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les agents du pouvoir sont invités à créer une épopée de civilisation, et la Gazette officielle s'écrie : « La Nouvelle-Grenade > a reçu les secousses du galvanisme politique et social de l'époque... La liberté s'avance dans sa gloire, les vieux > remparts des restrictions rétrogrades tombent en pous» sière. A l'aspect de leurs bataillons dispersés, les défen» seurs de la cause ultramontaine comprennent leur défaite » et désertent le champ de bataille. Rien n'arrêtera désor> mais le mouvement pacifiquement révolutionnaire qui >> surgit des commotions profondes de l'esprit humain au » dix-neuvième siècle... Le 7 mars 1849, la démocratie › a entonné son Te Deum devant le Dieu du progrès civi» lisateur (1). »

Pour comprendre les discours, les écrits et les actes de ces grands citoyens de Santa-Fé de Bogota, il est nécessaire de faire un pas en arrière.

Les démocrates de l'Amérique espagnole ont une faiblesse qui, avec leur imagination ardente et leur amourpropre excessif, devient une source inépuisable de dangers et de déceptions de toute nature. D'un côté, ils prennent au sérieux les formules sonores de la démagogie européenne; de l'autre, ils croient que l'honneur national exige qu'ils marchent au premier rang dans les voies du progrès illimité ouvertes par la démocratie d'outre-mer. Doués d'une grande facilité de conception, d'une singulière vivacité d'esprit, mais à peu près complétement dépourvus de tact pratique, l'idéal de la perfection consiste, à leurs yeux,.à s'élancer courageusement en avant, sans détourner la tête, sans se préoccuper ni des obstacles qui interceptent la route, ni des précipices qui la bordent. Mille dénominations injurieuses signalent à la haine du peuple les hommes prudents

(1) Voyez les autorités citées à la fin de la section.

qui ont le courage de résister à ces tendances périlleuses; et comme le courage individuel n'est pas le trait distinctif du caractère national, les défenseurs de l'ordre social se retirent, s'isolent ou se divisent, pendant que leurs adversaires, étendant chaque jour le cercle de leurs opérations, redoublent d'audace et importent successivement toutes les traditions révolutionnaires du dix-huitième siècle, mêlées à toutes les doctrines anarchiques de l'époque actuelle (1). C'est surtout au Chili et dans la Nouvelle-Grenade que cette manie d'imiter et d'exagérer les folies de l'autre hémisphère a produit de tristes conséquences.

En 1850, une Société de l'Égalité s'établit à Santiago (Chili). C'était trait pour trait l'organisation de la société des Jacobins de 1792. Un club central donnant l'impulsion, des clubs secondaires propageant et accélérant le mouvement sur tous les points du pays, un auditoire acquis aux coryphées du parti révolutionnaire, des bulletins racontant pompeusement les épisodes des séances, des adresses menaçantes à tous les pouvoirs constitués, des processions pacifiques précédées de bannières où brillaient sur un fond bleu le bonnet rouge et le triangle égalitaire, rien ne manquait à cette exhumation démagogique. L'exhibition de l'ouvrier-orateur, signalant les iniquités du siècle et récla

(1) L'esprit d'imitation exerce une singulière puissance dans l'Amérique du Sud. L'auteur d'une brochure récemment publiée à Bogota en fait l'aveu. « Les Grenadins, dit-il, comme les autres Hispano-Améri>> cains, reçoivent toutes leurs opinions et toutes leurs idées des livres >> français. Ces États réfléchissent pour ainsi dire, comme autant de >> fragments d'un miroir brisé, les lumières bienfaisantes qui brillent en >> France, aussi bien que la flamme sinistre des torches incendiaires qui >> consternent ce pays.» (Ojeada sobre la administracion del siete de marzo, Bogota, 1851. Cité par la Revue des deux mondes, 1852, T. I, p. 648.)

mant sa part des jouissances de la vie, fut la seule innovation qu'on se permît d'apporter aux procédés du célèbre club de la rue Saint-Honoré. Des prolétaires, des Indiens, des esclaves apparurent successivement à la tribune pour protester contre l'exploitation de l'homme et réclamer la fondation de la cité humanitaire.

Le mouvement, d'abord dédaigné, s'étendit avec rapidité et ne tarda pas à devenir redoutable. En présence des conservateurs découragés et désunis, les membres du club de l'Égalité réussirent à pousser leurs chefs sur les siéges de la législature, et bientôt le Congrès vit se produire dans son sein un projet de constitution où le communisme déguisé de M. Louis Blanc s'alliait à l'an-archie de M. Proudhon. Il est inutile d'ajouter que déjà les agitateurs s'étaient procuré des journaux périodiques. Le Progresso et la Barra avaient reçu la mission de vulgariser au Chili les doctrines de l'Humanitaire, du Peuple et de la Vraie République (1).

