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> montre debout, un homme a été tué. « Vous entrez dans > le domaine du travail, c'est bien; mais votre clientèle? > Je prendrai celle du voisin. Alors le voisin mourra? Qu'y puis-je ? Si ce n'était lui, ce serait moi. » Voilà > l'histoire de l'industrie aujourd'hui... L'antagonisme uni> versel devient, à son plus haut degré, une véritable > guerre de sauvages (1). » En procédant de la même manière à l'égard de toutes les situations de la vie, M. Blanc découvre et signale partout la concurrence comme une cause de lutte, d'immoralité et de misère.

Ces prémisses font aisément deviner la conclusion. Il faut anéantir la concurrence. « A l'industrie abandonnée aux caprices de l'égoïsme individuel, à cette industrie, mer si féconde en naufrages, il faut dire Tu n'iras pas plus loin (2). » Voilà le but vers lequel l'auteur engage les gouvernements et les peuples à diriger leurs efforts.

Mais comment pourra-t-on atteindre ce but? Comment réussira-t-on à anéantir la concurrence? Selon M. Blanc, rien n'est plus simple. Voici son plan :

Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production, et investi, pour accomplir cette tâche, d'une grande force. Il lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d'ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l'industrie nationale. Il y appellerait, jusqu'à concurrence du capital rassemblé pour l'achat des instruments de travail, des ouvriers qui offriraient des garanties de moralité. Les statuts des ateliers, délibérés et votés par la représentation nationale, auraient force de loi. Le capital primitif serait fourni par l'État, gratuitement et sans intérêt (3).

(1) Voy. Le socialisme, droit au travail, réponse à M. Thiers, p. 24, édit. de Bruxelles.

(2) Organisation du travail, p. 44.

(3) Ibid., p. 117 et 118.

Pour la première année qui suivrait l'établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n'en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s'apprécier l'un l'autre, et tous étant intéressés à rendre le travail productif, la hiérarchie sortirait du principe électif (1).

Quant à la destination des bénéfices annuels, les idées du réformateur ont varié. Dans son livre de l'Organisation du travail, il propose de les diviser en trois parts : l'une serait répartie par portions égales entre tous les membres de l'association; la seconde serait destinée à l'entretien des vieillards, des infirmes, à l'allégement des crises qui pourraient se produire durant la période transitoire; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte qu'elle pût s'étendre indéfiniment (2).

Ce qu'il importe surtout de remarquer dans ce projet de partage, c'est l'idée de répartir par portions égales, entre tous les travailleurs de l'atelier, un tiers des bénéfices annuels. Cette répartition n'est autre chose que l'application rigoureuse du principe de l'égalité du salaire. L'ouvrier laborieux, intelligent et habile sera mis sur la même ligne que le travailleur le plus indolent et le plus maladroit de l'atelier. L'auteur de l'Organisation du travail voit un préjugé odieux dans l'opinion, aujourd'hui généralement ré

(1) Organisation du travail, p. 119.

(2) Ib. Dans les conférences du Luxembourg, M. Blanc a proposé les bases suivantes : un quart pour l'amortissement du capital appartenant au propriétaire avec lequel l'État aurait traité; un quart pour l'établissement d'un fonds de secours destiné aux vieillards, etc.; un quart à partager entre les travailleurs à titre de bénéfice; un quart enfin pour la formation d'un fonds de réserve (Séance du 20 mars 1848; Moniteur du 24).

pandue, l'ouvrier doit être rétribué en proportion de l'activité qu'il a mise au travail, du mérite dont il a fait preuve, des services qu'il a rendus. « Le jour viendra, dit M. Blanc, » où il sera reconnu que celui-là doit plus à ses semblables » qui a reçu de Dieu plus de force ou plus d'intelligence. » Alors il appartiendra au génie, et cela est digne de lui, » de constater son légitime empire, non par l'importance » du tribut qu'il lèvera sur la société, mais par la gran» deur des services qu'il lui rendra. Ce n'est pas à l'iné» galité des droits que l'inégalité des aptitudes doit aboutir, » c'est à l'inégalité des devoirs (1). Ce sera donc dans le témoignage de sa conscience que l'ouvrier, doué d'une aptitude extraordinaire, devra chercher une compensation.

M. Blanc avait conservé ce système dans les dix ou douze éditions de son livre, et il l'avait de nouveau présenté et défendu dans les premières conférences du Luxembourg. Il l'abandonna brusquement, le 3 avril 1848, dans un discours adressé, au milieu d'un tonnerre d'applaudissements, aux délégués des corporations ouvrières de Paris. Le principe de l'égalité du salaire, exalté jusque-là comme le dernier terme du progrès, y fut présenté comme une simple formule transitoire, comme une transaction entre une proportionnalité fausse et une proportionnalité vraie.

