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il avait mis son talent et ses forces au service de leur cause, avec un dévouement que ses adversaires ont eu tort de méconnaître; enfin, il avait tracé le plan d'une organisation sociale nouvelle, où les richesses, le pouvoir, l'influence et les honneurs passaient tout entiers, des palais des rois et des hôtels des riches, dans l'atelier et la demeure des travailleurs. Tous ses écrits avaient eu une tendance démocratique et sociale (1). Aussi s'était-il rapidement placé au premier rang des publicistes populaires. A dix-neuf ans, il comptait dans la presse; à vingt-cinq, il était rédacteur en chef; à trente, sa réputation courait le monde; à trente-quatre, il parvint à la plus haute position qu'il pût ambitionner (2).

Aujourd'hui, M. Blanc, compromis dans les événements de mai 1848, a cherché un refuge en Angleterre; mais pas une idée nouvelle n'a été émise depuis son départ, et c'est toujours au livre de l'Organisation du travail qu'il

(1) Tout le monde connaît son Histoire de dix ans et son Histoire de la révolution française.

(2) Nous empruntons cette dernière phrase à un portrait parlementaire que M. Eugène Loudun a publié dans le Correspondant (t. XXIV, liv. II). Le même écrivain décrit la conformation physique de M. Blanc, dans les termes suivants : « Petit et mesquin de taille, il porte dans un » corps de nain une intelligence de géant; elle semble vouloir déborder >> sa courte taille; son visage imberbe et ses yeux à fleur de peau, des » yeux d'oiseau, lui donnent une apparence frêle que dément son éner» gique et måle volonté. Il a l'air d'un enfant parmi les hommes... A >> la tribune, on lui avait d'abord donné un tabouret pour l'élever un » peu. Il jugea que cela était ridicule, et n'en voulut plus. Il s'éloignait » du bord de la tribune, assez pour être vu et ne rien perdre de sa » taille. Il prenait la parole, et il sortait de cette petite poitrine une >> voix tellement forte qu'on en était effrayé; il usait ses poumons dans

>> l'intérêt de son ambition. »

faut avoir recours pour s'initier au système. Analyser cet ouvrage, c'est exposer d'une manière succincte, mais fidèle, les pensées, les projets et les espérances de tous les socialistes qui ont repoussé les avances des phalanstériens et des communistes avoués. En ce moment, comme avant la révolution de février, la doctrine de l'organisation du travail se trouve personnifiée dans M. Blanc.

Au premier abord, le système de l'ex-membre du gouvernement provisoire présente un aspect séduisant. Extirper la misère, moraliser le peuple, empêcher le retour des crises industrielles et commerciales, assurer le travail à tous les bras et le pain à toutes les bouches, répandre l'aisance et le bonheur dans toutes les classes de la société quel beau rêve! quelle conception magnifique! Le monde littéraire fut ému à l'annonce de ces merveilles. On applaudit aux efforts du jeune publiciste; on lut avec ardeur les pages du livre destiné à réaliser le prodige. Mais, hélas! pour les hommes sérieux, l'enthousiasme fut de courte durée. Ils admirèrent le talent de l'écrivain, ils rendirent justice à ses intentions généreuses; mais ils n'allèrent pas au delà. Ils ne virent qu'un mirage trompeur dans ces oasis fortunées que l'auteur montrait du doigt à l'œil avide du travailleur. Bien plus, ils découvrirent un abîme là où M. Blanc croyait avoir trouvé une inépuisable mine de toutes les félicités sociales. Il n'en fut pas de même de la classe ouvrière. Contemplant avec bonheur les tableaux riants qu'on offre à leurs regards; trop ignorants pour découvrir les vices du système, et trop ardents pour se préoccuper des obstacles, un nombre immense d'ouvriers français ont continué à avoir foi dans la parole du maître. Ils attribuent à l'égoïsme de la bourgeoisie les déceptions qu'ils ont éprouvées, et de là cette haine aveugle qui ne semble point près de se calmer.

En ouvrant pour la première fois le livre de l'Organisation du travail, on éprouve quelque peine à bien · saisir l'ensemble de la doctrine. La diversité des industries qu'il s'agit de soumettre à des règles uniformes, et surtout la multitude de problèmes qu'il faut résoudre de manière à obtenir partout une solution identique, contribuent à donner à la théorie une apparence de désordre et d'incohérence qui n'existe pas en réalité. Au fond, le système de M. Blanc, très-homogène, très-bien coordonné, n'est autre chose que la communauté absolue, réalisée à l'aide du despotisme le plus odieux et le plus complet qu'il soit possible d'imaginer.