Les choses étaient en cet état, lorsqu'un jeune socialiste chilien, élevé en Europe, M. Francisco Bilbao, se chargea d'importer à Santiago le soi-disant christianisme de M. Cabet. Initié à toutes les pratiques révolutionnaires, dialecticien habile et exercé, orateur éloquent et infatigable, M. Bilbao réussit à provoquer l'enthousiasme des Amis de l'égalité, en parlant, sur tous les tons de l'hyperbole, du

(1) Déjà en 1849 la révolution de Février avait trouvé des prosélytes et des imitateurs à Santiago. Pendant que des sociétés soi-disant patriotiques, organisées à l'instar des clubs de Paris, vomissaient l'injure et la menace contre les aristocrates, des journaux incendiaires popularisaient les théories les plus absurdes et les plus dangereuses du socialisme. L'une de ces feuilles fraternelles, le Progresso, ne cessait de réclamer la confiscation des propriétés appartenant aux étrangers; elles devaient servir de première mise de fonds pour la réalisation de la vraie vérité républicaine (V. Annuaire des deux mondes, 1850, p. 996).

Christ rédempteur social, du Christ fils du charpentier, du Christ premier-né du prolétaire; le tout accompagné de ces accusations banales contre les pharisiens du dix-neuvième siècle qui fourmillent dans les œuvres de l'école phalanstérienne. M. Bilbao atteignit le suprême degré de la popularité, en écrivant, sur le mode lyrique des Paroles d'un croyant, des opuscules remplis de fiel et de haine qu'il intitulait les Bulletins de l'Esprit, Boletines del Espiritu (1). Son concours valut aux démagogues l'adhésion d'un nombre considérable d'artisans et de commerçants que leurs croyances religieuses avaient retenus jusque-là dans les rangs des conservateurs.

Dans un pays à passions ardentes le dénouement de la crise ne pouvait, tarder. Un démocrate exalté, le général Crux, se mit à la tête de quelques centaines d'aventuriers de tout pays, auxquels se joignirent bientôt les Indiens révoltés de l'Arauco. Il obtint d'abord quelques succès, et ses séides entonnaient déjà l'hymne du triomphe; mais bientôt la discorde se glissa parmi les bandes indisciplinées que l'amour du pillage avait attirées sous ses drapeaux; et pendant que M. Bilbao, arrivé au paroxysme de l'exaltation révolutionnaire, prodiguait ses proclamations hyperboliques, l'armée du gouvernement dispersa les révoltés, ferma les clubs et contraignit les chefs à chercher un refuge au delà des frontières. Un homme justement considéré, M. Manuel Montt, fut aussitôt appelé à la présidence de la république, et le parti des niveleurs, abattu mais toujours redoutable, se vit encore une fois réduit à conspirer dans les sociétés secrètes.

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(1) Revue des deux mondes, 1852, T. I, p. 652. Déjà en décembre 1848, M. Bilbao avait écrit, sous le titre de Sociabilidad chilena, un livre destiné à mettre les théories révolutionnaires à la portée de ses compatriotes.

T. II.

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Une autre république américaine fut moins heureuse. Vaincu au Chili, le socialisme reprit sa revanche dans les provinces colombiennes qui composent aujourd'hui la Nouvelle-Grenade. Depuis le 7 mars 1849, il règne et gouverne à Bogota. Ce que MM. Ledru-Rollin et Mazzini osent à peine avouer à leurs adeptes les plus fervents, le président Hilario Lopez l'enseigne et, qui plus est, le réalise au bord de l'océan pacifique.

L'origine de ce misérable gouvernement est aussi édifiante que curieuse. Le 7 mars 1849, jour fixé pour l'élection présidentielle, les clubistes de Bogota pénétrèrent dans la salle du Congrès et, le poignard à la main, sommèrent les députés d'accorder leurs suffrages à l'élu des démagogues, le général Lopez (1). Étrange début pour un gouvernement qui se vante d'avoir réalisé la vraie république, la république fraternelle et sincère, après laquelle soupirent toujours les démocrates du vieux monde! Il est vrai que, pour ces apôtres de l'idée nouvelle, le socialisme est de droit divin et, par suite, au-dessus des suffrages et des caprices de la majorité. Ils ont emprunté cette théorie commode à leurs frères des bords de la Seine.

Quoi qu'il en soit, M. Lopez a du moins le courage d'avouer hautement ses doctrines et ses vœux; il déploie franchement la bannière du socialisme européen. Dans son message présidentiel du 1 Mars 1851, il réclame l'abolition de toutes les lois qui ont été imaginées pour régulariser l'exercice légitime des libertés constitutionnelles : « Effa> cez, dit-il au Congrès, effacez de nos codes toutes les > restrictions et confiez la conservation de l'ordre au sen

(1) Aucun des candidats n'ayant obtenu la majorité des suffrages, le Congrès avait été appelé, en vertu de la constitution, à choisir parmi ceux qui en avaient réuni le plus grand nombre.

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