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« L'homme, dit Saint-Simon, n'était pas primitivement » séparé des autres animaux par une ligne de démarcation » fortement arrêtée. Mais en comparant sa structure interne » et externe à la leur, il est facile de voir qu'elle est, » à tout prendre, la plus avantageuse (1). Pourquoi at» tribuerions-nous sa supériorité morale à aucune autre » cause? La différence qui existe entre l'intellect de » l'homme et l'instinct de la brute ne s'est nettement » manifestée qu'après la découverte d'un système de signes » parlés ou écrits. Si elle est aujourd'hui énorme, c'est » que l'homme s'est placé dans les conditions les plus » favorables au développement de sa propre perfectibilité, >> en sorte que sa postérité a toujours été en se multi>> pliant et en se perfectionnant, tandis que les autres » animaux, même les plus intelligents après lui, ont toujours été en déclinant. Par ses rapports avec eux, il a > entravé le progrès de leurs facultés intellectuelles, car il » a chassé les uns dans les forêts ou les déserts; il a » réduit les autres à l'état d'esclaves, et pendant qu'il

paralysait en eux le développement des facultés qui les > eûssent rendus redoutables, il favorisait avec une égale » persévérance le développement des facultés dont il > pouvait tirer parti. Voilà pourquoi la nature morale » de l'homme s'est améliorée de plus en plus, et la nature » morale des animaux a suivi une progression inverse. Si D la race humaine venait à disparaître, l'espèce la plus » parfaite après elle commencerait aussitôt à se perfection» ner graduellement. -- Il est essentiel, dans certaines » questions politiques, de considérer l'espèce humaine » elle-même, comme se partageant en plusieurs espèces, » à la tête desquelles est incontestablement l'espèce euro

(1) V. au T. ler, p. 256, en note, une pensée identique de Rousseau.

» péenne, depuis qu'elle s'est établie dans la partie du > globe la plus féconde en blé et la plus abondante en > fer. » Nous verrons plus loin les conséquences que les disciples ont déduites de ces prémisses (1).

Après la chute de Napoléon, en octobre 1814, une nouvelle publication parut sous ce titre : Réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun sa nationalité, par Henri Saint-Simon et Augustin Thierry, son élève (2). La pensée capitale de la brochure est celle-ci Au moyen âge, le système politique de l'Europe était fondé sur sa véritable base, sur une organisation générale. La papauté servait de lien commun. Ce lien a été détruit par la Réforme : il faut donc en chercher un autre. » Pour remédier au mal, Saint-Simon et son élève proposaient l'établissement d'un Grand Parlement européen, dans lequel entreraient les hommes les plus éminents du commerce, de la magistrature, de l'industrie et des lettres. Ce parlement deviendrait le régulateur suprême des intérêts généraux; il rédigerait un code de morale universelle, dirigerait les grands travaux publics, réglerait l'instruction publique dans toute l'Europe, maintiendrait la liberté de conscience, et s'attacherait à rendre toutes les parties du globe voyageables et habitables.

(1) Dans le même ouvrage, après s'être livré à de longues dissertations historiques et scientifiques, Saint-Simon insiste beaucoup sur la nécessité de remplacer le catéchisme catholique par un catéchisme philosophique, résumant les principes d'une encyclopédie organisatrice de la philosophie positive. La confection de cette encyclopédie devait précéder celle du catéchisme nouveau. Jusque là il fallait, selon l'auteur, s'efforcer de maintenir le respect accordé au catéchisme de l'Église.

(2) Broch. in-8° de 112 pages. Imp. d'Egron.

Ce nouveau projet n'était que le développement, la réalisation de quelques idées que, dès 1808, dès 1808, Saint-Simon avait émises en diverses occasions, notamment dans un mémoire sur la gravitation adressé au Bureau des Longitudes (1). L'anarchie intellectuelle du xvIIe siècle l'avait vivement impressionné. Il reprochait aux savants de neutraliser leurs efforts par les tendances contraires de leurs systèmes. Il voulait qu'il y eût unité dans la science, et, pour y parvenir, la création d'un corps scientifique européen lui semblait indispensable.

La brochure de 1814 n'est pas la seule publication due aux efforts réunis de Saint-Simon et d'Augustin Thierry. En 1817, ils publièrent par cahiers un ouvrage en quatre volumes intitulé L'Industrie. La tendance du livre se révèle dans l'épigraphe : « Tout par l'industrie, tout pour elle. » Cette fois, les auteurs prétendaient que le lien général, détruit par la Réforme, devait être cherché dans les idées industrielles. Tous les efforts, tous les travaux scientifiques, toutes les pensées, disaient-ils, doivent tendre à l'organisation la plus favorable à l'industrie. Or, à leur avis, cette organisation consistait dans la création d'un gouvernement où le pouvoir politique n'aurait d'action et de force que ce qui serait nécessaire pour empêcher que les travaux utiles ne fussent troublés. La direction des intérêts généraux devait être abandonnée aux capacités industrielles.

