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INTRODUCTION.

TABLEAU DES INSTITUTIONS ET DES MOEURS RELIGIEUSES

AU MOMENT DE LA RÉVOLUTION.

CLERGÉ SÉCULIER.

I. Le département du Doubs, comme toute la FrancheComté, comme la France entière, présentait, au moment de la révolution, l'ensemble le plus imposant et le plus complet d'institutions religieuses que quinze siècles de foi et de piété aient pu accumuler dans une contrée chrétienne. Au premier rang brillait le siége métropolitain de Besançon, fondé dès les premiers temps de l'Eglise par des martyrs, rempli pendant cinq siècles par des saints, et qui n'avait pas, sans préjudice, échangé leur blanche auréole, au moyen âge, contre une des couronnes princières de la féodalité. Resté jusqu'en 1789 l'apanage exclusif de la haute noblesse, il avait peut-être trouvé moins d'éclat que de danger dans cette association opulente, mais sans cesser toutefois d'offrir au monde incomparablement plus de vertus que de scandales, et d'attacher au nom de ses pontifes, même les moins dignes, la mémoire de quelque bienfait. Les évêques de Besançon, dont le titre archiepiscopal se trouve déjà inscrit dans le testament de Charlemagne, n'avaient jamais reconnu aucun primat et relevaient directement du saint-siége. Leur juridiction métropolitaine s'étendait sur les évêchés de Lausanne, de Bâle et de Belley, et leur immense diocèse, qui comprenait presque toute la Franche-Comté, avec quelques parties de la Lorraine, de la Champagne, de la Bourgogne et de l'Alsace, comptait dix-sept chapitres de chanoines, vingt-deux abbayes

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d'hommes et dix-sept de filles, cinquante prieurés et plus de douze cents paroisses ou succursales, sans compter une foule de chapelles, d'ermitages et d'établissements consacrés à la piété, à l'éducation ou à la bienfaisance. Dix vicaires généraux, ayant à leur tête un évêque auxiliaire, secondaient le prélat dans cette vaste administration.

Souverains temporels de Besançon pendant près de six cents ans, et admis, à ce titre, au nombre des princes de l'empire d'Allemagne, les archevêques n'avaient gardé, après la conquête de la Franche-Comté par Louis XIV, que le titre et les insignes de cette dignité étrangère, et sur les confins du Porentruy un Etat indépendant, si exigu qu'il ne comprenait pas même en entier la bourgade de Mandeure. Cependant, le culte des souvenirs avait perpétué une ombre de leur ancienne cour souveraine. Le prince-archevêque avait encore six grands officiers de sa couronne : le marquis de Choiseul, grand maréchal; le marquis de Saône, grand veneur; le prince de Bauffremont, grand chambellan; le marquis de Serrières, grand pannetier; le marquis de LezayMarnésia, grand échanson, et M. de Rans, grand chambrier. Mais ces innocents vestiges du passé ne subsistaient plus que comme un témoignage du respect traditionnel de la plus haute noblesse pour nos pontifes, et tous ces grands dignitaires ne figuraient guère que dans les almanachs.

Au cardinal de Choiseul, prélat éclairé, régulier, à qui l'on ne put reprocher que ses goûts fastueux, son train presque royal, et près d'un million d'aujourd'hui dépensé au château de Gy en bâtiments et en jardins qui ne lui survécurent guère, avait succédé un évêque des temps apostoliques, étranger aux vices de sa caste et de son siècle, un homme dont la vertu aimable était aussi propre à honorer la religion qu'à la faire bénir, et qui allait tomber, comme Louis XVI, victime parfaitement innocente des fautes d'autrui.

Né au château de la Roque, dans la Guyenne, le 10 août 1725, et allié aux premières familles de France, M. Raymond de Durfort était arrivé à l'épiscopat à un âge qui prouvait que l'ambition et la faveur avaient eu une part moins qu'or

dinaire à son élévation. Il avait été sacré évêque d'Avranches le 8 septembre 1764, et transféré à Montpellier en 1766; il fut nommé archevêque de Besançon en 1774, peutêtre à la demande de son parent, le maréchal duc de Duras, alors gouverneur de Franche-Comté. Cette dernière promotion était d'autant plus honorable pour celui qui en était l'objet, qu'en l'acceptant il quittait un siége très riche, et n'avait à attendre à Besançon qu'une résidence moins agréable, avec beaucoup plus de charges et beaucoup moins de

revenus.

Le fond du caractère de M. de Durfort était une bonté sans bornes, unie à une exquise simplicité. Il vivait en famille avec les employés ecclésiastiques et laïques de sa maison, partageant sa table avec eux, et même avec les officiers les plus pauvres de la garnison. Tous les jours de l'année, il y avait une douzaine de couverts réservés pour ces derniers, et telle était la condescendance du bon archevêque, qu'il avait soin de leur faire servir des aliments gras les jours d'abstinence où l'usage en était permis aux militaires, pendant qu'il faisait maigre à leurs côtés. En toutes choses, il se contentait de fort peu pour lui-même, ne voulait pas qu'on pressât trop ses fermiers, quoi qu'il fut plus d'une fois à court d'argent; et, pendant les deux dernières années de son épiscopat, la révolution, qui s'était emparée de ses revenus, oublia complétement de lui payer le traitement destiné à l'indemniser, sans qu'il songeât à formuler la moindre réclamation ni à élever la moindre plainte. Il mourut même sans en avoir reçu un seul à-compte.

