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réussi, ma répugnance aurait été mal interprétée ; cette assemblée de citoyens de toutes les classes, nourrie d'inquiétude et de défiance, depuis quatre jours, se livrait aisément au soupçon. M. de Rochechouart, un de mes collègues, et député de Paris, me dit le lendemain que ceux qui étaient autour de lui, et qui n'entendaient pas mon remercîment, disaient, d'un ton plus qu'animé : « Estce qu'il n'accepte pas? >>

»

Avant de se séparer, on a nommé plusieurs électeurs, MM. de La Vigne, du Veyrier, de Leutre, Chignard, des Roches, Boucher, Tassin, Lecouteulx de la Noraie, Ganilh, et le marquis de La Salle, pour rendre compte en détail, aux députés de l'Assemblée nationale, de tout ce qui avait été fait, et concerter avec eux ce qu'il y avait à faire pour la tranquillité de la capitale. Je ne fus point instruit de cette commission ni de la conférence, et je n'y eus, par conséquent, aucune part, quoiqu'à ce moment chef de la ville de Paris; mais le trouble et la précipitation justifient suffisamment

toutes ces omissions.

Au moment où la députation est sortie pour se rendre à Notre-Dame, je ne sais comment j'en ai été séparé. Je me suis trouvé seul avec M. Pitra électeur, qui ne m'a point quitté. Comme je descendais l'escalier de l'Hôtel-de-Ville, je fus abordé par un grand et bel homme, dans un négligé, suite nécessaire des événemens de la veille, qui me dit : « Monsieur, je suis un de ceux qui ont pris la

Bastille, et un des premiers qui aient paru à l'assaut; je vous demande la permission de vous donner le bras. » C'était le brave Hulin que je ne connaissais pas alors, et que la postérité connaîtra (1). J'acceptai en le remerciant, et il voulut bien être le soutien du nouveau maire, comme il avait été le défenseur de la ville de Paris. Je marchai donc entre ces deux citoyens, extrêmement pressé. M. Pitra ordonna à un détachement de Suisses de m'accompagner et de m'ouvrir le passage. M. Pitra m'annonçait aux citoyens, et disait au peuple : « Voilà votre maire; voilà le nouveau maire de Paris; » et il me valut une acclamation générale tout le long de ma route, et l'empressement des citoyens qui voulaient voir et le premier président de l'Assemblée nationale et leur nouveau magistrat, d'autant plus nouveau, d'autant plus cher, qu'il était leur ouvrage. Plusieurs femmes sont sorties de la foule pour l'embrasser; tous criaient : Vive M. Bailly! vive notre maire! Je ne sais s'il y a trop de vanité à rapporter ces faits qui ont eu tout Paris pour témoin; mais, s'il y en a, il faut l'excuser; car l'affection, l'estime et l'empressement publics sont le plus digne, le seul prix des services qu'on s'est efforcé de rendre à la patrie. En passant devant les Enfans-trouvés, un nombre de ces enfans choisis étaient rangés sur les

(1) Aujourd'hui comte et lieutenant-général.

(Note des nouv. édit.)

marches de l'église. Quand ils m'aperçurent, ils me tendirent les bras, leurs innocentes voix se mêlèrent aux acclamations générales; ces voix si pures semblaient ajouter quelque chose de céleste aux bénédictions de la multitude. Je fus profondément ému; je donnai des larmes à ces touchantes victimes, et je traversai la rue pour porter mon offrande à la charité publique; j'aurais voulu les serrer sur mon sein: je me promis bien de m'occuper de l'amélioration de leur sort; mais les troubles ne m'en ont laissé ni le temps, ni le pouvoir, ni les moyens. J'arrivai à Notre-Dame, dans cette espèce de triomphe, le premier dont un citoyen, né dans ce qu'on appelait jadis l'obscurité, ait été honoré. Mais M. Pitra me tenant la main, M. Hulin me soutenant l'autre bras, marchant entre quatre fusiliers, je trouvai qu'au milieu de ce triomphe je ressemblais assez à un homme que l'on conduisait en prison.

