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Là est l'origine de ces troubles intérieurs qui désolèrent les premiers siècles de la république romaine; là est la cause première des longs déchirements qui aboutirent aux lois agraires.

La condition du plébéien était déplorable. Chaque fois que la conquête ajoutait au domaine de l'État des terres nouvelles, les patriciens s'en emparaient; tandis que le plébéien, soumis comme eux aux charges de la guerre, devait abandonner sa famille et confier à des mains étrangères la culture de sa terre, sans autre perspective que celle de répandre son sang pour accroître les richesses de ses oppresseurs. Rentré dans ses foyers, il y trouvait la misère, contractait des dettes usuraires, finissait par épuiser ses dernières ressources; et quand il se trouvait réduit à cette extrémité, les patriciens, ses créanciers, usant de toutes les rigueurs d'une législation draconienne, s'emparaient de son humble patrimoine et ne craignaient pas même d'avoir recours à la contrainte par corps, laquelle, à cette époque, n'était autre chose que l'esclavage. Les historiens romains, et surtout Tite-Live, nous ont fait le récit des haines, des vengeances et des émeutes dont ces injustices et ces barbaries devinrent la source (1).

>> terres fussent cultivées ou en friche, que la récolte fût boune ou qu'elle >> manquât, la loi était inexorable; la taxe, une fois fixée au commen>> cement du lustre, n'était susceptible d'aucune modification pendant sa » durée (Arendt, loc. cit., p. 327 ). »

(1) Je recommande l'étude des annales romaines à cette classe de démocrates pour lesquels la misère toujours croissante des masses est devenue un thème inépuisable. Une seule page de Tite-Live (II, 23) suffit pour renverser leur système. Ils y verront quelle était, dans ces républiques de l'antiquité qu'ils exaltent, la condition ordinaire de l'homme libre, du citoyen.

Un tel régime ne pouvait être de longue durée. Malgré leurs richesses, leur force et leur ruse, les patriciens durent enfin céder.

Le tribun Licinius Stolon eut l'honneur d'attacher son nom à une législation plus humaine et plus juste. Voici les principales dispositions des lois qu'il fit décréter. «Tous les citoyens, patriciens ou plébéiens, ont un droit égal à la jouissance du domaine public, de l'ager publicus. Aucun citoyen, sous quelque prétexte que ce soit, ne pourra posséder plus de deux cent cinquante arpents du domaine public; le reste sera distribué gratuitement, ou affermé à vil prix aux citoyens pauvres, de manière que chacun d'eux obtienne au moins trois arpents et demi. Les patriciens possédant plus de deux cent cinquante arpents du domaine national seront tenus de restituer l'excédant (1). »

Voilà les lois agraires!

Constituent-elles une violation du droit de propriété? Évidemment non; car elles s'appliquent uniquement à l'ager publicus, que les patriciens n'avaient jamais possédé qu'à titre précaire, et sur lequel l'État avait expressément réservé son droit de propriété.

(1) Les lois liciniennes renfermaient d'autres dispositions qui méritent de fixer l'attention, mais qui sortent de notre cadre. Ainsi, par exemple, en même temps qu'elles faisaient une part à la petite propriété, elles en faisaient une autre au travail libre, en obligeant les propriétaires d'employer des hommes libres à la culture de leurs domaines, dans la proportion d'un tiers des travailleurs. Elles fixaient aussi un maximum proportionnel pour les têtes de bétail qui pouvaient être envoyées dans les pâturages publics; le nombre des troupeaux devait être proportionné à la quantité de terres occupées par chacun; dans aucun cas, les riches ne pouvaient envoyer aux pâturages communs plus de cent bêtes à cornes et cinq cent moutons, etc. (Tite-Live, VII, 16; Arendt, ibid., p. 332 ; Moreau-Christophe, Problème de la Misère, T. I, p. 318 et 319 ).

T. I.

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Constituent-elles un précédent que les démagogues puissent invoquer au XIXe siècle? Pas davantage. Le domaine de l'État est aujourd'hui, dans toute la force des termes, le domaine de l'universalité des citoyens; il est exploité, administré et vendu dans le seul but de subvenir aux dépenses communes il n'est plus, comme dans l'ancienne Rome, l'apanage d'une caste privilégiée.

Constituent-elles, au moins, une protestation contre l'inégalité des fortunes, dans le sens que les socialistes de nos jours attachent à ces mots? Non; encore une fois, non. Licinius et les plébéiens romains respectaient les patrimoines privés, quelque vastes, quelque importants qu'ils fussent; ils ne réclamaient qu'une part du patrimoine commun, du domaine de l'État, et encore se contentaient-ils de trois arpents et demi, en laissant deux cent cinquante arpents à leurs adversaires!

