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Les détails dans lesquels nous sommes entré permettent au lecteur d'établir un parallèle exact entre le système de M. Owen et celui de M. Cabet (1). Sous le rapport matériel, la doctrine est absolument la même. Il est vrai que M. Cabet veut organiser le communisme avec des villes, tandis que M. Owen préfère de petites communautés de deux à trois mille âmes; il est vrai encore que des différences assez notables se manifestent dans les procédés relatifs à l'organisation politique de la nation; mais ces diversités dans les détails ne suffisent pas pour établir une ligne de démarcation nettement tranchée entre les deux systèmes. M. Cabet en a lui-même fait l'aveu, en disant que la communauté, comme la monarchie, comme » la république, comme un sénat, est susceptible d'une > infinité d'organisations différentes; qu'on peut l'organiser >> avec des villes ou sans villes, etc. (2). » La seule dissidence réelle, profonde, c'est que le communisme icarien laisse subsister le mariage et la famille, tandis que le communisme coopératif enseigne que la famille doit être absorbée dans la communauté. On peut féliciter M. Cabet d'avoir eu le courage de répudier les turpitudes qui souillent les livres d'un grand nombre de novateurs contemporains; mais il est impossible de ne pas l'accuser

ficacité de son système de colonisation, mais il n'appartenait pas à la catégorie des escrocs. Aussi, il faut le dire à son honneur, le réformateur revint en Europe pour faire réformer cette sentence flétrissante. Ses efforts furent couronnés de succès; car, à la suite d'une opposition formée en son nom, le jugement fut annulé par la cour d'appel de Paris, le 26 juillet 1851.

(1) Voy. ci-après la sect. II.

(2) Préface du Voyage en Icarie, p. IV.

d'inconséquence. Le communisme et la famille sont deux institutions, deux principes, deux idées, deux faits, exclusifs l'un de l'autre. La communauté absolue, dans l'ordre matériel, et la promiscuité des sexes, dans l'ordre moral, sont inséparables dans l'application. Depuis le jour où Platon écrivit son livre de la République, tous les communistes de quelque valeur en ont fait l'aveu. Campanella, entre autres, s'écrie dans la Cité du soleil « L'es> prit de propriété ne grandit en nous que parce que >> nous avons une maison, une femme et des enfants en » propre. De là vient l'égoïsme, car pour élever un fils > jusqu'aux dignités et aux richesses, et pour le faire > héritier d'une grande fortune, nous dilapidons le trésor > public, si nous pouvons dominer les autres par notre » richesse et notre puissance; ou bien, si nous sommes » faibles, pauvres et d'une famille obscure, nous deve> nons avares, perfides, hypocrites (1). Il y a beaucoup d'exagération dans ce passage; mais le point de départ, la relation intime et nécessaire entre la famille et la propriété individuelle, est vrai, conforme à la nature, incontestable. Avant l'humanité, la patrie et la nation, l'homme aime sa femme, ses enfants, sa famille. Tous ses efforts, tous ses vœux tendent à procurer à ceux-ci des distinctions et des jouissances exceptionnelles. Il leur donnerait, s'il le pouvait, les biens de la communauté tout entière. M. Cabet a eu tort d'oublier cette vérité incontestable. Il faut prendre l'homme tel qu'il est; bon gré mal gré, il faut tenir compte de sa nature. Les théories les plus riantes, les déclamations les plus pompeuses ne changeront pas l'essence du cœur humain. Il ne suffit pas d'aimer l'humanité, il faut la connaître, a dit

(1) V. Tom. Ier, p. 223 et 224.

un économiste du premier ordre (1). Quoi qu'on fasse, la communauté absolue trouvera toujours dans l'esprit de famille un obstacle insurmontable. Il faut opter entre le communisme et la famille, entre la propriété individuelle et la liberté des amours. Or, l'essai récent de New-Harmony a dévoilé, une fois de plus, les conséquences inévitables de ce dernier régime (2).

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M. Grün, délégué des socialistes allemands, rencontre M. Proudhon. Premiers travaux du réformateur. Il attaque la propriété

individuelle.

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- Il fait la guerre aux communistes, aux phalanstériens et aux partisans de l'organisation du travail. · Il combat le socialisme en masse. Opinions politiques et religieuses de M. Proudhon. Analyse de ses doctrines économiques. Abolition de la rente et du fermage. La propriété remplacée par la possession. La gratuité du crédit. La banque du peuple.— Examen critique du système. -Méthode d'investigation de

M. Proudhon.

En 1845, les socialistes allemands imposèrent à l'un d'eux, M. Charles Grün, la singulière mission d'aller étudier sur place les idées et le caractère des socialistes

(1) Michel Chevalier, Lettres sur l'organisation du travail. (2) Voy. ci-après la sect. II du chap. IX.

