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C.

LES HÉRÉSIARques belges DU MOYEN AGE.

(V. p. 165.)

I.

BLOEMARDINE.

A toutes les époques de notre histoire, les idées anarchiques répandues en France ont trouvé des sectateurs en Belgique. Il en fut ainsi au moyen âge.

Dans la première moitié du xiv° siècle, Bruxelles vit apparaître la secte des Libres-Esprits (liberorum spirituum).

Les doctrines religieuses et morales de ces hérésiarques étaient, sous plusieurs rapports, la reproduction des erreurs que le concile général de Vienne avait condamnées en 1311 (1).

Une femme, que les historiens désignent sous le nom de Bloemardine, avait donné le signal du désordre. « Il y avait » à Bruxelles, dit un ancien chroniqueur, une femme hé> rétique, communément appelée Bloemardine; elle jouis»sait d'une réputation de sainteté tellement extraordinaire » qu'on croyait que deux séraphins l'escortaient et la sou» tenaient lorsqu'elle s'approchait de la sainte-table. Cette

(1) Voir ci-dessus, p. 161.

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> créature impudente ayant écrit un livre sur l'esprit de » liberté et l'amour charnel, dans lequel elle donnait à ce » dernier la qualification d'amour séraphique, fut grande> ment exaltée par ses partisans, et ceux-ci la vénérèrent » comme l'auteur d'une nouvelle et excellente doctrine. » Quand elle développait ses principes, elle se plaçait dans » un fauteuil d'argent, comme une reine, et l'on raconte que > ce fauteuil, en considération du bruit causé par la doc» trine de celle qui s'en était servie, fut dans la suite donné » à la duchesse Jeanne. Après sa mort, sa réputation con» tinua à être assez grande pour que plusieurs de ses par> tisans, affligés d'infirmités, crussent pouvoir se procurer » la guérison par l'attouchement de son squelette (1).

On ne saurait aujourd'hui, faute de documents suffisants, déterminer avec précision les maximes prêchées par Bloemardine. Il est toutefois incontestable que, sous prétexte de favoriser le développement de l'amour séraphique, elle rejetait, comme impies et damnables, toutes les entraves que la morale chrétienne oppose à la libre manifestation des passions. Il est également certain que ses disciples, dont le nombre s'était promptement accru, se livraient dans leurs conciliabules aux impudicités les plus mon

strueuses.

Un vénérable prêtre, dont le nom figure avec honneur dans les annales de l'Église belge, Jean de Ruysbroeck, entreprit la conversion des sectaires (2). Ses discours et ses écrits eurent pour effet d'arrêter la contagion; mais il

(1) Jean de Meerhout, in Chron. Corsend., p. 85. Fragment cité par Heylen, Historische verhandelingen over de Kempen, p. 182.

(2) M. le chanoine de Ram, recteur de l'université catholique, a placé la biographie de Jean de Ruysbroeck dans son édition de Butler, publiée à Bruxelles en 1849 (t. VI, p. 303 et suiv.).

ne réussit pas à extirper la doctrine. La secte flamande des Hommes d'Intelligence, qui se produisit à Bruxelles dans le siècle suivant, se lie évidemment à celle de Bloemardine. La doctrine s'était perpétuée sous un autre nom. Ici nous pouvons invoquer des documents authentiques. M. Baluze, dans le second volume de ses Miscellanea, reproduit les pièces d'un procès qui fut fait, en 1411, au carme Guillaume de Hildernissem. Celui-ci et un laïque, nommé Gilles le Chantre, ayant été proclamés chefs de la secte des Hommes d'Intelligence, Pierre D'Ailli, évêque de Cambrai, les fit poursuivre judiciairement, et ce sont les actes de cette procédure que l'auteur précité nous a conservés. Les opinions et les exploits des sectaires y sont nettement indiqués (1).