Chose étrange! Licinius a été calomnié dans les deux camps. Les conservateurs l'accusent d'avoir méconnu les droits de la propriété, et les socialistes le saluent comme un précurseur de M. Cabet. On vient de voir que les uns et les autres se trompent au même degré (1).

(1) M. Troplong n'a pas versé dans ces erreurs. « La race plébéienne, dit-il, demandait que les terres de l'ager publicus fussent retirées des mains des patriciens, en vertu du droit de retour réservé par l'État; qu'elles fussent divisées entre tous les citoyens, pour former des propriétés privées et donner naissance à une classe de moyens et petits propriétaires, pouvant balancer par le nombre les grandes fortunes patriciennes. Tel fut le plan, si odieusement calomnié, de Licinius Stolon et des Gracques. C'était une idée généreuse, juste, utile, et démocratique dans le bon sens. Si Rome périt sous le poids de la grande propriété, si la république s'écroula faute d'un point d'appui entre la corruption des grands et la dégradation des classes inférieures, c'est peut-être parce que la politique de ces grands

§ 3. LA PROPRIÉTÉ A ROME, DEPUIS LES LOIS LICINIENNES JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE (360 A 29 AVANT J.-C. ).

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Révolution opérée par les lois liciniennes. Elles cessent d'être observées. Tentatives généreuses des Gracques. La propriété à Rome.

Dans l'ordre politique et dans l'ordre social, les lois liciniennes avaient opéré une véritable révolution. La propriété moyenne, dont l'absence fut si funeste aux États de l'antiquité, se trouvait constituée à Rome. Les haines politiques s'éteignirent, les dissensions civiles disparurent, l'agriculture prit un essor jusque-là sans exemple, la population libre s'accrut avec une rapidité merveilleuse, et la république, forte de l'union de ses enfants, faisait chaque jour des conquêtes nouvelles. Aussi chercherait-on vainement, dans l'histoire du monde, un spectacle dont la grandeur soit comparable à l'éclat que la république romaine a jeté pendant les deux siècles qui suivirent la mise en vigueur des lois liciniennes. A l'intérieur, les vertus austères des Papirius, des Décius, des Fabricius et des Fabius, illustraient la patrie; au dehors, des légions innombrables portaient les aigles romaines jusqu aux extrémités du monde civilisé. L'Italie entière, Carthage, la Macédoine, la Grèce, une partie de l'Orient, soumises sans retour, étaient gouvernées par des proconsuls envoyés de Rome.

Malheureusement, par une de ces lois mystérieuses qui s'opposent à l'immortalité des œuvres de l'homme, cette grandeur même renfermait le germe de la corruption et des

citoyens ne fut pas écoutée (De la Propriété d'après le Code civil, Ch. XIX, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, T. VII, 1850, p. 86. V. le même auteur, Commentaire du Louage, T. Ier, no 31 ).

malheurs qui devaient amener la ruine des institutions nationales.

D'après la loi romaine, les généraux devaient verser dans les caisses de l'État les trésors qui tombaient au pouvoir des armées victorieuses. Cette sage et équitable prescription avait été rarement observée; les consuls, les chefs militaires, tous ceux qui occupaient un rang élevé dans l'administration de la république, s'étaient enrichis des dépouilles des peuples vaincus. D'un autre côté, les proconsuls et les agents subalternes, préposés au gouvernement des provinces conquises, s'emparaient, avec une avidité honteuse, de l'or qui avait échappé à la rapacité du soldat. De cette manière, toutes les richesses de l'Afrique, de la Grèce et de l'Orient affluaient à Rome; un grand nombre de familles patriciennes réunirent des trésors immenses.

Mais ces richesses consistaient en espèces, en métaux précieux, en meubles; elles ne comptaient pas pour la formation du cens sénatorial; elles n'offraient pas, surtout, ce caractère de stabilité et de grandeur que présente la propriété immobilière. Les patriciens romains ne tardèrent pas à s'en apercevoir; et, dès cet instant, tous leurs efforts se dirigèrent vers l'agrandissement de leurs patrimoines; les terres, et surtout les fonds situés en Italie, furent vendus à des prix fabuleux.

Bientôt l'ager privatus tout entier se trouva dans la possession des familles patriciennes.

Ici les lois liciniennes devinrent un obstacle.

En vertu de ces lois, l'occupation de l'ager publicus était fixée à un maximum de deux cent cinquante arpents. Les riches, déjà maîtres de l'ager privatus, se voyaient donc arrêtés, de ce côté, dans leurs projets d'agrandissement. Ils ne trouvèrent rien de mieux que de franchir la barrière, et ils furent assez puissants pour s'assurer l'impunité. Les plé

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