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reusement, ce régime n'est pas nouveau; il existe déjà dans quelques lieux, à la vérité peu fréquentés : c'est le régime... du bagne!

Oui, nous ne rétractons pas cette expression, c'est le régime du bagne! C'est la condamnation de tout un peuple aux travaux forcés à perpétuité!

Aujourd'hui, la liberté existe pour tout le monde. Le patron remplace l'ouvrier paresseux ou corrompu. L'ouvrier quitte le patron qui ne lui convient pas, et, s'il est probe, laborieux et habile, tous les ateliers lui sont ouverts. Le propriétaire, ami du repos, jouit en paix du fruit de ses travaux ou des produits du patrimoine de ses pères. Le savant, dont les membres débiles ou peu exercés sont impropres au travail matériel, s'élance avec ardeur dans les régions inexplorées de la science. Les aptitudes se classent, les vocations se manifestent, les professions se groupent, et la liberté, bien mieux que l'attraction de Fourier, produit l'harmonie universelle.

Voilà ce qu'il s'agit d'anéantir! Au lieu de cette liberté que nous venons d'esquisser, et qui, dans l'ordre matériel, a produit tout ce qu'il y a de grand et de beau sur la terre, nous aurons le despotisme de l'État. Le gouvernement exercera une dictature universelle. Dictature dans la vie sociale, dictature dans la vie privée, dictature dans l'industrie, dans le commerce et les arts, dictature dans le domaine de la pensée, dictature en toutes choses et dans toutes les situations de la vie : voilà le lot que destinent à l'État ces novateurs philanthropes, qui tous à l'envi font briller le mot de liberté sur leurs bannières! S'il est possible d'imaginer un despotisme plus épouvantable, une tyrannie plus odieuse et plus abrutissante, nous ne comprenons plus rien à la langue.

Encore si, en se soumettant à ce despotisme avilissant,

!

on était assuré d'obtenir un travail plus fécond que celui qui trouve son stimulant dans l'intérêt personnel. Mais on sait ce que vaut le travail de l'esclave! Au moment où l'Empire romain, malgré sa grandeur apparente, chancelait déjà sous les attaques incessantes des Barbares, une foule de patriciens possédaient des domaines plus vastes que des provinces. Là vivaient une multitude d'hommes, moitié libres, moitié esclaves, nourris, logés et vêtus aux dépens du maître dont ils cultivaient les terres. Or, comment travaillaient-ils? Pline a eu soin de nous l'apprendre. Les travaux, dit-il, étaient exécutés sans vigueur, comme tout ce qui se fait par des hommes privés de l'espoir d'améliorer leur sort personnel: Coli rura ab ergastulis pessimum est, ut quidquid agitur a desperantibus (1). Depuis deux mille ans, l'expérience n'a pas cessé de confirmer l'opinion de l'auteur latin.

Vous oubliez, dira-t-on, la fraternité, la toute-puissance de l'éducation rationnelle, le suffrage universel et l'intérêt collectif. Examinons tous ces remèdes.

La fraternité, l'amour, la charité, la vertu, seraient des mobiles tout-puissants, en même temps que des guides infaillibles, chez un peuple... d'anges. Mais ferez-vous régner la fraternité parmi les hommes? Arracherez-vous l'égoïsme de tous les cœurs, l'orgueil de toutes les intelligences? Là est toute la question. Exalter la puissance de la fraternité, célébrer les délices et les bienfaits de l'amour désintéressé, adresser des appels passionnés à la vertu, tout cela n'est pas répondre aux objections. Dans son dernier ouvrage, M. Considérant a eu raison de dire que celui qui invoque la fraternité n'a résolu aucun pro> blème, puisqu'il s'agit précisément de trouver les moyens

(1) Hist. nat., lib. XVIII, c. VII.

> positifs et pratiques de la faire régner. Possédezvous ce secret? Oh! alors, empressez-vous de le divul guer, et surtout hâtez-vous de le mettre en pratique. Vos chefs se faisaient une guerre acharnée, jusque sur la sellette des cours d'assises, jusque dans les cachots du gouvernement; les colonnes de vos journaux regorgeaient de colère et de fiel; vos soldats avaient sans cesse l'insulte et la menace sur les lèvres; vos adeptes, divisés en vingt armées hostiles, se témoignaient réciproquement le mépris le plus profond, le dédain le plus superbe; aujourd'hui encore, partout où l'on rencontre trois socialistes, on est à peu près certain de trouver trois opinions, trois doctrines, trois forces en guerre. Et cependant il ne s'agit encore que de démolir ce qui a été édifié par les générations passées! Que sera-ce donc quand il s'agira de se mettre à l'œuvre, de sacrifier ses goûts, de se soumettre à une discipline sévère, de prodiguer ses forces personnelles dans l'intérêt de la communauté? Quel spectacle présenterez-vous le jour où il faudra partager les bénéfices ? — Hâtez-vous donc de faire régner la fraternité sous vos bannières. Apôtres de la charité régénérée, commencez par la mettre en œuvre; prophètes de l'amour désintéressé, sortez des nuages de la théorie, et pratiquez vos préceptes; champions de la concorde et de la vertu, oubliez vos rancunes, vos prétentions, vos querelles journalières, votre orgueil et vos haines alors peut-être les hommes sérieux commenceront à croire aux merveilles de la fraternité sociale!

