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trines et des choses qui lui semblent prouver que la propriété et l'individualisme n'ont jamais produit que l'abrutissement et la misère des masses. Mais toutes ces pérégrinations historiques conduisent à une conclusion uniforme : la condamnation de la société moderne, la flétrissure de la civilisation chrétienne.

Parmi les nombreux enseignements qui ressortent des œuvres de la propagande anti-sociale des quatre dernières années, ces excursions dans le domaine de l'histoire ne doivent pas être perdues de vue. Elles prouvent qu'il ne suffit pas de combattre les doctrines anarchiques à l'aide des armes que fournit l'économie politique. Aux lumières de la science moderne il faut ajouter les clartés du flambeau de l'histoire.

Ce n'est pas à dire que, dans l'étude du problème social, le rôle qui convient à l'histoire doive être exagéré.

Si tel régime, telle institution, telle coutume, telles lois, ont fait la puissance et la gloire d'un peuple, il ne s'ensuit pas que des coutumes, des lois et des institutions identiques doivent produire le même résultat en d'autres lieux et à d'autres époques. Si telle organisation sociale a causé le malheur et la honte d'une nation généreuse, il n'en résulte pas davantage que cette organisation soit destinée à devenir, partout ailleurs, une source de luttes intestines, un élément d'anarchie et de ruine. Il ne suffit pas même qu'une institution ait été admise par tous les peuples civilisés et qu'elle se soit maintenue pendant une longue série de siècles : quelque attention que mérite un tel phénomène, il ne prouve pas à lui seul l'excellence de l'institution qui l'a produit.

L'esclavage souillait toutes les sociétés antiques; depuis les chênes des Gaules jusqu'aux palmiers de l'Inde, une partie de l'humanité se trouvait assimilée aux bêtes de somme : en résulte-t-il que l'esclavage soit chose excellente en soi?

Grâce aux supplices inventés par une aristocratie jalouse;

grâce surtout aux honteux mystères d'une police sans pudeur et sans foi, une bourgade perdue dans les lagunes de l'Adriatique a pu braver les rois et marcher l'égale des nations les plus puissantes de l'Europe: s'ensuit-il qu'il faille imiter l'oligarchie de Venise, creuser des cachots souterrains, reconstruire le pont des Soupirs et ressusciter le terrible Conseil des Dix?

Le despotisme a servi de berceau à la grandeur de plus d'un peuple; sous Pierre le Grand, il a civilisé la Russie; sous Louis XIV, il a placé la France à la tête de la civilisation moderne faut-il en conclure que les rois et les peuples doivent chercher un refuge dans le despotisme?

Poser ainsi la question, c'est la résoudre.

Les besoins se modifient, les idées changent, la pensée s'élève ou s'abaisse, l'horizon intellectuel s'agrandit ou se resserre, les principes religieux se fortifient et s'affaiblissent tour à tour, le théâtre se transforme, et mille phénomènes nouveaux se produisent sans cesse sur la scène. Or, s'il en est ainsi, le publiciste qui proclamerait l'excellence d'une organisation sociale, par le seul motif que cette organisation a fait, à une autre époque, la gloire d'un peuple déterminé, ressemblerait au pilote qui, sur une mer orageuse et semée d'écueils, voudrait déployer toutes les voiles, sous prétexte qu'elles ont heureusement conduit son navire sur une mer profonde et tranquille.

Les défenseurs et les adversaires du socialisme ont attribué aux études historiques une importance exagérée. Aussitôt que les premiers découvrent, chez l'un ou l'autre peuple de l'antiquité, une institution qui réalise de près ou de loin les idées du chef de leur école, ils poussent un cri de triomphe et annoncent majestueusement que l'histoire confirme la leçon du maître. Quand les seconds, au contraire, ont prouvé que l'institution vantée par leurs adversaires fut une source d'a

brutissement et de misère pour le peuple qui l'avait accueillie, ils croient avoir suffisamment réfuté les systèmes qu'on leur oppose. Les uns et les autres vont trop loin: aux uns et aux autres on peut répondre : « Les temps ne sont pas les mêmes. » Sans doute l'histoire renferme de précieuses leçons, et l'expérience faite par les générations passées peut, en mainte circonstance, éclairer la route que parcourent leurs descendants; mais au-dessus des faits historiques, comme au-dessus de tous les actes de l'homme, on rencontre, d'un côté, la loi éternelle de la justice et de la vérité, de l'autre, les exigences légitimes et les droits imprescriptibles de la nature humaine.

