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> dans les autres un frère ou une sœur, un fils ou une fille,

› un père ou une mère (1). »

L'éducation est égale et commune, et, chose digne de remarque, aucune distinction n'est faite à ce sujet entre les garçons et les filles. Platon prétend, en effet, que les femmes doivent partager tous les travaux, toutes les occupations des hommes, parce que les chiennes de berger gardent les troupeaux tout aussi bien que les chiens (2). Il se base sur ce bel exemple pour soutenir que la guerre elle-même, avec ses fatigues et ses périls, ne saurait demeurer étrangère aux femmes. Or, s'il en est ainsi, l'éducation doit naturellement être réglée en conséquence (3).

Il faut avouer, du reste, que le législateur-philosophe a pris les précautions nécessaires pour doter la cité d'une race vigoureuse et infatigable. L'avortement est obligatoire pour toute femme qui conçoit après sa quarantième année (4). Les enfants conçus à cet âge étant rarement doués d'une organisation robuste, le législateur, pour s'épargner la peine de statuer sur les cas douteux, n'a rien trouvé de mieux que d'avoir recours à un assassinat anticipé. Quant aux enfants qui doivent le jour à des mères jeunes et fortes, ils sont soumis à un examen sévère; et si leur organisation est vicieuse ou débile, si leur force musculaire paraît plus ou

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(1) Rép., loc. cit. - Le doute que j'ai manifesté au sujet de l'abolition de la propriété dans la classe des mercenaires, se présente aussi pour la communauté des femmes. Aristote ( Rép. Liv. II, C. II, § 11) reproche à son maître de ne pas avoir tranché la question (p. 65, trad. cit.).

(2) République, p. 255, traduction de M. Cousin.

(3) Cette comparaison entre l'homme et le chien revient fréquemment dans les écrits politiques de Platon (V. notamment Rép. L. II, p. 102, trad. cit.).

(4) Rép., V, p. 277, trad. citée.

T. I.

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moins douteuse, ils sont impitoyablement mis à mort. Les autres, après que leurs facultés et leurs goûts ont été minutieusement constatés, sont répartis par les magistrats dans l'une des trois classes qui composent la cité (1).

Voilà la république modèle rêvée par le plus beau génie de l'antiquité païenne! Consécration de l'esclavage, mépris des travaux utiles, asservissement des classes laborieuses, maintien d'une aristocratie de soldats et de philosophes vivant aux dépens du reste de la population, promiscuité des sexes, abolition de la famille voilà ce qui, avec le meurtre des nouveau-nés et la transformation de l'avortement en devoir patriotique, constituait, aux yeux du cygne de l'Académie, le dernier terme du progrès, la dernière expression de la science politique (2)! La conception de Platon a cependant un genre de mérite qu'il ne faut pas méconnaitre : c'est celui d'une franchise entière et d'une logique inflexible. Le philosophe avait compris que, dès l'instant où le communisme était pris pour base, il fallait, de toute nécessité, abolir la famille en même temps que la propriété. « L'État serait divisé, dit-il, si chacun ne disait > pas des mêmes choses qu'elles sont à lui, mais que celui-ci » le dit d'une chose, celui-là d'une autre; si l'un tirait à » soi tout ce qu'il pourrait acquérir, sans en partager la > possession avec personne, et si l'autre en faisait autant > de son côté, ayant chacun à part leurs femmes et leurs

(1) V. la note à la p. 45.

(2) On se figure difficilement à quel degré les idées morales étaient descendues aux plus beaux siècles de la Grèce. Croira-t-on que Platon n'a pas eu honte d'offrir à ses soldats, comme récompense de leur courage, l'amour de leurs jeunes compagnons? Ceux-ci, dit-il, seront obligés par la loi de recevoir leurs caresses pendant toute la durée de la campagne (République, lív. V, p. 293, traduction de M. Cousin).

› enfants, et par là des jouissances et des peines toutes per» sonnelles (1). » Doué d'un génie vaste et puissant, il s'est élancé d'un seul bond jusqu'à l'anéantissement légal de la personnalité humaine. D'un autre côté, il n'a pas eu la simplicité de croire, comme M. Cabet, que l'intérêt collectif · suffisait pour stimuler le travail et développer la production : marchant sur les traces de Lycurgue et de Minos, l'esclavage lui semblait être le complément du communisme.

A l'époque où le traité de la République fut composé, l'opinion publique de la Grèce était loin d'être hostile aux législateurs qui méconnaissaient à la fois la dignité et la liberté de l'espèce humaine; les sentiments que provoquaient, chez une foule d'hommes éclairés, les lois de Crète et de Sparte en sont la preuve. On pouvait donc s'attendre à voir accueillir l'œuvre du philosophe, sinon avec faveur, du moins avec indifférence. Il n'en fut rien les hommes les plus éminents du siècle se liguèrent pour lui faire la guerre (2); les poëtes dramatiques en firent le sujet de leurs plaisanteries (3); plusieurs villes de la Grèce et de la Sicile, auxquelles Platon avait proposé ses plans, repoussèrent ses offres avec indignation.

