Page images
PDF
EPUB

le tableau de la société régénérée qu'ils avaient aperçue dans leurs rêves; ils tracent le plan, étalent les richesses et dévoilent les splendeurs de l'Eldorado qu'ils promettent à l'impatience du prolétaire. M. Proudhon procède d'une tout autre manière. Il invoque quelques principes, plante quelques jalons, lance quelques flèches, et abandonne le reste à l'imagination, aux espérances, aux passions du lecteur.

Tâchons cependant de saisir les idées et le but de M. Proudhon.

Avant d'édifier, l'ami de M. Grün commence par abattre destruam et ædificabo, telle est sa divise.

Si un jour l'humanité adopte les idées de M. Proudhon, elle devra commencer par anéantir trois instruments de tyrannie qui ont toujours été funestes à l'homme, savoir : le capital, le gouvernement et le catholicisme. « Le capital, » dit-il, dont l'analogue, dans l'ordre de la politique, est » le gouvernement, a pour synonyme, dans l'ordre de la » religion, le catholicisme. L'idée économique du capital, » l'idée politique du gouvernement ou de l'autorité, l'idée > théologique de l'Église, sont trois idées identiques et >> réciproquement convertibles attaquer l'une c'est atta» quer l'autre. Ce que le capital fait sur le travail, et » l'État sur la liberté, l'Église l'opère à son tour sur l'in» telligence... La démocratie est l'abolition de tous les pou» voirs, spirituel, temporel, législatif, exécutif, judiciaire » et propriétaire... La véritable forme de gouvernement, » c'est l'an-archie (1)... Plus de partis; plus d'autorité ; » liberté absolue de l'homme et du citoyen (2). »

Voilà les vœux de M. Proudhon nettement exposés par lui-même.

(1) M. Proudhon a l'habitude de diviser ce mot en deux.

(2) Confessions d'un révolutionnaire, p. 20, 24, 131 et 253.

Suivre le réformateur dans toutes les digressions qu'il s'est permises pour justifier ses idées politiques, économiques et religieuses, ce serait nous imposer une tâche incompatible avec la nature et le but de notre travail; nous nous bornerons à exposer succinctement les raisons qu'il a fait valoir pour demander l'anéantissement de la propriété individuelle.

Si nous avons bien compris M. Proudhon, son système anti-propriétaire peut être résumé dans les termes suivants :

La justice est la loi primitive, générale, catégorique de toute société. Elle seule doit présider au règlement des rapports sociaux. Or, la justice distributive consiste essentiellement dans l'égalité. L'égalité absolue des conditions est donc la loi suprême de l'humanité.

La propriété est en contradiction manifeste avec cette loi d'égalité. Elle a pour premier effet d'introduire des conditions privilégiées et des jouissances exceptionnelles. Elle est en opposition avec la justice absolue; elle a sa source dans la violence et la ruse; elle est la religion de la servitude et de la force. L'inégalité et le despotisme sont la conséquence nécessaire de la propriété. « Le propriétaire » est un voleur... C'est Caïn qui tue Abel... C'est un ban» dit, un brigand, un pirate, un écumeur de terre et de >> mer... C'est un vautour qui plane les yeux fixés sur sa » proie, et se tient prêt à fondre sur elle et à la dévorer... » C'est un animal essentiellement libidineux, sans vertu ni › vergogne... C'est un lion qui prend toutes les parts (1)..... »

La propriété est immorale et injuste, par principe et par essence; elle doit disparaître avec les institutions et les lois qui la maintiennent et la protégent. « Le code ci

(1) Qu'est-ce que la propriété (1er mémoire)? p. 147, 157, 160; et Système des contradictions économiques, t. II, p. 309 et suiv.

» vil, qui, en déterminant les droits du propriétaire, n'a > point réservé ceux de la morale, est un code d'immo› ralité; la jurisprudence, cette prétendue science du droit, » qui n'est autre chose que la collection des rubriques pro» priétaires, est immorale. Et la justice, instituée pour » protéger le libre et paisible abus de la propriété; la jus» tice, qui ordonne de prêter main-forte contre ceux qui > voudraient s'opposer à cet abus, qui afflige et marque » d'infamie quiconque est assez osé que de prétendre » réparer les outrages de la propriété, la justice est infâme (1)! »

La propriété doit donc disparaître sous toutes ses formes et avec tous ses accessoires. Plus de fermage ou de loyer. Plus de redevance au capital, sous quelque figure que ce soit. Plus de rente, d'intérêt ou d'escompte. L'usage des terres et des capitaux doit être gratuit.