Dans tous les cas, et quelle que soit la valeur qu'il convient d'accorder ici aux précédents historiques, il importe que les faits soient présentés sous leur véritable jour. Si, comme nous le croyons, l'histoire ne doit pas seule servir de flambeau et de guide, elle ne doit pas, surtout, être façonnée au gré des passions et des espérances de quelques sectaires. Toutefois, même dans ce cadre, il est indispensable de circonscrire le débat dans ses limites naturelles. Qu'on suive les apôtres de l'anarchie dans les voies où ils s'engagent; qu'on examine les institutions qu'ils admirent ou qu'ils blâment; qu'on pèse leurs éloges et leurs anathèmes; puis, après les avoir suivis pas à pas, qu'on se pose la question suivante : <Quels sont les lumières et les enseignements que l'histoire » fournit à celui qui cherche de bonne foi la solution du > problème posé par les réformateurs modernes? » - C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, pour éviter à la fois les exagérations et les mécomptes. Aller au delà, chercher dans l'expérience du passé la solution de tous les problèmes posés à l'avenir, renfermer les sciences économiques dans le cercle de la philosophie de l'histoire, ce serait méconnaître les lois qui président au développement normal des institutions sociales.

Quoi qu'il en soit, ces études rétrospectives doivent nécessairement précéder l'examen des théories contemporaines.

Sur ce dernier terrain, la controverse sur le choix des moyens n'est pas possible; la polémique à choisir est clairement désignée par les besoins intellectuels et moraux des classes inférieures.

Parce que la force armée a momentanément arrêté l'explosion, quelques personnes, peu familiarisées avec les leçons de l'histoire et les mystères du cœur humain, s'imaginent que l'emploi des baïonnettes suffira pour maintenir la sécurité dans l'État et l'ordre dans les intelligences. Qu'elles se détrompent! La force brutale ne saurait opérer ce prodige. Elle peut anéantir quelques sectaires, dissiper quelques conciliabules; mais elle a toujours été impuissante contre les doctrines qui avaient jeté de profondes racines dans les masses. L'idée doit être combattue par l'idée. Qu'on s'adresse à l'intelligence du peuple; qu'on lui fasse comprendre que les doctrines qu'il accueille produiraient la misère, l'abrutissement, le despotisme et la barbarie, au lieu du bonheur, des richesses et de la liberté pleine de délices que de prétendus amis lui annoncent; en un mot, qu'on éclaire son esprit et qu'on parle à son cœur : là est le seul remède efficace. Il faut opposer une propagande d'ordre, de religion, de paix, de morale et de progrès sage, à cette propagande de désordre, d'anarchie et de spoliation qui s'agite au sein des classes les plus nombreuses et par conséquent les plus puissantes. Abandonner le soin de la propagande sociale à ceux qu'on regarde avec raison comme les ennemis de la société, ce serait à la fois une impardonnable faute et une lâcheté sans excuse. Comprimer l'anarchie, fermer les repaires des sociétés secrètes, emprisonner les conspirateurs, redoubler de vigilance, augmenter les forces de l'armée, tous ces moyens sont utiles, rationnels, indispensables; mais ils ne suffisent pas pour parer à toutes

les éventualités. Depuis trois siècles, l'Europe est inondée de théories anti-sociales, et elles ont fini par y prendre racine (1). Or, pour combattre efficacement ces doctrines délétères, pour prévenir les révolutions dont les germes se manifestent malgré la compression la plus énergique, il faut éclairer l'intelligence et moraliser le cœur du prolétaire.

Les lignes qui précèdent suffisent pour faire apercevoir le plan général de notre ouvrage. Ce n'est pas un traité d'économie sociale, indiquant les conditions du bien-être et les lois du développement normal de la richesse des nations. Ce n'est

(1) Aussi, à partir du dix-septième siècle, on compte peu d'hommes de génie qui n'aient prédit les désordres et les luttes dont l'Europe est aujourd'hui le théâtre.

Effrayé des doctrines funestes qui, déjà de son temps, trouvaient de l'écho dans les masses, Leibniz annonçait avec effroi l'approche d'une révolution sociale : « Les disciples d'Épicure et de Spinosa, disait-il, se croyant dé>> chargés de la crainte importune d'une Providence surveillante et d'un >> avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales et tournent » leur esprit à séduire et à corrompre les autres... Ces opinions, s'insi>> nuant peu à peu dans les esprits du grand monde qui dirigent les autres et >> dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, dis>>posent toutes choses à la révolution générale dont l'Europe est menacée... » Si l'on ne se corrige de cette maladie d'esprit épidémique dont les effets >> commencent à être visibles, si elle va croissant, la Providence corrigera » les hommes par la révolution même qui en doit naître (Nouveaux essais sur l'entendement humain ). »

Voltaire et Rousseau donnèrent à leurs contemporains un avertissement analogue. << Tout ce que je vois, disait le premier, jette les semences d'une » révolution qui arrivera immanquablement... La lumière s'est tellement >> répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion, et » alors ce sera un beau tapage (Lettre à M. Chauvelin ). » Rousseau ajoutait plus énergiquement encore : « Nous approchons de l'état de crise et du siècle >> des révolutions (Émile). >>

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