(3) Ainsi que je l'ai dit (V. l'Introduction), les doctrines socialistes se fractionnent à l'infini; dix volumes ne suffiraient pas à l'analyse des plans de régénération sociale dont les novateurs français nous ont gratifiés. On peut cependant ramener toutes les théories à trois écoles principales les phalanstériens, les communistes et les partisans de l'organisation égalitaire du travail. Parmi les dissidents, M. Proudhon a seul une valeur propre; c'est pour ce motif que nous lui consacrons un paragraphe spécial.

français. Athée avoué et systématique, non moins que révolutionnaire ardent, M. Grün fut vivement surpris de la modération relative qu'il découvrit dans les discours et les écrits des chefs de l'école française. Les disciples de Fourier, avec leurs idées arriérées sur les droits du capital et leur théorie semi-spiritualiste de la transmigration des âmes, lui firent pitié. Louis Blanc et Cabet furent placés sur la même ligne, et l'apôtre allemand ne daigna pas même leur accorder une place parmi les socialistes dignes de ce nom. Bref, M. Grün, découragé par les déceptions nombreuses qu'il avait éprouvées, allait reprendre le chemin du Rhin, lorsqu'il apprit par hasard qu'un réformateur français, complétement libre de préjugés, habitait une mansarde de la rue Mazarine c'était M. Proudhon.

Cette fois M. Grün reprit courage. Le solitaire de la rue Mazarine dépassait les espérances du missionnaire allemand. Vrai disciple de Hegel; digne émule de Strauss, de Feuerbach et de Stirner, M. Proudhon, après avoir démoli une à une toutes les institutions sociales, avait eu l'audace de tourner contre Dieu lui-même les armes de sa dialectique. Le socialiste d'outre-Rhin en fut ravi; il ouvrit son cœur, il communiqua tous ses secrets à son confrère de France; et, quelques mois plus tard, dans un écrit où il rendait compte des résultats de sa mission, il s'écriait avec orgueil « J'ai eu le plaisir infini d'être en quelque sorte » le privat-docent de cet homme (M. Proudhon), l'esprit » le plus sagace et le plus pénétrant qu'il y ait eu dans > le monde depuis Lessing et Kant. J'espère avoir préparé » là un résultat immense il n'y aura plus qu'une seule > science sociale des deux côtés du Rhin (1). »

‚ (1) Die soziale Bewegung in Frankreich und Belgie. Darmstad, 1845. 20

T. II.

Nous verrons plus loin que M. Proudhon était digne de l'enthousiasme de M. Grün.

En 1837, l'académie de Besançon avait à décerner une pension triennale, léguée par M. Suard, secrétaire de l'Académie française, aux jeunes Franc-Comtois sans fortune qui se destinent à la carrière des lettres ou des sciences. Fils d'un tonnelier comme Cabet; ayant reçu, comme ce dernier, une éducation littéraire distinguée, M. Proudhon se mit sur les rangs. Dans le mémoire qu'il adressa à l'académie, il lui dit : « Né et élevé au sein de la classe » ouvrière, lui appartenant encore par le cœur et les af >fections, surtout par la communauté des souffrances et > des vœux, ma plus grande joie, si j'obtenais les suffra> ges de l'académie, serait de travailler sans relâche, par » la philosophie et la science, avec toute l'énergie de ma > volonté et toutes les puissances de mon esprit, à l'amé» lioration physique, morale et intellectuelle de ceux que > je me plais à nommer mes frères et mes compagnons ; » de pouvoir répandre parmi eux les semences d'une doctrine » que je regarde comme la loi du monde moral, et, en > attendant le succès de mes efforts, de me trouver déjà, > messieurs, comme leur représentant vis-à-vis de vous. » M. Proudhon obtint les suffrages de l'académie et la pension de M. Suard (1).

De cette époque date sa vie publique. Dans ce premier

(1) M. Proudhon rappelle cette circonstance dans ses Confessions, en attribuant à l'académie de Besançon les honneurs de son socialisme (p. 130): « Mon socialisme, dit-il, a reçu le baptême d'une compagnie savante; j'ai eu pour marraine une académie; et si ma vocation, dès longtemps décidée, avait pu fléchir, l'encouragement que je reçus alors de mes honorables compatriotes l'aurait confirmée sans Nous doutons fort que l'académie de Besançon soit trèsflattée du compliment.

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