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D'ailleurs, si le socialisme est inconnu en Angleterre, à qui donc s'adresse cette littérature socialiste qui, dans sa fécondité et dans ses tendances, n'a rien à envier à la propagande démagogique de la France, de l'Allemagne et de la Suisse? Quelle est sa raison d'être? Où sont ses partisans, ses soutiens, ses lecteurs? Où sont les patrons de cette multitude de publicistes radicaux et communistes qu'on rencontre dans toutes les villes manufacturières, à Londres, à Birmingham, à Manchester, à Glasgow (1)? Non-seulement l'ouvrier anglais achète et lit des livres où la civilisation moderne est présentée sous un jour odieux, où toutes les passions mauvaises sont réhabilitées et glorifiées, où la propriété est sapée dans ses bases, où le capital est appelé à la barre du peuple, où la guerre sociale est prêchée à toutes les pages; mais fait digne d'être médité les publicistes de l'ordre le plus élevé, les romanciers des Wighs, les protégés de l'Église établie, les représentants littéraires du torysme, marchant en corps sur les traces d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, éprouvent

un écrivain démocrate a publié un roman dans lequel il s'attache à peindre trait pour trait les habitudes, les mœurs et les travaux de l'ouvrier anglais (John Drayton, a history of early life and developement of a Liverpool engineer, 2 vol. in-8°, London, Richard Bentley, 1851). Eh bien! cet auteur pousse lui-même un cri d'effroi à l'aspect des ravages que le scepticisme exerce parmi les classes laborieuses. Dans l'atelier où le héros principal du roman fait son apprentissage, il n'y a pas un onvrier pour qui l'Évangile du bon sens n'ait remplacé l'Évangile du Christ.

Ce roman a été analysé dans la Revue des deux mondes, 1851, T. IV. (1) L'un des journaux radicaux, The Leader (le Guide), prêche le communisme avec un talent qui laisse bien loin en arrière les écrits des Icariens et des Babouvistes de France. Son rédacteur, M. Thornton Hunt, est le fils du célèbre publiciste radical Leigh Hunt, le fondateur de l'Examiner.

eux-mêmes le besoin de flatter à l'envi les passions, les instincts et les convoitises de la multitude. Les hospices, les prisons, les lupanars, les bouges les plus infâmes, fournissent les héros du roman, du poëme, du drame. Les enfants trouvés, les voleurs, les vagabonds, les filles perdues, les bohémiens du dix-neuvième siècle, s'y montrent parés de tous les attraits du dévouement méconnu, de tous les charmes de la vertu dédaignée; tandis que la lâcheté, la honte et le crime apparaissent infailliblement sous les traits du prêtre, du propriétaire, de l'industriel, du commerçant. On dit, on repète au peuple qu'il est seul grand, noble, juste et bon. Sans le savoir peut-être, on jette au cœur du pauvre des ferments de vengeance et de haine qui tôt ou tard réclameront un aliment (1).

D'autres indices se révèlent dans les régions élevées de

(1) Tous les partis, toutes les sectes, toutes les écoles apportent leur pierre à cet étrange édifice littéraire. Torys, wighs, radicaux, clergymen, chartistes, peelistes, protectionnistes, free-traders, luttent d'ardeur et de zèle. D'Israëli, l'un des membres du ministère tory, Bulwer, Warren, Mill, Carlyle, Dickens, Thackeray, Crabbe, Shelley, Coleridge, Southey, Wordsworth, miss Martineau, Kingsley, cent autres noms se coudoient dans la mêlée. Avec un peu plus de retenue dans la forme, c'est trait pour trait la littérature de roman et de feuilleton qui distingue les dernières années du règne de Louis Philippe. — Quant aux publications socialistes proprement dites, la transcription des titres des principaux ouvrages en prose et en vers exigerait seule plusieurs pages. On y voit figurer des Vies de Robespierre, de Babœuf et de tous les révolutionnaires célèbres du continent. Le cynisme de Diderot s'y mêle aux ricanements de Voltaire. L'un de ces romans, The Worker and the Dreamer, de R.-H. Horne (London, Colburn, 1851), a été analysé par M. Émile Montégut, dans la Revue des deux mondes, 1851, T. IV, p. 1061. Le roman de M. Horne est l'un des plus modérés; il suffit toutefois pour donner une idée du genre.

la politique. Là aussi se manifeste un travail qui n'est pas moins digne des méditations de l'économiste et de l'homme d'État.