Pascal, avec cette prescience propre au génie, a dit quelque part qu'il y avait un immense danger social à faire voir à l'homme sa grandeur sans sa bassesse. Que dirait l'auteur des Pensées, si, pouvant un instant apparaître au milieu de la société moderne, il avait sous les

yeux le spectacle que nous contemplons? Après avoir atteint ses dernières limites, la flatterie s'est changée en adulation. Le peuple, comme jadis les princes, a trouvé ses courtisans et ses flatteurs. Au lieu de dire à l'homme : -Ton intelligence est le chef-d'œuvre de la création, ton âme est immortelle et libre, mais tu as des passions à combattre, des devoirs à remplir, des vertus à pratiquer, des erreurs à expier, on se prosterne, on épuise » — toutes les formules de la louange, et l'on s'écrie: « Jouis, règne, brise tes freins, repousse les obstacles; tes instincts. sont ta loi, tes passions sont tes guides. Roi de la création, reprends ton empire le mal n'est pas en toi, il est dans les institutions corrompues qui entravent tes pas et compriment ta volonté souveraine ! »

Il n'est pas nécessaire de faire ressortir tout ce que ce langage renferme d'exagération et d'absurdité. Ceux qui le tiennent sont bien coupables, bien aveugles, bien imprudents. Si jamais, par un de ces mouvements imprévus dont notre siècle a déjà vu plus d'un exemple, le pouvoir se trouvait confié à leurs mains débiles, ils chercheraient en vain les moyens de réaliser leurs promesses, et deviendraient inévitablement les premières victimes de la vengeance populaire. Ils apprendraient à leurs dépens que ce n'est pas à l'aide de paroles sonores qu'on gouverne les peuples.

Le croira-t-on? Parmi cette multitude d'écrivains socialistes que la France et l'Allemagne possèdent en ce moment, un seul homme a eu le courage de rappeler ses confrères au respect de la vérité et à l'observation des faits, et cet homme... c'est M. Proudhon. Seul il a réduit à leur valeur réelle toutes ces théories pompeuses basées sur la fraternité universelle.

M. Cabet, pressé de questions importunes, avait fini

par s'écrier, dans les colonnes du journal le Populaire :

« Mon principe, c'est la fraternité;

Ma théorie, c'est la fraternité;
Mon système, c'est la fraternité;

Ma science, c'est la fraternité (1). »

Quelques mois après, M. Proudhon lui répondit dans les termes suivants, qui méritent de fixer l'attention du lecteur sérieux :

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« La fraternité! tel est donc le fait primordial, le grand > fait, naturel et cosmique, physiologique et pathologique, > politique et économique, auquel se rattache, comme > l'effet à sa cause, la communauté... Or, à ce mot de > fraternité, qui dit tant de choses, substituez, avec Platon, » la république, qui ne dit pas moins; ou bien, avec > Fourier, l'attraction, qui dit encore plus; ou bien, avec » M. Michelet, l'amour et l'instinct, qui comprennent tout; » ou bien, avec d'autres, la solidarité, qui rallie tout; ou > bien enfin, avec M. Louis Blanc, la grande force d'initia» tive de l'État, synonyme de là toute-puissance de Dieu, » et vous verrez que toutes ces expressions sont parfaite>ment équivalentes, de sorte que M. Cabet, répondant > du haut du Populaire : « Ma science, c'est la fraternité, › > a parlé pour tout le socialisme... Serait-ce que les uto» pistes trouvent plus aisé de discourir sur ces grands > mots que d'étudier sérieusement les manifestations so»ciales?... Fraternité! Frères tant qu'il vous plaira, pourvu » que je sois le grand frère et vous le petit ; pourvu que » la société, notre mère commune, honore ma progéniture > et mes services, en doublant ma portion. Vous pour» voirez à mes besoins, dites-vous, dans la mesure de vos

(1) Populaire de novembre 1844.

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