A l'exemple des socialistes de tous les siècles (1), l'auteur débute par la critique des institutions existantes. Atteint d'une sombre misanthropie, il passe en revue les misères de la société actuelle, et il en trace un tableau empreint d'une exagération révoltante. La misère, la douleur, l'abrutissement, la prostitution, le suicide, l'infanticide, le désespoir et la ruine lui apparaissent à chaque pas, dans toutes les situations et dans toutes les classes. Toutes les institutions sont vicieuses, stériles, immorales. La caisse d'épargne elle-même, cet admirable moyen d'affranchir le peuple en l'élevant à la propriété par la prévoyance, n'a pas échappé aux sarcasmes de M. Blanc. Aux yeux du publiciste, elle présente le danger de placer les ouvriers sous la dépendance du gouvernement, en leur inspirant la crainte de voir s'engloutir dans les hasards d'une révolution un pécule douloureusement amassé. Il ajoute que l'épargne, dans la société actuelle, engendre l'égoïsme, fait concurrence à l'aumône et tarit dans les meilleures natures les sources de la charité. Cet exemple nous dispense d'en

(1) Voy. le chap. VII.

citer d'autres. Il suffit de rappeler que, selon M. Blanc, tout est dégradant et funeste dans le système qui nous régit.

Ne demandez pas à l'auteur si, dans le plus grand nombre de cas, la misère n'est pas le résultat de l'imprévoyance, de la débauche, de l'oubli des préceptes de la religion et de la morale. Ne lui demandez pas surtout si l'homme ne doit pas imputer une large part de ses misères à l'abus qu'il a fait de son libre arbitre. Comme Fourier, Owen et Cabet, comme les socialistes et les communistes de tous les âges, M. Blanc vous répondrait que l'homme naît bon et que la société doit seule répondre de la corruption produite par les résultats du milieu vicieux où elle l'a placé. « Que les hommes naissent pervers, dit-il, je ne > l'oserais prétendre, de peur de blasphémer Dieu. Il me » plaît davantage de croire que l'œuvre de Dieu est bonne, » qu'elle est sainte. Ne soyons pas impies, pour nous ab>soudre de l'avoir gâtée... La misère retient l'intelligence » de l'homme dans la nuit, en renfermant l'éducation dans » de honteuses limites. La misère conseille incessamment » le sacrifice de la dignité personnelle, et toujours elle le > commande. La misère crée une dépendance de condition » à celui qui est indépendant par caractère, de sorte qu'elle >> cache un tourment nouveau dans une vertu, et change » en fiel ce qu'on porte de générosité dans le sang. Si la >> misère engendre la souffrance, elle engendre aussi le » crime. Si elle aboutit à l'hôpital, elle conduit aussi au » bagne (1). Quant à l'abus du libre arbitre, M. Blanc répond que, si la liberté humaine existe dans la rigoureuse acception du mot, de grands philosophes l'ont mise en doute, et que, dans tous les cas, chez le pauvre, elle se trouve étrangement modifiée et comprimée (2).

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(1) Organisation du travail, p. 9 et 61, édit. belge de 1848. (2) Ib., p. 62.

Il est donc nécessaire d'attaquer le mal dans sa source.

S'il faut en croire l'ex-président du Luxembourg, toutes les souffrances matérielles et morales proviennent, sans exception aucune, d'un vice unique : la concurrence. A ses yeux, la concurrence est la boîte de Pandore des temps modernes. La concurrence engendre la misère, la misère produit l'immoralité, et l'immoralité pousse au crime. Ici nous emprunterons un instant les paroles de l'auteur : « Qu'est-ce que la concurrence relativement aux travail» leurs? C'est le travail mis aux enchères. Un entrepreneur » a besoin d'un ouvrier: trois se présentent. « Combien pour » votre travail? - Trois francs j'ai une femme et des en» fants. — Bien. Et vous? - Deux francs et demi je n'ai » pas d'enfants, mais j'ai une femme. A merveille. Et » vous ? - Deux francs me suffisent je suis seul. A vous » donc la préférence. » Que deviendront les deux prolétai> res exclus? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l'es» pérer. Mais s'ils allaient se faire voleurs? Ne craignez » rien, nous avons des gendarmes. Et assassins? Nous » avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son » triomphe n'est que provisoire. Vienne un quatrième tra> vailleur assez robuste pour jeùner de deux jours l'un, la > pente du rabais sera descendue jusqu'au bout: nouveau » paria, nouvelle victime... Qui donc sera assez aveugle » pour ne point voir que, sous l'empire de la concurrence » illimitée, la baisse continue des salaires est un fait né» cessairement général et point du tout exceptionnel (1)?

Mais à côté de l'ouvrier qui lutte contre l'ouvrier, M. Blanc montre le fabricant luttant contre le fabricant. « Comme il » n'y a point de place pour tous, dit-il, là où une fortune » s'élève, une fortune s'est écroulée; là où un homme se

(1) Organisation du travail, p. 43 et 44.

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