A une époque où le luxe des appartements était poussé à la fureur, il avait meublé son palais avec l'abondance que commandait une large hospitalité, mais avec une simplicité toute bourgeoise. L'estimation totale que l'on fit de son mobilier après sa mort ne monta pas à dix-huit mille livres en assignats. En compensation, ses largesses étaient celles d'un prince, et toutes les fois qu'il officiait pontificalement, c'est-à-dire à toutes les fêtes solennelles de l'Eglise, les pauvres de la ville, rangés sur son passage depuis la porte de son palais jusqu'à celle de la cathédrale, recevaient, des

mains des serviteurs qui le précédaient, chargés de grandes bourses remplies de monnaie d'argent, une distribution qu'on n'évaluait pas à moins de mille livres chacune.

Les peines de ses diocésains les plus éloignés étaient vraiment devenues les siennes, et en feuilletant la collection de ses mandements, ce qu'on rencontre le plus souvent, ce sont de touchants appels en faveur des victimes des incendies, des inondations, des grêles et autres calamités de la campagne.

Il était d'un accueil facile pour tous les humbles et les petits. Cette forme, la plus délicieuse peut-être et la plus goûtée de la charité des grands, était d'autant plus agréable au peuple, qu'il s'était senti plus gêné par les barrières peu évangéliques qu'une étiquette de cour avait trop souvent dressées entre ses nobles archevêques et les prêtres euxmêmes. Un autre trait non moins délicat de la bonté de M. de Durfort était l'empressement qu'il mettait à se rendre partout où sa présence pouvait apporter de l'honneur ou du plaisir c'est ainsi qu'il venait fidèlement chaque année présider la distribution des prix du collége de la ville, et baiser paternellement au front ces fils de marchands et de procureurs, qui en étaient certes bien glorieux alors, mais qui, éclairés par une triste philosophie, devaient, quelques années après, s'en laver en chassant de sa demeure l'auguste vieillard.

Mais surtout personne ne s'acquittait avec plus de grâce que lui de cette bienfaisance spéciale qui est à la fois l'heureux privilége des grandes positions et la ressource des grandes infortunes. Un gentilhomme estimable, M. de Courcelles, s'étant trouvé réduit à la gêne et forcé de cacher ses revers loin des villes, M. de Durfort lui abandonna la jouissance gratuite de tout son château de Mandeure. Ce gentilhomme en resta paisible possesseur, avec sa famille, pendant de longues années, et il n'en fut expulsé que par la république.

Le palais épiscopal de Besançon était devenu comme un lieu d'asile. Un peintre poursuivi pour dettes vint un jour y chercher un refuge; M. de Durfort l'y accueillit et l'y garda

avec sa bonté ordinaire, et pour lui faire gagner de l'argent, dont sa femme et ses enfants avaient le plus pressant besoin, il lui commanda une collection de portraits des archevêques de Besançon, dont il se proposait d'orner la salle synodale.

Chaque fois que le prélat payait l'artiste, il divisait la somme en deux parts : « Voilà, disait-il, pour votre famille, et voici pour éteindre votre dette. » Grâce à cette libéralité, unie à une leçon de probité si délicate, la famille du peintre fut sauvée, le créancier payé, et l'archevêché doté d'une collection précieuse, qu'on peut encore y admirer depuis que S. Em. Mr le cardinal Mathieu, par ses actives démarches et ses sacrifices, en a réuni les éléments dispersés.

Du reste, il n'était pas une seule des obligations pastorales à laquelle M. de Durfort ne se montrât tout aussi fidèle. A une époque où nombre de prélats avaient pour ainsi dire transporté à Paris ou à Versailles le siége de leur administration, il demeurait scrupuleusement renfermé dans les murs de Besançon, et n'en sortait guère que pour ses tournées apostoliques. Sa vie était si pure, qu'au milieu d'une société corrompue, où la malignité publique aimait à grossir le nombre des scandales du clergé, et où fort peu de réputations restaient à l'abri de l'injure, jamais on n'osa élever le moindre soupçon sur sa vertu. Elle reçut même un touchant hommage, déposé par la révolution sur son tombeau. En 1793, la famille de M. de Durfort ayant réclamé les meubles qu'il avait laissés à Besançon en quittant la ville, il se trouva qu'une main indiscrète avait mêlé à ce mobilier, sans doute pour les sauver, quelques effets appartenant à un gentilhomme émigré, et entre autres une malle remplie de livres qui auraient été fort déplacés dans la bibliothèque d'un évêque. C'était une belle occasion de scandale; mais tel était le respect unanime que commandait encore sa mémoire, que personne n'osa tirer parti de cette circonstance, et que l'avocat Tonnet put déclarer, sans soulever la moindre réplique, « qu'évidemment ces livres n'avaient jamais appartenu à feu l'archevêque, et qu'il était bien connu de tout le monde pour en avoir ignoré même les titres. >>

Les qualités du cœur, si étendues chez M. de Durfort, ne

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