqueuille eut reçu sa commission, il m'appela auprès de lui. Je fus le joindre dans le mois de juillet 1791.

N'est-ce pas le moment de faire quelques réflexions sur cette combinaison d'État, ce calcul du moment nommé émigration? Mon oncle, plus qu'aucun autre agent des princes, fut spécialement chargé de l'exécution de cette mesure. Il a obéi à l'ordre des princes ses chefs, Louis XVIII alors MoNSIEUR, et de son frère, Monseigneur, comte d'Artois ; il fit des appels à la noblesse française: elle y a répondu, et il a, dès le principe, été en butte aux effets des espérances trompées, des combinaisons déçues, des résultats imprévus : il a tout supporté en silence et s'est répondu à lui-même : « J'ai obéi, j'ai fait mon devoir. »

Pour provoquer cette émigration, indépendamment des moyens que fournissaient les divers systèmes de terreur du gouvernement d'alors, il fallait faire naître des espérances. Chaque courrier apportait au marquis de Laqueuille des bulletins de Coblentz. Les souverains se coalisaient. Leurs troupes se mettaient en marche : on désignait les jours de départ, le nombre et la direction des colonnes, etc, etc. J'ai été envoyé à Ostende, et j'y suis resté six semaines à attendre l'arrivée de la flotte russe portant les contingents de l'armée d'opération que fournissait l'empereur. J'avais ordre d'en

voyer un courrier à Coblentz dès que la flotte serait signalée et de porter moi-même la nouvelle du débarquement, lorsqu'il serait effectué. Je passai ces six semaines une longue-vue à la main; et je quittai Ostende sans avoir rien laissé à l'horizon qui annonçât une flotte russe. Pendant ce temps, on ne manquait pas de dire à Bruxelles: On a envoyé un aide de camp à Ostende pour avertir de l'arrivée des Russes; la nouvelle du départ de la flotte est donc officielle, etc., etc. Cette nouvelle se communiquait à toute l'émigration, qui la répandait en France Vous n'arriverez pas à temps, ajoutaiton dans les correspondances; vous serez déshonorés, si vous ne venez pas; vos enfants ne seront jamais rien; et chacun de se hâter de quitter ses foyers pour accourir dans les rangs de l'honneur. Ainsi qu'à la deuxième croisade, sous Louis VII, on envoyait des quenouilles et des fuseaux aux gentilshommes qui hésitaient à quitter leur manoir pour aller sur le Rhin. On arrivait, on trouvait effectivement de l'honneur, mais pas de rangs formés. De là, les murmures, les mécontentements, et contre qui? Contre l'intermédiaire de la fausseté des cabinets, de la loyauté des princes, abusés eux-mêmes avec les soutiens naturels de la cause royale.

L'émigration n'a pas été, généralement parlant, produite par des impulsions particulières; elle fut le résultat de cette obéissance passive et aveugle envers le Prince, qu'on inculquait jadis dans l'esprit de la jeunesse. Le roi était prisonnier à Paris les princes, alors à Coblentz, parlèrent en son nom. Émigrés les premiers, ils appelèrent à l'émigration les sujets fidèles les accents du vieil honneur français se firent entendre, et vingt-un mille Français, dont douze mille nobles, répondirent à l'appel des petits-fils d'Henri IV, et donnèrent un grand exemple de soumission. C'est sur les pas, c'est à la voix de Louis XVIII, que ces nouveaux croisés ont quitté la France; c'est pour le suivre qu'ils ont abandonné patrie, fortune, famille, bonheur de la vie; c'est à Louis XVIII qu'ils ont fait ces sacrifices. Par leurs soins, par leurs travaux peut-être, le pavillon blanc flotte aux Tuileries: ce sont ces missionnaires de la légitimité, répandus sur la sur

face de la France, qui ont fait connaitre les vertus de nos princes à ces Français, nés depuis la révolution, qui n'avaient que la tradition historique de la famille des Bourbons; ce sont eux qui ont préparé les esprits à la recevoir comme devant être le sauveur de la France. Au jour du succès, de tels services ne peuvent être méconnus! Cependant tous les ministres qui se sont succédé depuis la Restauration ont pris pour devise, Oubli des services, et pour principe de conduite, Ingratitude. Louis, le chef des émigrés, est sur le trône de Louis le Martyr, et la fidélité, le dévouement des émigrés est, sous son règne, un crime irrémissible qu'ils expient par des injustices, par la misère, et on pourrait dire par l'humiliation, suite des outrages dont on les abreuve depuis la Restauration !!!