Gilles le Chantre se disait le Sauveur des hommes, ajoutant que ce serait par lui qu'ils verraient Jésus-Christ, comme par Jésus-Christ ils verraient le Père. Le SaintEsprit lui avait révélé qu'il était innocent comme un enfant de trois ans, et lui avait défendu de jeûner en carême. Il rejetait les commandements de l'Église, la confession, la prière et les austérités, comme choses inutiles. Entièrement d'accord avec le P. Guillaume de Hildernissem, il soutenait que Dieu veut, même d'une volonté efficace, tous les actes charnels, sans en excepter les plus infâmes. Le temps de l'Ancien Testament, disait-il, avait été celui du Père; le temps du Nouveau Testament était celui du Fils; le siècle où ils vivaient allait inaugurer le temps du Saint-Esprit et d'Élie. Dans cette ère nouvelle, la doctrine.

(1) Errores sectæ hominum intelligentiæ, et processus factus contra fratrem Wilhelmum de Hildernissem, ordinis B. Mariæ de Monte Carmeli, per Petrum de Alliaco, episcopum cameriensem, anno Christi MCCCCXI (Miscell., tome II, p. 277).

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catholique devait être abolie avec tout ce qu'elle enseigne sur la pauvreté, la chasteté et l'obéissance. Il prétendait que toutes les bizarreries de son imagination étaient autant d'inspirations du Saint-Esprit, et Gilles le Chantre marcha un jour tout nu dans les rues de Bruxelles en allant porter de la nourriture à un pauvre. Les femmes de leurs partisans s'abandonnaient à tout venant. Ils donnaient au plaisir charnel le nom d'inclination du paradis (delectationem paradisi, vero alio nomine acclivitatem) (1).

Le siége de la secte, et surtout le dernier trait que je viens de rapporter, prouvent suffisamment que les Hommes d'Intelligence étaient les fils des Esprits-Libres du siècle précédent.

L'intervention de la justice ecclésiastique produisit des effets salutaires. En 1425, les Hommes d'Intelligence avaient disparu de la scène; mais le savant historien de la Campine, le P. Heylen, soutient que leur doctrine s'est secrètement perpétuée jusqu'au milieu du xvi° siècle (2).

Du reste, il ne faut pas croire que Bloemardine ait été la première à se couvrir du voile de la religion pour répandre des doctrines immorales parmi les populations flamandes du moyen âge. Un hérésiarque anversois, Tanquelinus, l'avait précédée de deux siècles.

(1) Voy. Paquot, Mém. pour servir à l'hist. litt. des Pays-Bas, t. VIII, p. 94 et suiv.

(2) Loc. cit. p. 183.

II.

TANQUELINUS (1).

Malgré les patientes recherches de nos savants, l'histoire n'a pas dit son dernier mot sur la doctrine et les actes de cet hérésiarque, que les historiens de la ville d'Anvers ont appelé, non sans raison, le précurseur de Jean de Leyde (2).

Jamais personnage historique n'a été l'objet d'appréciations plus diverses, plus contradictoires. Aux yeux des protestants, Tanquelinus est un champion de la liberté, un martyr de l'Évangile, un noble précurseur des réformateurs du XVIe siècle (3); tandis que, s'il faut ajouter foi aux historiens catholiques des Pays-Bas, le prétendu réformateur n'était qu'un tyran sans pudeur et sans entrailles, un vil corrupteur des mœurs du peuple, un hérésiarque prêchant et pratiquant les maximes les plus hideuses du gnosticisme.

Où est la vérité?

Le lieu de la naissance et la profession de Tanquelinus ne peuvent être désignés avec précision. Était-il prêtre ou laïque, Belge ou Français? Les documents que nous possédons gardent le silence. Il est certain que, s'il était d'origine étrangère, il n'en parlait pas moins le flamand avec facilité et même avec éloquence.

(1) Quelques chroniqueurs lui donnent les noms de Tanchelmus et de Tanchelinus. Parfois même ils le nomment Tandemus.

(2) Geschiedenis van Antwerpen, opgesteld en uitgegeven op last van de rederykkamer de Olyftak, t. I, p. 235.

(3) Notamment Uyttenhoven, Geschiedenis der hervormde kerk te Antwerpen, t. I, p. 16 et suiv.

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