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» nent en quelque sorte communes à tous autant qu'il se » pourra... En un mot, partout où les lois viseront de tout > leur pouvoir à rendre l'État parfaitement un, on peut ▸ assurer que là est le comble de la vertu politique... Il ne > faut pas chercher ailleurs le modèle d'un gouvernement; » mais on doit s'attacher à celui-là et en approcher le plus » qu'il sera possible (1). »

pas

Deux livres de Platon, la République et les Lois, ont été consacrés au développement de ces idées. Les plans dont le philosophe grec propose l'adoption, les mesures qu'il indique, les lois qu'il vante, les habitudes qu'il préconise, en un mot, toutes ses idées et tous ses projets sont manifestement inapplicables aux sociétés modernes. Comme tous les législateurs de sa patrie, Platon ne concevait l'État en dehors de la commune (2); comme eux encore, il croyait de bonne foi que l'esclavage était la condition essentielle, la base indispensable de tout ordre social. Il n'a pas un seul instant entrevu la possibilité de l'existence d'une population nombreuse, entièrement composée d'hommes libres et répartie dans un nombre déterminé de communes jouissant de droits identiques. Le traité de la République et le livre des Lois méritent cependant d'être, aujourd'hui encore,

(1) Les Lois, liv. V., trad. de M. Cousin, T. VII, p. 281 et s. Les idées de Platon, ainsi que nous le verrons plus loin, ont servi de base à toutes les utopies modernes:

(2) Le comte de Maistre a parfaitement saisi ce trait caractéristique du génie grec. «Un caractère particulier de la Grèce, dit-il, et qui la distingue, je crois, de toutes les nations du monde, c'est l'inaptitude à toute grande association politique ou morale. Les Grecs n'eurent jamais l'honneur d'être un peuple. L'histoire ne nous montre chez eux que des bourgades souveraines qui s'égorgent et que rien ne put jamais amalgamer (Du Pape, L. IV, Ch. IX, T. II, p. 40, éd. de Mat, 1844 ). »

l'objet des méditations de l'économiste et de l'homme d'État. D'un côté, ils prouvent que rien n'est moins original et moins neuf que les élucubrations des utopistes modernes ; d'autre part, ils démontrent, avec une invincible force de logique, que la communauté des biens entraîne, comme conséquence nécessaire, la promiscuité des sexes et l'anéantissement de la famille.

C'est surtout dans le traité de la République que Platon manifeste ses idées sans ambages et sans voiles.

Le philosophe suppose l'existence d'une ville placée dans les conditions requises, c'est-à-dire éloignée des bords de la mer, isolée au milieu de vastes campagnes, et n'entretenant avec les populations voisines que les rapports strictement indispensables.

Les habitants de la cité sont divisés en trois classes : celle des mercenaires, comprenant les artisans, les laboureurs et les commerçants; celle des guerriers ou des gardiens de l'État ; celle des magistrats ou des sages. Au-dessous des trois classes se trouvent les esclaves (1).

Les esclaves de cette ville modèle partagent le sort de tous ceux de l'antiquité. Quant aux artisans, aux laboureurs et aux commerçants, ils appartiennent, à la vérité, aux classes libres, mais, à cette exception près, la condition

(1) Platon puise ici aux traditions orientales. Pour justifier la division par classes, il veut qu'on raconte aux citoyens l'apologue suivant : « Vous êtes tous frères, mais le Dieu qui vous a formés a mêlé de l'or dans la composition de ceux d'entre vous qui sont propres à gouverner les autres, de l'argent dans la composition des guerriers, du fer et de l'airain dans la composition des laboureurs et des artisans... Le Dieu recommande aux magistrats de prendre garde avant toute chose au métal qui se trouvera mêlé à l'âme des enfants (Rép. L. III, p. 187 et 188, trad. de M. Cousin. >> -Comp. Lois de Manou, Liv. I, Stance 31, p. 8, trad. de Loiseleur Deslongchamps, éd. de 1831 ).

que Platon leur assigne diffère très-peu de l'esclavage. « La > nature n'a fait ni cordonniers, ni forgerons, dit-il; de > pareilles occupations dégradent les gens qui les exer» cent, vils mercenaires, misérables sans nom, qui sont > exclus, par leur état même, des droits politiques. » Les commerçants sont placés sur la même ligne. « Accoutumés › à mentir et à tromper, dit Platon, on ne les souffrira > dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui » se sera avili par un commerce de boutique sera puni pour » ce délit. S'il est convaincu, il sera puni d'une année de » prison, et la punition sera doublée à chaque récidive. Ce > genre de trafic ne sera permis qu'aux étrangers qu'on > trouvera être les moins corrompus. Le magistrat tiendra » un registre exact de leurs factures et de leurs ventes. On > ne leur permettra de faire qu'un très-petit bénéfice (1). » Il va de soi que le philosophe ne pouvait reconnaître des droits politiques à ceux dont les travaux et la vie étaient appréciés de la sorte. Ces droits sont donc uniquement réservés aux guerriers, aux magistrats et aux sages. Les autres classes de la société doivent obéir aveuglément à l'impulsion que ceux-ci jugent à propos de leur imprimer.

