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bénéfice de l'homme puissant, tandis que le citoyen intègre et modeste en restait privé. Le résultat fut tel que, vers le milieu du ve siècle avant l'ère chrétienne, Aristote put sans exagération tracer les lignes suivantes : « Un défaut... » de la constitution de Lacédémone, c'est la disproportion > des propriétés : les uns possèdent des biens immenses, les > autres n'ont presque rien; et le sol est entre les mains de » quelques individus (1).

On objectera, peut-être, que ce triste résultat ne saurait être imputé aux lois de Lycurgue; qu'il provient, au contraire, de la violation de ces lois dans une de leurs parties essentielles. Nous le voulons bien aussi nous proposonsnous avant tout d'offrir un tableau de la vie de Sparte, à l'époque où les lois de Lycurgue y étaient observées dans toute leur rigueur. Ce tableau, le voici :

La liberté individuelle avait complétement disparu. « Personne, dit Plutarque, n'avait la liberté de vivre comme il voulait; tous étaient dans la ville comme dans un camp, persuadés qu'ils n'appartenaient pas à eux-mêmes, mais à l'État (2). »

(1) Pol., L. II, c. VI, § 10. — Aristote, au § 11, mentionne un autre fait dont il est plus difficile de se rendre compte. « Les deux cinquièmes des » terres, dit-il, sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d'en>>tre elles restent uniques héritières, ou qu'on leur a constitué des dots con» sidérables. » La raison que donne le philosophe ne suffit pas seule pour expliquer le phénomène. Pourquoi le même fait ne s'est-il pas produit dans une foule d'autres contrées où les femmes recevaient des dots et jouissaient du droit de succéder? Il se peut que les guerres continuelles eussent augmenté à Sparte les chances héréditaires des femmes.

(2) Platon (Lois, I) se sert d'une expression analogue. Montesquieu était dans le vrai quand il disait : « Lacédémone était une armée entretenue par >> des paysans. » (Esprit des lois, Liv. XXIII, ch. 17; OEuvres, T. 2, p. 277, éd. de 1834.)

< Tout était réglementé, tout était mis en formule dans D la vie du citoyen de Sparte le lever et le coucher, les » repas et les exercices du corps... Il fallait marcher d'une > certaine manière, tenir ses mains cachées sous son man>teau, garder le silence et avoir les yeux fixés devant soi, > sans tourner la tête (1).» L'homme tout entier appartenait à l'État; ses goûts, ses affections, ses besoins, sa pensée, son cœur et son âme devaient s'adapter aux exigences invariables d'une législation étroite et barbare. Assis à la table commune, le Spartiate n'avait pas même la liberté de se nourrir à son gré. S'il ne mangeait pas autant que ses compagnons, on l'accusait de prendre de la nourriture en secret; si son appétit était plus vif que le leur, il était réprimandé par les vieillards; s'il maigrissait, on le soupçonnait de débauche; s'il prenait de l'embonpoint, les Éphores le faisaient fouetter pour le ramener aux proportions d'un soldat agile (2).

Une éducation contre nature avait produit des mœurs hideuses. Les déréglements des femmes de Sparte étaient devenus un objet de dégoût pour la Grèce entière. Les liens du mariage étaient rarement respectés. On prêtait sa femme, on empruntait celle d'un autre, on vivait dans une promiscuité honteuse, et tout cela sous le prétexte que Lycurgue

(1) Troplong, loc. cit.

(2) On suivait le même système à l'égard des affections les plus tendres et les plus respectables. Celui qui, à l'âge fixé par la loi, n'avait pas encore rencontré la compagne de sa vie, était condamné à faire, un jour d'hiver, le tour du marché, dépouillé de ses vêtements et chantant des hymnes en l'honneur de la justice nationale. Les rois eux-mêmes devaient courber la tête. Un d'eux fut condamné à l'amende pour avoir épousé une petite femme; un autre, qui ne voulait pas répudier son épouse stérile, fut contraint d'en prendre une seconde (V. Ælian. Var. Hist., XIV, 7; Xenophon, Resp. Laced. V, 8; Plut. V. Lyc.; Cléarque, ap. Athen. XIII, 2; Heraclides, ap. Athen. XIII, 20; Pausanias, III, 3, 7 ).

avait voulu qu'on s'attachât, avant tout, à donner à l'État des citoyens utiles, des défenseurs vigoureux. Les femmes étaient sans respect pour leurs époux, sans entrailles pour leurs enfants. Les filles étaient aussi dépourvues de modestie que de pudeur. Sous prétexte d'endurcir les enfants et de développer leur courage, on avait fini par les rendre féroces (1). Enfin, pour compléter le tableau, la communauté des femmes, bien que facultative, existait en réalité dans cette république austère qu'on nous a trop longtemps offerte pour modèle (2).