Voilà la théorie réduite à sa plus simple expression. M. Proudhon, après avoir amoncelé toutes ces ruines, s'occupe de reconstruire l'édifice social sur des bases nouvelles. Entre le communisme qu'il repousse et la propriété qu'il condamne, il a trouvé un terme moyen, la possession. Celle-ci remplacera la propriété, et tout sera dit.

La possession n'aura point les inconvénients de la propriété, parce qu'elle exclura le prêt à intérêt, le loyer et le fermage, c'est-à-dire tous les moyens à l'aide desquels la propriété exerce aujourd'hui sur les travailleurs sa puissance dévorante. D'un autre côté, la possession n'offrira point les désavantages matériels et moraux de la communauté. Elle sera individuelle et pourra, par conséquent, se concilier avec la vie de famille et l'intérêt personnel,

(1) Encore une réminiscence (V. au T. I, p. 286 et 287, l'analyse des Recherches de Brissot).

source de l'activité de l'homme. Chacun possédera un héritage égal. Le possesseur qui travaillera la terre aura tous les fruits de la terre, et ainsi du reste. Il pourra même, à son décès, transmettre sa possession à ses proches et à ses amis. «La liberté, dit M. Proudhon, n'est point con» traire aux droits de succession et de testament: elle se » contente de veiller à ce que l'égalité n'en soit point vio» lée. Optez, nous dit-elle, entre deux héritages, ne cu> mulez jamais. »

Pour une théorie annoncée avec tant de pompe et de bruit, la conclusion est bien insignifiante. Il est vrai que le jour où il sera interdit aux propriétaires de retirer un profit quelconque des terres et des capitaux qu'ils ne font pas valoir par leur travail personnel, les choses mobilières et immobilières auront perdu toute valeur vénale. Les héritages qu'on n'exploitera pas soi-même seront désormais sans utilité, et par suite sans valeur, non-seulement pour leurs propriétaires, mais encore pour tous ceux qui, comme eux, ont déjà un héritage à leur disposition. Ils seront abandonnés sans difficulté à ceux qui s'en trouvent aujourd'hui privés. Pour les capitaux proprement dits, la conséquence sera la même. Mais s'ensuit-il, ainsi que se l'imagine M. Proudhon, que l'application du système aurait pour résultat de fournir à tout homme, gratuitement et sans efforts, les terres et les capitaux qui lui sont nécessaires pour se mettre à l'abri de la misère? En aucune manière. Il faudrait que les richesses nationales fussent assez considérables pour que, en les partageant par tête, chaque copartageant obtînt une portion suffisante pour se mettre désormais à l'abri du besoin. Or, nous prouverons plus loin que les choses ne se trouvent point du tout dans cette situation, et nous fournirons cette preuve à l'aide de chiffres donnés par des hommes dont M. Proudhon ne

sera pas tenté de nier la compétence (1). Opérez aujourd'hui le partage égal des richesses sociales, et demain les classes supérieures, brutalement dépouillées, se trouveront réduites à un état de misère affreuse, sans que le sort des pauvres en éprouve une amélioration quelconque. Sous prétexte de régénérer l'humanité, vous aurez produit la misère universelle (2).

Ce reproche n'est, du reste, pas le seul qu'on doive adresser à la théorie de M. Proudhon. Il s'est contenté de poser un principe général, sans se préoccuper en aucune manière de ses conséquences pratiques. Il s'est prudemment renfermé dans les nuages de la théorie la plus abstraite. On lui a demandé si la possession qu'il entend substituer à la propriété sera ou non susceptible d'aliénation. Si elle est aliénable, a-t-on dit, elle n'est en réalité autre chose que la propriété telle qu'elle existe actuellement, et le prêt à intérêt et le fermage se dissimuleront sous la forme d'un prix de vente; si, au contraire, ainsi que l'exige impérieusement le système de M. Proudhon, elle est inaliénable, cette possession héréditaire n'est autre chose que la propriété mutilée, défigurée, grevée d'une substitution éternelle, c'est-à-dire privée de tous les éléments qui la fécondent et la multiplient (5). Il n'est pas possible, ce nous semble, de sortir de ce dilemme. Dans l'hypothèse d'une possession aliénable, celle-ci pourrait être transmise à autrui, pour un certain nombre d'années, moyennant un prix de vente plus ou moins élevé; et ce prix ne serait évidemment que le total des sommes qu'on perçoit aujourd'hui, par portions plus ou moins considé

[merged small][merged small][merged small][merged small][subsumed][ocr errors]
« PreviousContinue »