Les guerriers, toujours armés, sont logés dans un camp. Constamment séparés des autres citoyens, leur mission consiste à maintenir l'ordre à l'intérieur et la sécurité aux frontières; leur nombre est fixé à mille. Les sages remplissent

(1) Tous les écrivains grecs partageaient cet absurde mépris pour les classes laborieuses. « Leur existence, dit Aristote (Pol. L. VII, C. II, §7) est dégradée, et la vertu n'a rien à faire avec les occupations habituelles des artisans, des marchands, des merceuaires. » Ailleurs il ajoute : « Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s'occuper des premières nécessités de la vie; c'est un point que tout le monde accorde (L. II, C. VI, § 2).

les fonctions sacerdotales, occupent les divers postes de la magistrature et instruisent la jeunesse. Les uns et les autres sont entretenus aux dépens des deux autres classes. Ils n'ont rien en propre, et la détention des métaux précieux leur est sévèrement interdite, afin que jamais l'amour des richesses ne les pousse à empiéter sur les droits de leurs concitoyens (1).

Dans l'ordre moral, la cité platonique offre un spectacle plus curieux encore.

Le mariage y a perdu tout caractère de sainteté et de morale; ce n'est plus qu'une combinaison de haras. Pour que le croisement des races puisse s'opérer d'une manière convenable, toutes les unions sont dissoutes de plein droit à l'expiration de l'année. Ces unions se règlent par la voie du sort; mais les magistrats ont parfois recours à la ruse pour arriver à l'accouplement de certains individus qu'ils jugent propres à la reproduction d'une race d'élite. Aux yeux du divin Platon, c'est le seul moyen d'avoir un troupeau toujours choisi (2).

(1) Platon interdit formellement le droit de propriété aux magistrats et aux guerriers. En est-il de même dans la classe des mercenaires? La propriété est-elle maintenue pour ces derniers? L'État, seul possesseur, fera-t-il exploiter le sol par les classes inférieures? Il est difficile de saisir les intentions du philosophe. Ce n'est pas sans raison qu'Aristote lui reproche de ne pas approfondir les questions d'organisation (Pol. L. II, C. III, § 1, p. 69, trad. de M. Barthelemy Saint-Hilaire).

(2) République, liv. V, p. 272 et s., trad. de M. Cousin. Il est étrange que, vers la même époque, les tristes doctrines morales exaltées par Platon se soient produites aux extrémités de l'Asie, dans l'empire Chinois. Deux anarchistes, Yang-Tchou et Mé-ti, y étaient devenus chefs de secte. Le premier rejetait tout pouvoir politique; le second, sous prétexte d'unir plus intimement l'espèce humaine, voulait que nul ne connût ses parents; femmes et enfants devaient être mis en commun. Le philosophe Meng

Sous un tel régime, l'existence de la famille devient nécessairement impossible. Aussi, dès leur naissance, les enfants sont arrachés à leurs parents et déposés dans une salle commune, où ils sont confondus à dessein, afin qu'ils ne connaissent pas leurs parents, ni ceux-ci leurs enfants. Toutes les mères de la cité y remplissent les fonctions de nourrices publiques. De cette manière les préjugés de famille disparaissent avec la même facilité que les priviléges de la richesse et de la naissance. « Ce qui forme le lien > d'un État, n'est-ce pas la communauté de la joie et de la > douleur, lorsque, autant que possible, tous les citoyens › se réjouissent et s'affligent également des mêmes événe>ments heureux et malheureux ? Supposez que les citoyens > disent également des mêmes choses: ceci me touche, > ceci ne me touche pas l'État n'ira-t-il pas le mieux du > monde? L'État est alors comme un seul homme. La com» munauté des femmes et des enfants est donc la cause > du plus grand bien qui puisse arriver. Chacun croira voir

tseu se chargea de leur opposer des raisonnements qui ne seraient pas déplacés sur les lèvres d'un économiste de notre siècle : « Ne point re>> connaître de parents, dit-il, ne point reconnaître de princes, c'est être » comme des brutes et des bêtes fauves... Si les doctrines des sectes Yang et >> Mé ne sont pas réprimées; si les doctrines de Khoung-tseu ( Confucius ) >> ne sont pas remises en lumière, les discours les plus pervers abuseront » le peuple et étoufferont les principes les plus salutaires de l'humanité et » de la justice... Une fois que ces doctrines perverses sont entrées dans les » cœurs, elles corrompent les actions; une fois qu'elles sont pratiquées >> dans les actions, elles corrompent tous les devoirs qui règlent l'existence » sociale (Meng-tseu, L. 1, p. 203, 216, édit. Pauthier ). » — C'est bien le cas de s'écrier : nihil sub cœlo novum!

Meng-tseu naquit vers 400 av. J.-C. Après Confucius, il occupe le premier rang parmi les philosophes de sa patrie.

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