Les partis politiques ont subi une transformation profonde. Depuis la révolution de 1688 jusqu'à l'avénement de la reine Victoria, ils étaient l'expression d'un certain nombre d'idées religieuses et politiques : ils représentent aujourd'hui l'antagonisme des diverses classes de la nation. Jadis les Torys, s'attachant opiniâtrément à la lettre de la constitution, s'efforçaient de maintenir dans leur intégrité les institutions nationales et les priviléges de l'Église établie; les Wighs se contentaient de réclamer une application moins littérale des lois politiques et religieuses, leur ambition se bornait à obtenir quelques concessions dans le sens des idées libérales. Aujourd'hui l'arène parlementaire offre un tout autre aspect. D'un côté se montrent les représentants de la propriété foncière et des priviléges que lui accorde la législation du pays; de l'autre figurent les élus du commerce, de l'industrie, des classes moyennes, coalisés contre les influences et les richesses des descendants de l'aristocratie féodale. Les questions politiques, jadis seules en cause, sont devenues l'accessoire des questions économiques. Encore quelques réformes parlementaires, et le dernier des priviléges de la chambre des lords sera mis en question.

D'ailleurs, un mouvement bien plus important dans son principe, bien plus redoutable dans ses conséquences, doit attirer nos regards. En face des vieux partis fractionnés en deux camps de force égale, le radicalisme a fièrement levé son drapeau. Plus d'un représentant plein de talent, de vigueur et d'audace soutiennent ses intérêts à la chambre des communes; et ceux-ci ne se contentent pas, comme les Wighs, de réclamer quelques améliora

tions de détail, quelques concessions sans importance réelle ils exigent la transformation complète du système politique depuis la base jusqu'au faîte. Enfin, plus bas encore, le Chartisme enrôle dans ses vastes cadres toutes les misères, toutes les haines, toutes les convoitises de la multitude.

Si les détails dans lesquels nous allons entrer ne présagent pas une catastrophe imminente, ils auront du moins pour effet de dissiper bien des illusions.

§ 2. LES PHILANTHROPES SPENCÉENS.

Placards communistes affichés à Londres en 1787.

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Spence, instituteur primaire à Newcastle, lève la bannière du communisme. Il marche sur les traces de Platon et de Morus. Le roman Spensonia. Philanthropes spencéens. Propagande communiste. Intervention de la justice anglaise. Décadence et ruine de la secte.

Dans une belle matinée d'hiver de l'an 1787, les habitants de Londres furent à la fois surpris et effrayés de trouver, sur la base des monuments et au coin de toutes les rues, le placard suivant :

L'association paroissiale dans la terre

est le seul remède efficace

de la détresse et des oppressions du peuple.

Les détenteurs de la terre ne sont PAS LES PROPRIÉTAIRES EN CHEF

Ils ne sont que des INTENDANTS,

CAR LA TERRE EST LA FERME DU PEUPLE.

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Ce ne sont pas les dépenses du gouvernement qui causent la misère,
mais les énormes exactions

de ces INTENDANTS INJUSTES.

Le monopole de la terre est également contraire
à la charité chrétienne, à l'indépendance
et à la moralité de l'homme.

Le produit de la terre appartient à tous,

et combien cependant est misérable la grande massé du peuple.
Il n'est possible de réformer radicalement

la situation du peuple que par l'établissement d'un système fondé
sur l'immuable base de la nature et de la justice.
L'expérience en démontre la nécessité;

LES DROITS DE L'HOMME

l'exigent pour leur conservation.

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A la suite de ce placard, on lisait un avis portant :

« C'est pour obtenir cet important objet et propager la > connaissance du système ci-dessus qu'a été instituée la » Société des Philanthropes. On peut se renseigner plus › amplement sur les principes en suivant un de ses meetings de section, où sont discutés des sujets calculés pour » éclairer l'intelligence humaine, et où l'on se procure aussi > les règlements de la société, contenant le développement > complet du système. Chaque individu est admis sans payer, pourvu qu'il se conduise avec décence. »

Enfin, au bas de la page, se trouvait l'indication des tavernes qui servaient de lieu de réunion, ainsi que du jour et de l'heure des assemblées hebdomadaires.

Qui était le rédacteur de ces placards attentatoires aux droits de la propriété? Qui était l'organisateur de ces meetings de section destinés à éclairer l'intelligence humaine?

C'était un instituteur primaire, nommé Spence, que ses idées extravagantes avaient fait renvoyer de l'école de Newcastle-upon-Tyne.

Spence avait débuté en 1775, par un Mémoire lu devant un club littéraire de Newcastle. Devançant Fourier de trente ans, le jeune pédagogue prétendait reconstituer l'ordre social selon les lois de l'harmonie universelle. «Toute >> chose, disait-il, est fondée sur des principes inaltéra»bles chaque science et chaque art forment un tout » parfait. Il n'y a anarchie que dans la langue et la poli»tique. C'était cette double anarchie que Spence voulait faire disparaître. Quant à la langue, il y remédiait à l'aide d'une orthographe naturelle ou philosophique. Quant à la politique, le maître d'école avait deux moyens tout aussi expéditifs : la confiscation et le communisme.

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Spence avait compté sur des applaudissements; mais

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