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Mais l'état de la France a tellement changé, que la liberté de la presse y est aussi essentielle au maintien de la constitution et du gouvernement, qu'elle serait contraire au maintien du despotisme, s'il était établi.

Les peuples anciens n'eurent j'amais l'idée d'exercer la souveraineté par des représentans. Cette idée ne pouvait pas même naître chez eux; car en se donnant des représentans, ils se seraient donné des maîtres qui les auraient vendus, ou qui, s'ils n'avaient pas voulu les vendre, n'auraient pu exercer aucune influence utile sur les déterminations prises par les chefs de leurs gouvernemens. Aussi voyonsnous qu'ils ont passé constamment de l'état populaire à l'état despotique, sans aucun intermédiaire. Lorsque les Romains, par exemple, eurent perdu la faculté de s'assembler dans les places publiques, ils furent aussi esclaves qu'ils pouvaient l'être; et leur sénát, ni leurs familles patriciennes, n'eurent jamais assez de force pour s'opposer au despotisme des empereurs. Si le peuple avait eu des représentans, il n'en aurait pas été plus avancé ; et son malheur fut tel, que ses meilleurs empereurs ne purent jamais lui rendre une apparence de liberté.

En France, nous avons également éprouvé qu'un sénat, des représentans et une noblesse étaient des institutions impuissantes pour arrêter le pouvoir arbitraire. Quelques-uns ont cru, et d'autres ont fait semblant de croire qu'il fallait attribuer tous nos malheurs aux vices ou aux faiblesses des membres des premiers corps de l'Etat. Je ne veux pas

dire que ces causes n'y sont pas entrées pour beaucoup; mais quand le sénat n'aurait été composé que des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de la France; quand ils auraient tous été des G... ou des L..., je crois que les choses n'en seraient pas allées différemment. Que peuvent en effet deux ou trois cents hommes, contre celui qui tient sous sa main tous les trésors et toutes les armées de l'Etat, et qui peut les faire calomnier par ses agens sur tous les points de son vaste empire, sans qu'ils aient, la faculté de répondre? Si le sénat avait d'abord opposé de la résistance, le gouvernement se serait arrêté: il aurait ensuite fait calomnier sour dement les sénateurs, les journaux nous auraient bientôt prouvé qu'ils étaient inutiles; l'empereur aurait fait quelqu'acte agréable à la nation, et le lendemain il aurait dissous le sénat et le corps législatif, sans le moindre obstacle, en nous déclarant que son conseil d'état était plus que suffisant pour faire respecter les lois. Que si le sénat avait résisté à sa dissolution, les agens de la police auraient décou vert une conspiration dans laquelle il aurait été prouvé que les sénateurs avaient participé; et, par grace singulière, l'auguste monarque les aurait fait déporter; ce qui aurait été un nouveau sujet de félicitations de la part de tous nos faiseurs d'adresses.

Mais, dira-t-on, si le sénat, le corps législatif et la noblesse n'ont pu défendre la liberté de la Nation, quels seront les moyens que l'on emploiera désormais? Il n'en est qu'un; c'est, de mettre les corps

représentans sous les yeux et sous la sauve-garde du peuple; il faut que tous les citoyens connaissent presqu'en même temps ce qui se passe dans le sein des assemblées publiques, et qu'ils entendent les orateurs à la tribune, comme les Romains les entendaient au Forum; il faut qu'ils connaissent les représentans qui les trahissent, et ceux qui remplissent leurs devoirs ; il faut enfin qu'ils sachent si les lois sont librement discutées et adoptées par l'assemblée. Or, les journaux sont la seule voie par laquelle les citoyens puissent acquérir promptement et simultanément cette connaissance.

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Il faut donc que les corps réprésentans jouissent de la liberté de la presse, dira-t-on; mais cela ne prouve pas que tous les citoyens doivent en jouir: je réponds que si tous les citoyens n'en jouissent pas, rien ne peut garantir à la nation qu'elle n'est point trompée ; et si elle n'a point cette garantie, elle reste indifférente à tout ce qui se fait dans les assemblées. Dès qu'un individu ou un corps a seul le droit d'écrire, ce qu'il écrit perd toute sa force, parce que, personne ne pouvant dire le contraire, il n'y a au cun moyen de s'assurer de la vérité. Détruisez les journaux ou mettez-les dans les mains du gouver nement, et vous dépouillez les corps représentans de toute leur force; c'est envain qu'ils ouvriront au public le lieu de leurs séances, ils n'auront jamais plus de la cent millième partie des citoyens pour témoins de leurs débats ; et le gouvernement pourra tromper facilement tous les autres.

Supposons que la presse eût été libre lorsque Buonaparte voulut se faire déférer le consulat à vie, je suis persuadé que des écrivains, aussi recommandables par leurs vertus que par leurs lumières, se seraient élevés avec tant de force contre cette dange reuse magistrature, que les Français n'auraient jamais osé la déférer à l'ambitieux qui la demandait. Ce que je dis du consulat, je pourrais le dire de l'empire, de la noblesse héréditaire, et de tant d'autres actes qui ont passé sans obstacle, parce qu'il n'était permis à personne d'en faire sentir le vice ou le ridicule. Mais pour nous rapprocher un peu plus des évènemens actuels, supposons que la liberté de la presse eût existé à l'époque où le corps législatif tint sa dernière session, et que ses séances eussent été publiques; il est certain que la nation se serait prononcée d'une manière si énergique et si prompte, que l'empereur eût été forcé de déférer à ses vœux. Au lieu de cela, qu'arriva-t-il? que le corps législa tif, qui se battait dans l'ombre, ne fut pas soutenu, je ne dis pas par la France toute entière, mais par la ville de Paris. Il fut donc dissous sans opposition; et si, comme le demandaient, dit-on, quelques ministres de l'empereur, les membres de la commission avaient été mis en jugement et fusillés, on leur aurait à peine accordé une stérile pitié.

Ce qui est arrivé à Paris serait également arrivé à Londres, à Romie et dans tous les pays du monde ; dans tous les pays, parce que, le peuple n'agit que lorsqu'on le met en mouvement. La liberté de la

presse, et surtout la faculté de faire des journaux, est donc aussi nécessaire à notre existence politique, que l'air est nécessaire à la vie. Supprimez cette liberté, et nous serons dans la même position où se trouvaient les Romains après le renversement de la république : nous serons même dans un état pire; car, si les Romains avaient quelques papiers publics, ils n'avaient pas comme nous des gazettes toujours prêtes à les tromper; et Tacite ne nous dit pas, je crois, qu'après l'incendie de Rome tous les magistrats de l'empire aient fait insérer des adresses dans les journaux pour en complimenter Néron, ou que les journalistes aient tenté de démontrer que le démembrement de l'empire par les barbares était une chose très-glorieuse pour les Romains.

La suppression de la liberté de la presse aura donc infailliblement pour effet d'isoler les députés du reste de tous les Français ; et il vaudrait peut-être mieux leur faire tenir leurs séances dans un désert, sous l'empire des baïonnettes, que de les laisser au milieu de Paris, en leur enlevant la faculté de correspondre avec leurs commettans. On veut donc paralyser toute leur énergie, et les mettre à la discrétion du Gouvernement, lorsqu'on leur propose de supprimer la liberté de la presse; on veut encore avoir la faculté de leur proposer des lois iniques ou vexatoires, sans que les citoyens puissent leur en dénontrer l'iniquité, et les éclairer sur les piéges qui leur seront tendus. «Avant que la loi soit faite, dit M. Benjamin de Constant, on suspend la publica

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