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> ressources; j'entends, au contraire, que ce soit dans » la mesure de mon travail; sinon, je cesse de travailler... > Vainement vous me parlez de fraternité et d'amour : » je reste convaincu que vous ne m'aimez guère, et je sens > très-bien que je ne vous aime pas. Votre amitié n'est » que feinte, et si vous m'aimez, c'est par intérêt. Je » demande tout ce qui me revient pourquoi me le refu » sez-vous?... Dévouement! Je nie le dévouement, c'est › du mysticisme. Parlez-moi de doit et d'avoir, seul cri» térium à mes yeux du juste et de l'injuste, du bien et > du mal dans la société. A chacun selon ses œuvres, » d'abord et si, à l'occasion, je suis entraîné à vous se> courir, je le ferai de bonne grâce, mais je ne veux pas > être contraint. Me contraindre au dévouement, c'est > m'assassiner (1). D

Après cette réponse, à la vérité un peu brutale, mais qui rend néanmoins avec fidélité les sentiments qui domineront toujours dans les opérations industrielles et commerciales, M. Proudhon adresse aux socialistes en général la question que nous avons déjà posée à l'école phalanstérienne « Qui vous empêche, dit-il, de vous associer, si » la fraternité suffit? Est-il besoin pour cela d'une per> mission du ministre ou d'une loi des chambres? Un si > touchant spectacle édifierait le monde, et ne compro> mettrait que l'utopie ce dévouement serait-il au-dessus des courages communistes (2)? »

En effet, si, pour fermer les plaies de l'humanité, il suffisait de faire un appel à la fraternité, il y a bien des siècles que toutes les souffrances auraient disparu. Depuis deux mille ans, le christianisme s'est imposé cette noble

(1) Traité des contradictions économiques, t. I, p. 245 et suiv. (2) Ib., t. II, p. 350.

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mission. De siècle en siècle, ses ministres n'ont cessé d'élever la voix en faveur de l'humanité souffrante. Bien plus l'Église a mis la main à l'œuvre, et, partout où il y avait des larmes à essuyer ou des souffrances à partager, ses enfants, accourus en foule, ont sacrifié leurs biens, leur jeunesse, leur santé, leur vie tout entière au bonheur de leurs frères. Et cependant le dévouement et la fraternité réelle n'ont jamais cessé de figurer parmi les attributs des natures privilégiées! Serez-vous, avec votre appel aux jouissances matérielles, plus heureux et plus puissants que le christianisme, avec ses magnifiques promesses qui embrassent à la fois le temps et l'éternité? Le passé n'est pas propre à nous rassurer sur l'avenir. Il y a cinquante ans, le mot de fraternité brillait en lettres d'or sur les murs de la salle ou Fouquier-Tinville demandait et obtenait des hécatombes humaines !

On allègue, à la vérité, que l'éducation rationnelle suffira pour plier les caractères aux exigences de l'égalité absolue. C'est encore une chimère.

Une erreur, commune à toutes les sectes, consiste à croire que l'homme n'est ni bon ni mauvais en naissant, et que ses instincts, ses pensées, ses désirs et ses passions ne sont autre chose que le produit naturel des circonstances extérieures, le résultat fatal du milieu social où il se trouve placé. Nous ne dirons pas que la dégradation de la nature humaine constitue pour le chrétien un article de foi. Nous n'ajouterons pas que la chute originelle se manifeste dans les traditions primitives de tous les peuples; qu'elle est la base des dogmes fondamentaux de toutes les religions du monde ancien. Nous ne dirons pas même, avec Pascal, que, sans la croyance à la chute originelle, l'homme est le plus inexplicable des mystères. Dans un siècle qui aime à se nommer le siècle des lumières,

et que les générations futures appelleront probablement le siècle du demi-savoir et des études superficielles, les enseignements de la religion, de l'histoire et de la philosophie sont peu prisés de ceux à qui il importe surtout de s'adresser. Nous nous bornerons à les prier d'observer les faits, d'écouter les leçons de l'expérience, de consulter leur propre cœur. Non, il n'est pas vrai que l'homme se soumette aveuglément à toutes les impulsions extérieures. Sans doute, les mauvais exemples et les doctrines perverses peuvent corrompre son cœur et égarer son intelligence. Sans doute encore, des exemples salutaires et un enseignement bien dirigé peuvent contribuer, d'une manière efficace, à son amendement moral. Mais en est-il moins vrai que l'homme est enclin au mal dès l'enfance? N'est-il pas incontestable que tous ceux qui s'occupent de l'éducation des enfants ont sans cesse à lutter contre des penchants vicieux? N'est-il pas vrai que, dans une foule de cas, l'éducation la plus morale et la plus intelligente reste stérile (1)? Enfin, n'est-il pas certain que, depuis le berceau jusqu'à la tombe, le riche et le pauvre, le savant et l'ignorant, conservent à des degrés divers les faiblesses de la nature humaine? Hélas! c'est en vain qu'on voudrait nier cette vérité accablante pour tous, la vie est une lutte incessante! Si nous consultons les livres sacrés, nous entendons l'apôtre des Gentils s'écrier avec douleur : « Je me plais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit (2)! » Si nous interrogeons les poëtes, ils nous répondent à leur tour:

(1) Pascal a, peut-être, été un peu loin quand il a dit, dans ses Pensées « L'homme n'est ni ange ni bête; et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête. »>

(2) Ép. aux Romains, VII, 22 et 23.

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Qu'on cesse donc de se faire illusion. L'homme est perfectible, mais cette perfectibilité a des bornes dans l'application. Son âme peut s'élever à des hauteurs encore inconnues, son esprit peut découvrir des horizons nouveaux, mais son cœur sera toujours de chair, le sang ne cessera pas de couler dans ses veines, et ses pieds continueront à fouler la terre. Quoi qu'on fasse, on aura toujours des passions à combattre. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, les utopistes du XIXe siècle méritent les reproches que J.-B. Say adressait à ceux des siècles passés. « Chacun, dit l'économiste célèbre, a cru >> pouvoir remplacer une organisation défectueuse par une > meilleure, sans songer qu'il y a une nature des choses » qui ne dépend en rien de la volonté de l'homme, et » que nous ne saurions régler arbitrairement. » Plus que jamais, cette nature des choses est aujourd'hui perdue de vue (1).

Il faut en dire autant du suffrage universel appliqué à la direction des travaux. Aujourd'hui, le fabricant s'abstient avec soin de choisir ses contre-maîtres parmi les ouvriers paresseux ou incapables. Intéressé, plus que tout autre, à ce que le travail soit actif et fécond, il accorde naturellement son suffrage et sa confiance au plus digne. La justice et l'intérêt personnel se trouvent ainsi d'accord et

(1) La philosophie a longtemps raillé le récit de la Genèse, mais tous les esprits éminents, éclairés par l'expérience, ont fini par ouvrir les yeux. Pour ne citer que deux exemples, M. Thiers, dans son traité De la propriété, et M. Guizot, dans son livre De la démocratie en France, ont écrit d'admirables pages sur l'existence du mal dans le monde.

viennent, en quelque sorte à leur insu, aboutir au même but. Obtiendrait-on un résultat identique si les travailleurs devaient eux-mêmes désigner leurs chefs, à l'aide du suffrage universel? L'homme privé d'expérience peut répondre affirmativement; mais celui qui a vu les travaux industriels de près tiendra un tout autre langage. Les mauvais ouvriers se trouvent et se trouveront toujours en grande majorité; ils forment partout la masse. Confier à ceux-ci le gouvernement de l'atelier, c'est mettre les organisations énergiques, les intelligences élevées, à la merci des travailleurs incapables ou paresseux. A la vérité, il se peut que, oubliant un instant leur jalousie et leurs rancunes, ceux-ci accordent leur suffrage au plus digne; mais quel en serait le résultat? Ou le chef s'abstiendrait d'user de son autorité précaire, et dans ce cas sa présence serait aussi inutile que celle du membre le plus ignare de l'atelier; ou bien, prenant sa mission au sérieux, il s'empresserait de faire entendre à ses électeurs le sévère langage du devoir, et dans ce cas son autorité n'existerait certainement plus à la fin de la semaine. Qu'on se donne la peine de relire l'anecdote que nous avons empruntée à M. Thiers (1), et l'on sera pleinement convaincu.

Quant à l'intérêt collectif, nous avons déjà dit et prouvé qu'il ne peut être pris au sérieux. Les masses ne se contentent pas d'une abstraction. Pour combattre la paresse naturelle de l'homme, il faut des stimulants sensibles, et l'intérêt collectif n'a pas cette qualité essentielle (2). Le communisme n'est pas né d'hier. Depuis près de trente siècles quelques sectaires zélés ont essayé, à des époques plus ou moins rapprochées, de mettre ses maximes en

(1) Voy. ci-dessus, p. 107. (2) Ibid., p. 110 et 111.

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