Le peuple, assemblé autour de Notre-Dame, au moment de l'entrée et de la sortie des députés, demanda avec instance le rappel de M. Necker.

J'assistai au Te Deum, et je ressortis de NotreDame encore seul, et conduit comme j'avais été amené. On me fit suivre le quai des Orfévres, au lieu de passer par le Pont-au-Change. On me persuada que l'affluence du peuple interceptait le passage, et l'on me fit prendre par le Pont-Neuf. J'en découvris bientôt la raison. Je trouvai, devant Henri IV, une compagnie de grenadiers des gardes

françaises, avec ses canons, et qui salua le maire de Paris par une décharge de mousqueterie. Je fus vivement touché de cette attention de la part de nos généreux défenseurs. Je revins à la Ville, excédé des fatigues de cette longue journée, à la suite d'une nuit passée debout; journée où j'avais été d'ailleurs vivement remué par la joie, la sensibilité et la reconnaissance (1). Mais la journée n'était pas finie pour moi. Aussitôt que les électeurs furent revenus et réunis, je fus obligé de faire le maire : on me fit prendre la présidence de l'Assemblée, ainsi que celle du comité permanent. On nous amena un particulier arrêté à la Bastille, dont il voulait visiter les souterrains. Il était armé de pistolets, et la foule qui l'avait saisi et entraîné à l'Hôtel-de-Ville, était très-irritée. Cet homme a dit se nommer le comte de Saint-Marc, et avoir été envoyé par un district (celui de Saint-Gervais), pour examiner si les souterrains de la Bastille n'avaient pas de communications dangereuses (2). Il n'y avait rien de plus simple à vérifier; il n'y avait qu'à le ramener à son district: mais l'emporte

(1) Le lecteur a pu lire, dans les Mémoires de Dusaulx, le récit des mêmes faits, et les éclaircissemens historiques qui y sont annexés. C'est en comparant ces différentes versions que l'on peut

arriver à la vérité.

(Note des nouv. édit.)

(2) C'est, à ce qu'il paraît, à cette occasion qu'il se forma un corps de volontaires, sous le nom de Volontaires de la Bastille, pour la garde de cette forteresse.

(Note des nouv. édit.)

ment, l'habitude de la défiance n'entendaient rien. Il pensa être la victime de cet emportement. Je le fis passer, et j'allai avec lui, au comité permanent qui se tenait dans la salle des gouverneurs. Là, nous nous entendîmes mieux; nous reconnûmes qu'il n'était nullement coupable; et, pour le sauver, nous le constituâmes prisonnier dans la prison de l'Hôtel-de-Ville, d'où M. de La Fayette le fit sortir le lendemain matin, après avoir laissé le temps de l'oublier. On a pensé que les choses ne se seraient point passées ainsi la veille, et si, aujourd'hui, les esprits n'avaient pas été déjà adoucis par les événemens de la journée.

:

Il y eut ce soir même une sédition à la Salpêtrière le peuple avait enlevé les armes de la garde, et cette garde, sans armes, ne pouvait résister au nombre; nous envoyâmes des ordres à M. Rulhières de s'y transporter. Les inquiétudes étaient toujours très-grandes, tant sur les souterrains où l'on craignait qu'il n'y eût encore de malheureux prisonniers renfermés, et où l'on craignait qu'il n'y eût des communications inconnues avec le dehors de Paris, que sur les carrières qui paraissaient propres à cacher des dépôts de troupes. On avait chargé M. Dufourni, ingénieur, de visiter la Bastille; il avait rapporté que les souterrains n'avaient aucune communication extérieure: on proposa de lui donner pour conducteurs les trois invalides sauvés la veille de la fureur du peuple; et, en effet, ils y furent assez bien déguisés pour n'être pas reconnus.

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