En présence de cette opposition, le philosophe comprit qu'il devait modifier son projet dans le sens de ce qu'il ap

(1) Rép. V, p. 284., trad. de M. Cousin.

(2) La Politique d'Aristote prouve assez de quelle manière le communisme de Platon avait été accueilli par ses disciples.

(3) L'Assemblée des femmes d'Aristophane renferme plusieurs traits contre la République de Platon, et surtout contre la communauté des femmes, des enfants et des biens (V. Schoell, Hist. de la litt. grecque, T. II, p. 98, éd. de 1824. Comp. Mémoire sur le vrai dessein d'Aristophane dans la comédie intitulée ExxλsoiaCovoaι, par Lebeau, dans les Mém, de l'Acad. des Inscrip. et Belles-Lettres, vol. XXX, p. 29).

pelait les préjugés de ses compatriotes; il crut que, pour faire disparaître toutes les répugnances et toutes les objections, il suffirait de proposer une transaction entre la propriété et l'égalité tel fut le but du livre des Lois.

En proposant, dans ce second ouvrage, un nouveau plan d'organisation sociale, Platon n'avait pas renoncé aux idées qu'il avait développées dans le traité de la République. La communauté des biens et l'anéantissement de la famille étaient toujours, à ses yeux, le dernier terme du progrès politique; seulement, pour tenir compte des préjugés et des faiblesses de ses compatriotes, il voulait bien, disait-il, leur tracer le plan d'une société, moins parfaite à la vérité, mais plus en harmonie avec les idées de son siècle (1).

Ainsi que nous l'avons déjà dit, dans cette nouvelle cité modèle, la propriété et l'égalité marchent d'accord. « Que » les citoyens, dit le philosophe, partagent entre eux les » terres et les habitations, et qu'ils ne labourent pas en > commun: ce serait trop demander à des hommes nés, > nourris et élevés comme ils le sont aujourd'hui (2). »

Le territoire est donc divisé en cinq mille quarante portions, nombre égal à celui des citoyens actifs, c'est-à-dire, de ceux qui ont droit de participer à l'administration de l'État et de porter les armes. Chaque lot de terre est inaliénable et indivisible; ils sont répartis par la voie du sort. La possession des métaux précieux et le prêt à intérêt, de même que les professions industrielles et commerciales, sont sévèrement interdits aux citoyens actifs (5). Les mé

(1) V. Lois, liv. V.

(2) Lois, L. V, Trad. cit. T. VII, p. 283.

(3) Pour les échanges journaliers et le salaire des mercenaires, on « aura >> une monnaie courante dans le pays, mais qui ne sera d'aucune valeur » à l'étranger (Lois, L. V, ib. p. 287 et 288).» Quant à la monnaie ayant

tiers sont exercés par les esclaves, sous la direction d'une classe d'artisans libres privés du droit de cité; le commerce est confié aux étrangers les moins corrompus. Chaque citoyen actif peut, à sa mort, léguer à l'un de ses fils la portion de terre qu'il a possédée; mais les lois s'opposent formellement à ce que plus d'une portion se trouve aux mêmes mains.

Les citoyens peuvent avoir des richesses mobilières, jusqu'à concurrence du quadruple de la valeur de leurs terres; mais quiconque possède quelque chose de plus donne ce surplus à l'État, afin de se mettre à couvert des poursuites de la loi (1). Malheureusement, Platon oublie de dire comment ces richesses mobilières sont acquises par des gens qui ne peuvent ni travailler, ni posséder de l'argent et de l'or, ni prêter à intérêt, ni faire le commerce. Il est vrai que, parlant des premiers habitants de la cité, il suppose que les uns apportent plus de bien que les autres. Peut-être aussi a-t-il compté sur le butin fait à la guerre.

Tous les citoyens sont nourris, à la table commune, aux frais de l'État.

Mais comment maintient-on l'équilibre entre le nombre des citoyens et celui des lots qui leur sont assignés? Dans

cours dans la Grèce entière, le philosophe imagine l'expédient suivant : « Il en faudra, dit-il, pour les expéditions militaires, pour les voyages, >> comme les ambassades et les missions politiques qui peuvent être néces>> saires... Pour ces dépenses, l'État doit toujours avoir de la monnaie grec» que. Si quelque particulier se trouve dans la nécessité de voyager, qu'il >> ne le fasse qu'après en avoir obtenu la permission du magistrat; et s'il » lui reste à son retour quelques pièces de monnaie étrangère, qu'il les » porte au trésor public, pour en recevoir la valeur en espèces du pays

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