L'émigration était-elle politique? Cette question serait à résoudre si les événements n'avaient pas démontré à l'évidence la fausseté de cette mesure que l'on croyait conservatrice de la monarchie. S'éloigner du trône pour soutenir le trône, sortir de France pour reconquérir la France, s'enlever son influence pour se servir de cette influence, voilà des fautes impardonnables, et que l'histoire doit juger avec toute sa sévérité. On répond qu'on aurait égorgé tous les nobles. Oui, peut-être, s'ils fussent restés isolés; mais quelle devait être la conduite de la noblesse française dans ce premier moment de troubles et de subversion qui était dirigé particulièrement contre elle? Profiter de l'influence qu'elle avait encore. Il n'est aucun gentilhomme, habitant sa terre, qui n'eût pu disposer d'une masse plus ou moins considérable de ses vassaux qui n'étaient pas encore démoralisés par l'oubli des principes religieux, et qu'on n'avait pas à cette époque attachés à la révolution par le partage des biens de leur seigneur. Encore imbus de ce respect et de cet attachement qui se perpétuaient dans les familles, les vassaux eussent pris, sans aucun doute, eussent soutenu le parti de leurs seigneurs, et chaque province eût pu présenter une opposition armée plus ou moins considérable aux maximes désorganisatrices. Cette force, couvrant la France, eût balancé et même para

lysé les effets des révolutionnaires. Les princes, au lieu de sortir de France, eussent dû se retirer dans différentes provinces, et se mettre à la tête des rassemblements provinciaux. Cette mesure était une guerre civile, il est vrai; mais l'émigration en a-t-elle préservé nos provinces? N'en était-elle pas l'organisation? Une prise d'armes de cette nature eût étouffé la révolution dès son principe, eût sauvé le roi, la monarchie et eût empêché les désastres qui ont assailli la France. L'armée eût été au moins divisée dans sa défection; et si des corps entiers ont quitté la France pour suivre les princes à l'étranger, il est permis de croire qu'une plus grande partie eût accouru au panache de Henri IV, si on l'eût vu flotter sur divers points de la France, que cinq princes, Monsieur, Monseigneur, comte d'Artois, Monseigneur le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien, pouvaient se partager. La décision produit la décision, l'héroïsme amène l'héroïsme. Que de crimes Louis XVI eût épargnés, que de sang il eût empêché de couler, s'il eût défendu sa couronne, et s'il eût préféré la mort sur le champ de bataille à la mort sur un échafaud! Ombre magnanime d'Enghien, ombre des milliers de victimes de la résignation d'un chrétien, sortez de vos tombeaux, et prouvez que cette résignation n'est pas une vertu dans le cœur des rois!

Après avoir montré la noblesse fidèle, depuis le principe de la monarchie jusqu'à l'époque de la révolution, nous la voyons de nos jours digne de la vertu de ses aïeux et toujours guidée par ce mot honneur qui renferme tout pour elle. Cédant à l'impulsion du moment, elle s'élance, sans calculs, vers les rives du Rhin, et se rallie sous l'oriflamme portant pour inscription Dieu et le Roi. Après avoir éprouvé tous les revers de l'infortune, toutes les vicissitudes du malheur, elle revient sur le sol natal, riche d'actions héroïques, mais dépouillée de tous ses biens; elle se présente enfin écartant les passions, et marchant d'un pas ferme vers l'immortalité par l'oubli des sacrifices qu'elle a faits pour le trône. Nous la voyns, guidée par une résignation au-dessus de tout éloge, abandonner non-seulement l'espoir de laisser encore

à ses enfans le champ de ses aïeux, mais encore oublier les droits qu'elle a acquis à l'affection particulière que S. M. porte à ses sujets fidèles, si cette affection peut servir d'aliments à l'envie et à la haine de ses ennemis.

Si l'émigration n'a pas été une mesure politique, ne craignons pas de le répéter: Qu'elle est belle, qu'elle est respectable cette impulsion qui porte une masse d'individus, tous propriétaires, la plupart chefs de famille, jouissant des aisances de la vie, à abandonner tout ce qui constitue les jouissances et le bonheur, pour défendre la monarchie, pour obéir aux ordres des princes qui faisaient un appel à leur fidélité et à leur valeur! L'ambition a pu influer sur le départ de l'homme de cœur, de l'homme comblé des faveurs du monarque et qui devait retrouver à Coblentz les éléments qu'il laissait à Versailles; mais ce gentilhomme de province, inconnu du roi, étranger à tout ce qui émane de ses bontés particulières, qui, après avoir vendu sa récolte, abandonne sa femme, ses enfants, laisse ses plus chers intérêts, et part à pied du fond de la Bretagne, ou du centre des montagnes d'Auvergne pour aller prendre le mousquet et faire en Allemagne le métier de soldat, sans perspective, sans songer à une récompense qui, même étant obtenue, serait toujours hors de proportion avec ses sacrifices: il y a dans ce mouvement ce qu'on appelle le sublime idéal. Pour prix de ce dévouement qu'avez-vous reçu, nobles victime de la fidélité? Dans l'étranger: humiliation, dédains, jalousie, privations de toute espèce; et dans votre patrie, après que l'objet de vos vœux a été rendu à votre amour, vous avez dû donner de nouvelles preuves d'une résignation héroïque, en couvrant du voile de l'oubli le meurtre de vos parents, la spoliation de votre fortune, et jusqu'aux droits que vous avez acquis par vos services à la reconnaissance du monarque. Si l'injustice des hommes vous poursuit, braves émigrés, au moins avezvous la consolation de trouver dans votre âme cette satisfaction, seule récompense qui vous soit accordée, et qui est hors de l'atteinte du pouvoir.

Mais revenons à Bruxelles et aux importants travaux qui

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