Dans l'ordre économique, la dureté de l'esclavage, jointe aux restrictions apposées au droit de propriété, avait produit une pauvreté extrême. Une frugalité proverbiale régnait dans les repas, et cependant il fallait des efforts extraordinaires pour alimenter la table commune. Les propriétaires, privés de la perspective de jouissances exceptionnelles, né

(1) Aristote, Pol. L. V, C. 3, § 3. - Le philosophe fait à ce sujet une remarque ingénieuse. « Si l'on ne songe, dit-il, qu'à développer le courage, on n'atteint même pas ce but. Le courage, dans les animaux non plus que dans les hommes, n'appartient pas aux plus sauvages; il appartient, au contraire, à ceux qui réunissent la douceur et la magnanimité du lion (Trad. de Barth. Saint-Hilaire, p. 271.). »

(2) Trois ou quatre frères n'avaient parfois qu'une seule femme pour eux tous! (Voy. Fragm. vatic. de Polybe, t. II, p. 384. ) — Aristote affirme que la vie des femmes de Sparte se passait dans les déréglements et les excès du luxe (Pol. L. II, C. VI, § 5). M. Van Limburg-Brouwer a groupé les témoignages de l'antiquité sur le dévergondage de leurs mœurs (V. Hist. de la civ. morale et rel. des Grecs, T. II, p. 161 et s.). — Plutarque lui-même, malgré l'admiration qu'il avait vouée à l'œuvre de Lycurgue, est forcé d'en convenir. Après avoir loué Numa d'avoir réduit les filles à vivre dans la modestie et la bienséance convenables à leur sexe, il ajoute que Lycurgue avait laissé aux jeunes spartiates une si grande liberté qu'elles s'attirèrent les railleries des poëtes (V. Plut. Comp. de Numa et de Lycurgue ).

gligeaient leurs domaines, et les esclaves, maudissant leurs maîtres, travaillaient sans intelligence et sans ardeur. Les maisons, au dire de Plutarque, étaient petites et construites sans art. On ne travaillait les portes qu'avec la scie, et les planchers qu'avec la cognée; des troncs d'arbres à peine dépouillés de leur écorce servaient de poutres. Tous les travaux utiles étaient méprisés, les sciences et les arts étaient proscrits; la valeur guerrière était seule respectée et encouragée, et ce fut à bon droit qu'Aristote et Platon adressèrent au système le reproche de tendre uniquement au développement d'une seule vertu, la valeur du soldat. Trois mots résumaient les vœux et l'ambition du Spartiate: combattre, vaincre, conquérir (1). La trahison même était légitime à ses yeux, pourvu qu'elle conduisît à la victoire (2).

Tel était, au temps de sa ferveur primitive, l'état social de Sparte. Voyons quelles furent les conséquences du régime.

(1) Je viens de dire que les travaux utiles étaient méprisés. Plutarque cite à ce sujet un exemple saisissant. Un Athénien, condamné pour oisiveté, retournait à sa maison entouré d'amis qui le consolaient dans son infortune. Un Spartiate qui se trouvait à Athènes rencontra le groupe et s'écria: «< Mon>> trez-moi celui qu'on vient de condamner pour avoir vécu noblement et en >> homme libre (V. Lyc.)!» — Le même auteur, dans la vie d'Agesilas, rapporte un fait tout aussi significatif. Les alliés s'étant plaints de ce qu'on leur assignait un contingent plus considérable que celui des Spartiates euxmêmes, Agesilas les fit sortir des rangs et leur ordonna de s'asseoir par terre; puis, invitant successivement les potiers, les forgerons, les charpentiers, les maçons et les autres artisans à se lever, l'armée des alliés se trouva bientôt debout, tandis que les Spartiates, qui dédaignaient les métiers, étaient encore tous assis. Alors, adressant la parole aux alliés, le roi s'écria : « qui de >> nous envoie à la guerre le plus grand nombre de soldats? >> - L'artisan ne méritait pas même le titre de soldat!

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(2) On n'a qu'à se rappeler la conduite des Spartiates pendant les guerres de Messénie.

Lycurgue, en vue de prévenir l'avarice, avait imaginé une monnaie de fer, massive et grossière, dont le volume, le poids et l'aspect n'étaient guère susceptibles de tenter la cupidité. Nul ne pouvait, sous peine de mort, détenir de l'or ou de l'argent monnayé. Les Spartiates respectèrent la défense aussi longtemps qu'ils ne furent environnés que de populations pauvres et grossières. Il n'en fut plus de même après la guerre du Péloponèse (431 à 405 avant J.-C.). Le sentiment de la propriété se manifesta avec d'autant plus de force qu'il avait été plus énergiquement comprimé; la sévérité de la défense devint elle-même un attrait de plus, et bientôt les métaux précieux furent l'objet de la convoitise universelle. Pendant quelque temps, les lois furent respectées en apparence; on ne montrait que la monnaie officielle, mais on accumulait en secret des trésors prohibés (1). A la fin, les rigueurs de la législation furent remplacées par une tolérance illimitée, et cela avec d'autant plus de facilité que tous les magistrats s'étaient laissé déshonorer par une vénalité effrénée (2). Ce fut en vain que des citoyens austères voulurent opposer une digue au torrent: ils succombèrent à la tâche (3). D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, la propriété immobilière avait déjà subi une réforme non moins importante. A l'époque où Aristote composa sa Politique, les richesses se trouvaient concentrées aux mains d'un petit nombre de citoyens ; et lorsque le roi Agis essaya de réformer les abus, on comptait à peine cent Spartiates vivant dans l'aisance (4)! Et cepen

(1) Ils confiaient leur or à la garde des Arcadiens, ou le déposaient dans le temple de Delphes (v. Posidonius, ap. Athen. VI, 24 ).

(2) Aristote, Pol. L. II, C. VI, § 14.

(3) Entre autres le roi Agis.

(4) Plutarque, Agis 5. Le récit de la décadence de Sparte est une des pages les plus intéressantes de l'histoire politique de la Grèce.

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