Page images
PDF
EPUB

tion des écrits qui lui seraient contraires, parce qu'il ne faut pas discréditer d'avance ce qu'on veut essayer. La suspension paraît un moyen simple et doux, une mesure passagère; quand la loi est faite on interdit la publication, parce qu'il ne faut pas écrire

contre les lois. >>

[ocr errors]

Mais s'il n'existe pas de liberté politique sans la liberté de la presse, il est bien évident qu'il n'existe pas non plus de liberté civile. Les citoyens pourront donc être plongés dans les cachots par les ministres qui voudront leur enlever leurs filles ou leurs femmes, ou qui auront des vengeances particulières à exercer (1), sans qu'il soit possible, à eux, de faire entendre leurs plaintes, et à leurs amis de les en tirer. A qui pourront-ils en effet adresser leurs réclamations? aux députés. Non; car ceux-ci, dont on aura détruit toute l'énergie, se trouveront dans la même position que tous les autres citoyens. Dénoncera-t-on les ministres au public par le moyen des journaux ou des pamphlets? encore moins; car messieurs les censeurs ne permettront jamais qu'on publie des libelles diffamatoires contre leurs excellences.

Ce que je dis de la liberté individuelle, je pourrais le dire des impôts, des emprunts, des réquisitions, enfin de tous les actes arbitraires qui pèsent tant sur les citoyens, mais coûtent si peu aux ministres.

(1) Voyez le Tableau historique des prisons d'Etat en France, sous le règne de Buonaparte; par M. EVE, dit DÉMAILLOT, prisonnier d'Etat pendant dix ans.

Le gouvernement de Napoléon, comme on le sait, a produit sur le Français deux effets entièrement opposés : il a fait contracter à la classe la plus pauvre et la moins éclairée, l'habitude de l'arbitraire et des vexations; il a brisé pour ainsi dire le ressort de toutes les ames faibles; mais il a inspiré aux hommes éclairés et aux ames fortes, une horreur si violente pour les despotes et pour leurs agens, que l'ombre seule de l'arbitraire les épouvante. Que la liberté de

la

presse soit supprimée, bientôt nous pourrons voir se renouveler la plupart des actes tyranniques de l'ancien Gouvernement. Les ministres, sous prétexte d'urgence, pourront lever des impôts et vexer les citoyens de mille manières. Les hommes faibles et ignorans, égarés par les écrivains que le ministère aura salariés, obéiront en silence; mais les hommes éclai rés et courageux, auxquels on aura enlevé la faculté de faire part de leurs lumières à leurs concitoyens, s'indigneront de ces actes de violence, et verront peut-être dans la révolte le seul moyen de les faire cesser. Le Gouvernement aura donc toujours à craindre d'être la victime des vexations commises par ses agens, sans sa participation; parce qu'il les aura toutes sanctionnées d'avance, en enlevant aux citoyens la faculté de s'en plaindre. On dira sans doute que j'exagère les vices des agens principaux du Gouvernement, et l'ignorance d'une partie de la nation; mais la confiance que nons avons dans les ministres actuels est une raison de plus pour prendre des précautions contre les ministres à venir; et si la liberté

[ocr errors]

de la presse nous est ravie par un Sully, devons-nous espérer qu'elle nous sera rendue par un Richelieu? D'ailleurs, ne peut-on pas dire, avec M. le duc de Lévis , que quand on parle de la bassesse des courtisans et de la crédulité du peuple, on reste toujours au-dessous, de la vérité ?

A la destruction de toute liberté, ou, ce qui est la même chose, à l'établissement du despotisme, succéderont la démoralisation, l'ignorance et la barbarie. « L'extrême obéissance, dit Montesquieu suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande : il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir.

« Dans les Etats despotiques, chaque maison est un empire séparé. L'éducation, qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est très-bornée: elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples (1). Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste ; et pour les vertus Aristote ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux esclaves; ce qui bornerait bien l'éducation dans ce gouvernement.

» Et pourquoi l'éducation s'attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur pu

(1) Voilà sans doute pourquoi le ministre de l'intérieur n'affranchit de la censure que les mandemens, les catéchismes et les livres de prières.

blic? S'il aimait l'Etat, il serait tenté de relâcher les ressorts du Gouvernement: s'il ne réussissait pas, il se perdrait; s'il réussissait, il courrait risque de se perdre, lui, le prince et l'empire (1).

» Dans les gouvernemens despotiques, ajoute cet illustre écrivain, tout doit rouler sur deux ou trois idées, il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon et d'allure vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens, et pas davantage (2).

»

On m'objectera sans doute que la France n'a ja mais eu un gouvernement despotique, et que ce qui peut nous arriver de pire, c'est de retourner au point où nous étions avant 1789. Je réponds que ce retour, qui serait déjà un très-grand mal, est impossible; qu'il n'est peut-être pas impossible de faire tomber un peuple éclairé dans l'abrutissement et dans la barbarie, mais qu'il est aussi difficile de le faire revenir au point d'où il est parti, qu'il le serait de faire remonter un fleuve vers sa source; enfin, qu'après toutes les violentes commotions que nous avons éprouvées, il faut que nos chefs ne soient que de simples magistrats soumis aux lois comme nous, ou qu'ils soient aussi absolus que les despotes de l'Asie.

Sous nos anciens gouvernemens, il existait un grand nombre d'institutions qui ne devaient leur

(1) Esprit des lois, liv. Iv, chap. 3.

(2) Id., liv. 5, chap. 14.

origine qu'à l'ignorance, et qui ne se maintenaient que par l'habitude et par les préjugés qu'on avait reçus en naissant. Le clergé et la noblesse avaient une force et un éclat qu'ils ne sauraient plus acquérir; parce que, s'il est possible d'établir de nouveaux préjugés, il ne l'est pas de faire revivre des préjugés détruits. Cette force, il est vrai, pesait beaucoup sur la nation; mais comme tout mal doit être considéré comme un bien dès qu'il en arrête un plus grand et que le pire de tous les maux est le despotisme, il est clair que tous les corps qui en arrêtaient le progrès avaient une utilité bien réelle. D'un autre côté, la religion, qu'on poussait quelquefois jusqu'au fanatisme, donnait aux ames une énergie qui, quoique mal dirigée, servait encore de barrière au pouvoir arbitraire; l'amour, ou plutôt la passion des ouvrages philosophiques qui succéda à l'esprit religieux, vint y mettre de nouvelles entraves; enfin l'art de tromper et d'opprimer les peuples n'était pas arrivé au point de perfection où l'ont conduit nos ministres modernes ; et, à l'exemple du sage Salomon, nos bons rois nous opprimaient encore avec prudence.

a

Mais tout a changé depuis vingt-cinq ans. La noblesse, qui avait déjà perdu sa considération été abolie. On a voulu lui donner une existence nouvelle; mais comme les lois ne commandent pas à l'opinion, le Gouvernement, qui croyait lui rendre son ancienne grandeur, n'a pu lui donner que des cordons et des parchemins. Le clergé, qui s'est en

« PreviousContinue »