(1) Broch. in-4o, imp. de Sherff. —Voici ce remarquable fragment : « De» puis le XVe siècle jusqu'à ce jour, l'institution qui unissait les nations >> européennes, qui mettait un frein à l'ambition des peuples et des rois, » s'est successivement affaiblie elle est complétement détruite aujour» d'hui; et une guerre générale, une guerre effroyable, une guerre qui >> s'annonce comme devant dévorer toute la population européenne, existe » déjà depuis vingt ans et a moissonné plusieurs millions d'hommes. >> Vous seuls pouvez réorganiser la société européenne. Le temps presse, >> le sang coule, hâtez-vous de vous prononcer. >>

Cette théorie originale et hardie produisit quelque sensation parmi les jeunes économistes de la Restauration. Saint-Simon trouva de nouveaux disciples, et ce fut avec leur concours qu'il publia successivement plusieurs recueils destinés à la propagation du système en 1819, le Politique; en 1820, l'Organisateur; en 1821, le Système industriel; en 1822, le Catéchisme des industriels. Toutes ces publications tendaient au même but: l'abolition du régime militaire et féodal, l'avénement du régime industriel. Aux yeux du maître et des disciples, le progrès industriel était la mesure du progrès général de l'humanité. Ils étudiaient le sort du travailleur à toutes les époques de transformation sociale; ils le montraient successivement esclave, serf, homme libre; ils prouvaient que chaque progrès des classes ouvrières avait été pour l'industrie une nouvelle ère d'éclat et de puissance; puis, pour conclusion, ils annonçaient qu'un dernier progrès restait à réaliser la substitution du travail sociétaire au travail salarié.

Le Nouveau Christianisme termine la série des publications de Saint-Simon (1).

En ouvrant ce livre, on s'attend à trouver un nouvel évangile et un nouveau décalogue; car, aux yeux de Saint-Simon, la loi religieuse était, comme toutes les autres, soumise à la loi de perfectionnement qui dérive du développement nécessaire de notre espèce; et la raison humaine avait seule, à son avis, le droit et la mission de créer et de fixer les devoirs moraux. Par malheur, on ne tarde pas à s'apercevoir que le Nouveau Christianisme est loin d'avoir la portée d'un nouvel évangile. Ce n'est qu'une longue accusation d'hérésie contre toutes les églises chré

(1) Brochure in-8" de 91 pp., avec un avant-propos de M. Olinde Rodrigues. Paris, 1825, Bossange.

tiennes. Toutes les sectes, au dire de l'auteur, ont dénaturé les traditions du Christianisme primitif. Il accuse le catholicisme et le protestantisme d'avoir négligé l'amélioration des classes pauvres par l'instruction et par l'industrie; il trouve dans cet abandon l'explication de l'affaiblissement successif de leur influence sociale; d'où il conclut que désormais la mission de la religion doit consister à imprimer aux sociétés humaines le mouvement d'ascension scientifique et industrielle pour lequel elles sont nées (1). A ses yeux, le vrai régime chrétien serait celui où, traduisant en fait l'adage divin aimez-vous les uns les autres, toutes les forces de la société seraient principalement consacrées à l'amélioration de l'existence morale et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre (2). Quant

(1) Pour lui, comme pour ses disciples, la morale n'était que la subordination de l'utilité individuelle à l'utilité générale.

(2) Voici les passages les plus importants de la brochure.

« Le nouveau christianisme se composera de parties à peu près » semblables à celles qui composent aujourd'hui les diverses associa>>tions hérétiques qui existent en Europe et en Amérique.

» Le nouveau christianisme, de même que les associations hérétiques, >> aura sa morale, son culte et son dogme; il aura son clergé, et son >> clergé aura ses chefs. Mais malgré cette similitude d'organisation, le >> nouveau christianisme se trouvera purgé de toutes les hérésies ac>>tuelles; la doctrine de la morale sera considérée par les nouveaux >> chrétiens comme la plus importante; le culte et le dogme ne seront >> envisagés par eux que comme des accessoires, ayant pour objet prin>>cipal de fixer sur la morale l'attention des fidèles de toutes les >> classes.

» Dans le nouveau christianisme, toute la morale sera déduite direc>>tement de ce principe: les hommes doivent se conduire en frères à » l'égard les uns des autres; et ce principe, qui appartient au christia» nisme primitif, éprouvera une transfiguration d'après laquelle il sera

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