(1) Organisation du travail, p. 133. - Dans les conférences du Luxembourg, M. Blanc a produit un nouvel argument en faveur de l'égalité des salaires : « Nous ajouterons, dit-il, en faveur du système de l'égalité dans >> la rétribution, cette considération, décisive à nos yeux l'élection de>> vant seule désigner, parmi les travailleurs associés, les directeurs des >> travaux, l'égalité du salaire prévient les candidatures que susciterait » la convoitise dans le système d'inégalité. La capacité, alors, recher>> chera seule des devoirs plus difficiles: toute ambition sordide sera » écartée d'avance, et le déclassement des aptitudes sera prévenu. » (Séance du 20 mars, Moniteur du 24 ).

T. II.

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Cette fois, la seule formule conforme au principe supérieur de justice était celle-ci : le travail selon les aptitudes et les forces, la rétribution selon les besoins (1).

Nous verrons plus loin que cette modification, quelque grave qu'elle soit, n'est pas de nature à donner à la conception de l'ex-membre du gouvernement provisoire les éléments de viabilité qui lui manquent. Contentons-nous, pour le moment, de constater le fait, et voyons de quelle manière l'atelier social devrait contribuer à l'anéantissement de la concurrence.

Dans toute industrie importante, les ateliers sociaux feraient une concurrence écrasante à ceux de l'industrie privée, afin de les forcer à venir s'absorber dans leur sein. Selon

(1) V. Le Moniteur français du 7 avril 1848. C'est à l'occasion de ce revirement dans les idées de M. Blanc que M. Michel Chevalier disait, dans sa cinquième lettre sur l'organisation du travail : « De 1814 à 1830, >> nous avons eu une religion de l'État; c'était du moins toujours la » même. Maintenant que nous sommes dans le mouvement, il y aura >> une doctrine sociale de l'État; mais nous en changerons, à ce qu'il » paraît, toutes les six semaines. >>

Quoi qu'il en soit, voici les paroles de M. Blanc :

<< A Dieu ne plaise que nous considérions l'égalité, des salaires comme >> réalisant d'une manière complète le principe de la justice! Nous avons » donné tout à l'heure la vraie formule que chacun produise selon son » aptitude et ses forces, que chacun consomme selon ses besoins; ce qui >> revient à dire que l'égalité juste, c'est la proportionnalité... Aujour >> d'hui, au lieu d'être rétribué selon ses besoins, on est rétribué selon >> ses facultés, et, au lieu de travailler selon ses facultés, on travaille >> selon ses besoins... D'un bout de l'histoire à l'autre a retenti la >> protestation du genre humain contre ce principe: «A chacun selon » sa capacité, » en faveur de ce principe : « A chacun selon ses besoins. » C'est la transformation de la formule saint-simonienne... au profit de la gourmandise!

les prévisions de M. Blanc, la lutte ne serait pas longue, parce que l'atelier social aurait sur tout atelier individuel l'avantage qui résulte de la vie en commun et d'un mode d'organisation où tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. Ainsi, dans toute sphère d'industrie où un atelier social aurait été établi, on verrait bientôt accourir vers cet atelier, à cause des avantages qu'il présenterait aux sociétaires, les travailleurs et les capitalistes de l'industrie particulière. Les premiers seraient reçus à l'atelier social: quant aux seconds, on leur tiendrait le langage suivant : « Vous désirez que l'État prenne > vos établissements et se substitue à vous : l'État y con> sent. Vous serez largement indemnisés. Mais cette indem» nité qui vous est due, ne pouvant être prise sur les res» sources du présent, lesquelles seraient insuffisantes, sera > demandée aux ressources de l'avenir. L'État vous sous> crira des obligations, produisant intérêt, hypothéquées » sur la valeur même des établissements cédés, et rem»boursables par annuités ou par amortissement (1). » Les propriétaires toucheraient donc l'intérêt du capital par eux versé, mais ils ne participeraient aux bénéfices qu'en qualité de travailleurs.

Lorsque le but serait atteint, c'est-à-dire lorsque tous les industriels auraient consenti à se mettre au service de l'État, la représentation nationale s'occuperait d'établir une solidarité réelle entre tous les ateliers d'une même industrie. Dans chaque sphère de travail, il y aurait un atelier central, et tous les autres en relèveraient, en qualité d'ateliers supplémentaires. On déterminerait le prix de revient; on fixerait, eu égard à la situation du monde industriel, le chiffre du bénéfice licite au-dessus du prix de revient,

(1) Réponse à M. Thiers, p. 26, édit. belge de 1848.

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